Loi Avia : ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée ?
Il faut savoir trancher les nœuds gordiens avec toute la force du glaive, surtout s’il s’agit du glaive de la Loi.
En censurant la semaine dernière l’essentiel de la loi Avia, le Conseil constitutionnel n’a rien tranché, il s’est, hélas, retranché derrière des concepts, un vocabulaire et finalement des arguments, sinon des arguties juridiques, qui ne sont pas adaptés, nécessaires et proportionnés aux buts poursuivis par les sages, gardiens de la Constitution. Leur recherche d’un équilibre, vain dans le cas d’espèce, entre liberté d’expression et lutte contre la haine en ligne, est illusoire. Cette décision est donc éminemment critiquable aux motifs mêmes sur lesquels elle a cru pouvoir se fonder. C’est ce qu’affirme le Talmud en disant : « Ne soyons pas méchants à force de vouloir être bons », et je m’élève contre l’autorité malvenue de cette chose mal jugée.
Le Conseil constitutionnel aurait pu saisir cette occasion unique de dépasser le critère juridique de proportionnalité.
De quoi s’agit-il en effet ? La loi du 14 mai dernier portée par Laetitia Avia faisait obligation aux opérateurs de réseaux sociaux de retirer sous vingt-quatre heures de leurs sites tout propos haineux. Le Conseil constitutionnel a délibérément choisi de ne pas sortir des sentiers battus alors qu’il fallait enfin une nouvelle dimension à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme qui gangrènent pourtant notre société. Tandis qu’il aurait pu saisir cette occasion unique de dépasser le critère juridique de proportionnalité, totalement inopérant en l’espèce, le Conseil constitutionnel s’est borné à la passivité et au conformisme. Il a fait montre de tiédeur en décidant que certaines modalités prévues par la loi restreindraient la liberté d’expression de manière ni adaptée, ni nécessaire, ni proportionnée aux exigences de la lutte contre la haine en ligne, c’est-à-dire, on le sait, essentiellement contre le racisme et l’antisémitisme.
Certes, la liberté d’expression est un des biens publics les plus précieux sous tous les régimes politiques, qu’il s’agisse des meilleurs de ces régimes – pour qu’ils le demeurent – ou des pires – pour qu’ils s’effacent. Mais comme toutes les libertés, la liberté d’expression doit s’arrêter pour les uns là où commence la liberté des autres. Il ne saurait sans contradiction y avoir dans ce régime de liberté d’expression hégémonique.
Faudrait-il donc mettre en balance le droit de tenir des propos haineux et le droit de les combattre ? Et sous l’empire de cette « nécessité », rechercher des équilibres « adaptés », des ripostes « proportionnées » ? Recherche d’autant plus absurde qu’il ne faut pas se tromper de terrain pour déterminer la tactique adaptée et
proportionnée : le « théâtre des opérations », si j’ose dire, est ici le plus grand théâtre du monde, celui du Web. Tout être humain, dès qu’il est doté d’un smartphone ou autre, est potentiellement et facilement à la fois acteur et spectateur pour pertes et profit de tous les autres, à découvert ou masqué, et surtout avec une instantanéité et une ubiquité absolues. Faudrait-il de surcroît que les forces maléfiques qui peuvent ainsi se déployer bénéficient d’une durable impunité ? Un tel pouvoir serait sans précédent dans l’histoire de l’humanité, et ses conséquences concrètes totalement inédites, car si récentes, peuvent échapper à l’expérience accumulée de nos plus éminents et si vénérables jurisconsultes qui n’en sont pas encore à tweeter leurs délibérés et à liker ou pas les opinions dissidentes…
Oui, une heure, c’était trop peu pour exiger le retrait d’un contenu haineux. Mais vingt-quatre heures ?
