Lire et comprendre : à propos de la question du gauchisme de H. Arendt

Leonore Bazinek est philosophe à l’Université de Rouen Normandie, Laboratoire ERIAC, EA 4705).
Une polémique s’est déclenchée suite à un article sur – Hannah Arendt. Rien de nouveau sous le soleil, de telles « polémiques » se déroulent depuis des dizaines d’années.
Cependant, la conception arendtienne du politique s’est entretemps imposé dans des formes multiples et à l’échelle mondiale. Par conséquent, les enjeux sont bien plus importants et on ne peut plus laisser passer des déformations. J’entends alors par ce qui suit de revisiter la troisième contribution de Martine Leibovici, Aurore Mréjen et Carole Widmaier du 13 juillet 2023 dans une nouvelle application du magazine Philomag. La rédaction rappelle au début le contexte et indique les liens des deux contributions précédentes de Clémence Marty (22 mars 2023, dans Libération) et d’Emmanuel Faye (7 avril 2023, dans L’Humanité).
Rappelons aussi que cette contribution a déjà été commentée par Benoît Basse, Livia Profeti et François Lecoutre (21 juillet 2023, dans L’Humanité). Mise au point indéniablement utile, objective et claire qui fournit les éléments de base pour pouvoir s’orienter dans ce labyrinthe, sans pour autant revenir au fondement de ce débat, à savoir la question de la vision du monde réellement défendue par Hannah Arendt. La présente esquisse se propose alors de recadrer, par le biais d’un début d’analyse, le texte du Philomag sous cet angle. Notre analyse s’arrête – provisoirement – au moment où elle a mis au jour que ce texte est réellement pernicieux.
Idéalement, je devais faire suivre la proposition d’un plan de recherche concernant la vie et l’œuvre de Hannah Arendt, mais ce serait trop pour une fois ; je le garde pour l’instant en réserve. Le but ici serait donc de maintenir la dynamique de la discussion.
Reprenons alors la contribution dans un nouveau dispositif du magazine Philomag qui annonce ses auteures comme trois spécialistes d’Arendt et indique comme temps de lecture six minutes. J’avoue que je n’ai pas mis ces six minutes de lecture préconisées, mais une bonne heure pour la première lecture en l’annotant déjà, et n’en parlons pas des lectures supplémentaires, en partie ou dans l’ensemble ! Si on se laisse entraîner par ce jeu de lecture hyper rapide, on risque fortement de ne rien comprendre ou, au contraire d’avoir le sentiment de tout comprendre et de pouvoir réagir spontanément. Non, on ne peut pas, en six minutes, lire et évaluer des informations. En six minutes, on peut prendre connaissance des mots, de la matérialité du texte. Pas plus.
Venons-en maintenant plus en détail à ce propos. L’entrée en scène est massive, mais il ne faut pas se laisser impressionner et regarder de plus près – de fait, il y a là une contradiction dans les termes : les citations de « M. Faye » ne justifient pas les lourds reproches à son égard. Bien au contraire, ces citations montrent la modération et la prudence de celui-ci. Il rapproche Arendt et la révolution conservatrice, expression qu’il met en plus entre guillemets et ne présente pas dans toute sa radicalité, ce qui lui permet de stipuler qu’Arendt serait « même encore plus radicale ». Il renvoie bien à Arthur Moeller van den Bruck (1876 – 1925), dont l’œuvre est un élément-clé de ce débat. Nous pouvons alors dire que le véritable sujet n’est pas Arendt, mais bien le modèle de « révolution » qu’elle cherchait à enseigner. Ce constat va se confirmer au fil de la lecture et rejoint aussi le texte qui a initié ce moment. Ici, la présentation du Philomag nous livre une information précieuse : En réalité, il ne s’agit pas de la Gauche, mais d’une nouvelle génération qui cherche à s’affronter aux nouveaux défis. Ce vocabulaire fait implicitement référence à un autre auteur allemand, tout aussi apprécié par Arendt, à savoir Alfred Baeumler (1887-1968). Baeumler aime redéployer la rhétorique du « nouveau » du début du 20e siècle pour instituer, en s’appuyant fortement sur la conception de Wilhelm Dilthey (1833-1911), une vision du monde appelée « nouvelle » et qui, au fond, correspond aux exigences du national-socialisme. Dans cette conception, la pensée en « générations » occupe une place bien spécifique.