Le Conseil constitutionnel, par sa prudence, son conservatisme, son ignorance de la réalité de ce que véhiculent comme mots d’ordre révoltants les réseaux sociaux, se réfugie dans une attitude décevante et dangereuse. Il avait pourtant l’opportunité de montrer qu’il n’y a pas de degré dans le racisme et dans l’antisémitisme tout en défendant les libertés. Oui, une heure, c’était trop peu pour exiger le retrait d’un contenu haineux et le Conseil a eu raison de le faire préciser. Mais vingt-quatre heures ? De nos jours, le temps va plus vite et il faut l’intégrer dans notre réponse au racisme.
Au lieu de rompre avec une attitude frileuse et faire preuve de courage et de détermination, les sages ont préféré se ranger dans le camp de ceux qui ne voient pas la réalité et l’influence des réseaux sociaux. Le Conseil n’a pas voulu admettre et comprendre que la notion de proportionnalité permettait la terrible erreur de considérer le racisme ou l’antisémitisme comme un phénomène qu’il ne fallait pas combattre à tout prix alors que c’est le ferment de ce qui mine l’âme des peuples.
Je n’arrive pas à comprendre cette attitude.
La ‘cancel culture’ s’enseigne, il est vrai, plus à l’école de la rue qu’à celle de justice.
La sagesse, sinon les sages, devrait se faire un devoir d’aller voir de près et assidûment sur le Web ce qui s’y passe. La violence haineuse des échanges atteint des paroxysmes et des surenchères qui sont intolérables. C’est à la bonne vieille disputatio, au plus distingué des concours d’éloquence, ce que les armes de destruction massive le seraient aux tournois de cour et autres joutes plus ou moins galantes. Mais des armes de destruction massive à la portée de main de tout un chacun dans des affrontements asymétriques où des dommages irréparables peuvent être causés par si peu à tant d’autres. Connaît-on, Rue de Montpensier, la « cancel culture » ? Elle s’enseigne, il est vrai, plus à l’école de la rue qu’à celle de justice.
Il ne s’agit donc pas là de n’importe quelle liberté et moins encore des accommodements raisonnables, d’ailleurs contraire à notre tradition républicaine, qui pourraient constitutionnellement réguler cette liberté d’expression.
Mais il ne s’agit pas non plus de n’importe quelle expression, et c’est là l’essentiel. Ce qui « parle » ici et qu’il faut contrer, c’est la haine. Sous ses formes si prévalentes et pérennes du racisme et de l’antisémitisme. Et cela n’enlève rien pour autant à la recherche perpétuelle de liberté.
Où placer le curseur de l’acceptable, du tolérable, du pardonnable, de l’explicable ?
Venons-en donc au nœud du problème. Les opposants à la loi Avia ne sauraient évidemment pas être soupçonnés de quelque caution qu’ils apporteraient à ces deux taches jusqu’ici indélébiles qui souillent l’honneur et la dignité de la conscience humaine. Mais mesurent-ils que leur éradication ne passera pas par des contre-mesures savamment et méticuleusement proportionnées ? Proportionnées à quoi ? Lutter un peu contre les propos un peu racistes, lutter beaucoup contre les propos beaucoup plus racistes, lutter passionnément seulement contre les propos atteignant véritablement à la passion raciste et antisémite ? Quelle marguerite vénéneuse ainsi effeuiller ? Où placer le curseur de l’acceptable, du tolérable, du pardonnable, de l’explicable ?
Quelle aurait dû être, bien sûr rétroactivement et avec nos jugements d’aujourd’hui, une réaction « proportionnée » au commerce triangulaire ? Quelle aurait dû être une riposte « adaptée » à l’auteur de Mein Kampf, à l’inventeur du Zyklon B ? On n’écrase pas l’Hydre avec un plumeau et un code de bonne conduite, mais avec des lois fermes et une détermination absolue.
On me dira, comme pendant les débats sur la loi Avia : quelle est la définition d’un propos haineux ? Indéfinissable en effet, comme la beauté ou le charme, que l’on reconnaît pourtant immanquablement et sous les cultures les plus différentes, quand on y est exposé. A-t-on besoin d’une définition juridique et universelle de la beauté ?
La lutte contre le racisme et l’antisémitisme en ligne ne méritent-ils pas la même attention que la pédopornographie ou l’apologie du terrorisme ?
Et pourquoi ne pas parler aussi de double standard ? La lutte contre le racisme et l’antisémitisme en ligne ne mérite-t-elle pas la même attention et détermination que la pédopornographie ou l’apologie du terrorisme ? Confiés à des algorithmes et à l’intelligence artificielle, cela peut également parfois conduire à des erreurs de jugement ou des abus… Rappelons ainsi qu’en 2018 ces procédés avaient conduit à la censure malencontreuse de l’œuvre La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix pour cause de… téton dépassant un peu.
Pour autant, personne ne remet en cause le principe fondamental de contrôle s’agissant tant de pédopornographie que d’apologie du terrorisme, en tant qu’il faut éviter la commission d’actes troublant gravement l’ordre public ou portant atteinte à un tiers. Faudrait-il en déduire que le Conseil constitutionnel ne considère pas la tenue de propos haineux comme susceptibles de porter atteinte à l’ordre public et à un tiers ? Je ne peux m’y résoudre, tant ce constat me semblerait… disproportionné et surtout, malvenu.
Comme pour le Covid-19, on ne se débarrassera pas du virus de la haine raciste et antisémite par des demi-mesures.
J’ai depuis longtemps comparé le racisme et l’antisémitisme à des virus virtuels, propagés par les mots et les cultures, qui contaminent les esprits avec une virulence et une contagiosité qui valent bien celles des pires de leurs congénères quand ils s’attaquent à nos corps. Je ne m’accorde pas, ici, en ces temps cruels de pandémie, la facilité de filer plus avant cette métaphore. Je veux néanmoins affirmer que comme pour le Covid-19, on ne se débarrassera pas du virus de la haine raciste et antisémite par des demi-mesures. Le virus de la haine doit être éradiqué par les voies les plus expéditives, les plus radicales, et s’il le faut, les plus disproportionnées. Peut-être le temps viendra-t-il d’un vaccin, par l’éducation, mais à défaut, c’est le temps des traitements par la sévérité. Mais vaccine-t-on les préjugés, les préventions les plus ancrées dans l’inconscient de beaucoup trop d’Homo pourtant dits Sapiens ? Faudrait-il réinventer à chaque génération le nécessaire, l’adapté et le proportionné ? Non, évidemment.
Comme pour le Covid-19, il faut imposer les gestes barrières-verbales les plus définitifs, confiner les clusters culturels-racistes sans le moindre interstice, couper sans ménagement les chaînes de transmission haineuse, pilonner sans nuance et sans états d’âme le moindre brin de résurgence. Seule différence : ne jamais s’en laver les mains, l’indifférence étant coupable au dernier degré.
La pandémie raciste et antisémite n’en est pas à sa première, ni même seconde, troisième ou dixième vague. Toutes les bornes ont été franchies de mémoire d’homme et de femme. Toutes les absurdités proférées et le virus de la haine a même pu recontaminer de vigoureux et bruyants porteurs d’anticorps ou se croyant tels, comme en ont témoigné les cris de « sales Juifs » dans la manifestation supposée antiraciste du 13 juin.
Le racisme et l’antisémitisme sont des comorbidités dont il faut désormais nous débarrasser en priorité.
Les grands maux de l’heure, matériels et spirituels, appellent de grands remèdes et les plus traditionnelles pharmacopées, dans tous leurs dosages, seraient-ils hérités du siècle des Lumières, ont amplement prouvé leur utilité thérapeutique face au racisme. Le racisme et l’antisémitisme sont des comorbidités dont, face à tant d’autres périls qui nous menacent, il faut désormais nous débarrasser en priorité.
Voilà pourquoi j’appelle, peut-être, à réécrire une partie du texte, mais à ne surtout pas abandonner cette loi qui permettra de lutter contre la haine sur Internet avec des glaives d’acier et non pas avec des sabres de papier.
Les proportionnalités adaptées ? Laissons-les pour le monde d’après, les aurores réinventées et un jour, l’ère messianique.
En attendant, soyons enfin totalement déterminés.