Ceci dit, revenons à nos trois spécialistes qui réfutent l’affirmation qu’Arendt aurait été élevée au statut d’une « icône ». Seulement, leurs propres travaux attestent à merveille que c’est ainsi ; qui a encore besoin de confirmation n’a qu’à regarder les innombrables vidéos ainsi que des émissions radio disponibles en podcast etc. pp. On trouve autant des entretiens individuels que des colloques entiers ou des « documentaires » confessant qu’Arendt « a déjà dit », que l’on ne cesse pas de la lire avec profit, que l’on aime la lire etc., etc.
La reproche de nos trois spécialistes que « M. Faye » serait de mauvaise foi envoie leurs lecteurs sur une fausse piste. Car, de fait, dans son livre sur Arendt et Heidegger, Faye met tout en œuvre pour dissocier Arendt et le national-socialisme, et cela malgré elle. C’est une des lignes subtiles de ce livre qui apparait au fil d’une lecture attentive, réflexive, prudente et qui est le contraire d’une calomnie ! Ce qui ne veut pas dire qu’il ne procède pas parfois par des raccourcis ; c’est une critique méthodologique que l’on peut apporter et tâcher de faire mieux.
Prenons maintenant l’hypothèse que le sujet, l’enjeu ici n’est pas simplement Hannah Arendt, mais une certaine vision du monde qui implique une certaine conception de révolution qu’elle a défendue.
Rappelons de prime abord qu’Arendt ne traite pas des conseils révolutionnaires en général, mais d’un phénomène révolutionnaire bien précis, à savoir en Hongrie 1956. Il faut, pour ici, reprendre son traité On Revolution (1963 ; tr. frç. 1967) et le comparer soigneusement avec les propos du Das dritte Reich (1923 ; tr. frç. 1933) de Moeller van den Bruck.
Dans ces conseils, écrivent ensuite les spécialistes, « émergent sans référence à aucune idéologie préétablie » des actions et paroles qui seraient « en effet pour Arendt des expériences modernes de la liberté collective » et « révèlent, par leur dimension horizontale, égalitaire et spontanée, le sens même de la liberté politique par opposition à toute confiscation du pouvoir par une classe dirigeante ». Ce passage nous permet de déceler l’approche épistémologique de nos spécialistes. Elles ne partent pas d’une démarche d’abstraction qui permet ensuite de distinguer et d’évaluer objectivement les différentes options, mais elles partent d’une approche irrationnelle, à savoir d’une émergence des paroles et des actions. Certes, il importe de s’observer, de prendre conscience de ce qui « émerge » en nous, mais ce n’est qu’un moment et qui plus est, situé tout au début dans le laborieux processus de connaissance. Et ce qui suit montre qu’il n’y a pas absence, mais bien présence massive d’une d’idéologie précise, car elles soulignent elles-mêmes la dimension d’une liberté collective, d’une liberté politique. Reprenez pour ici les analyses du livre de « M. Faye » concernant le terme d’Etre et Temps dans des explicitations concernant une « communauté du peuple » de Heidegger ainsi que la reprise de ce final par Arendt (cf. « Werfrage et monde commun : Arendt et Heidegger », dans : Arendt et Heidegger, La destruction dans la pensée, Paris, A. Michel ; 2020 § 45). On constate alors que nos trois spécialistes confirment subrepticement les propos de « M. Faye » tout en les combattant au plan rhétorique … . C’est donc, pouvons-nous dire, elles qui cherchent subrepticement d’instituer Arendt en tant que philosophe de droite, car il n’y a aucune raison de supposer que « M. Faye » le ferait. Bien au contraire, il démontre qu’Arendt coupe explicitement les liens avec la philosophie. Arendt elle-même a effectivement récusé la désignation de « philosophe » avant de se réaffirmer en tant que telle à la toute fin de sa vie dans sa série inachevée La vie de l’esprit. Pour autant, entre ces deux notions de « philosophie » se situe le mystérieux « tournant » heideggérien … qu’entendait-elle alors précisément à chaque fois par ce terme de philosophie ?
La suite de ce bref mais dense article est carrément grotesque. Soit nos spécialistes ne savent vraiment rien et sont donc tombées tout naïvement dans les pièges d’Arendt, soit elles ne savent que trop bien ce qu’elles font et veulent alors embarquer leur public. Il s’agit de la prétendue critique arendtienne à l’égard de Marx. Arendt ne critique rien, elle mène un procédé de substitution (comparez sa démarche avec la démarche de Moeller, adoptée également par Baeumler). Par ailleurs, en désignant Marx comme un « grand homme », elle s’inscrit simplement dans l’air du temps (cf. Theodor Heuss, Hermann Heimpel, Benno Reifenberg (éd). Die großen Deutschen, 5 volumes, 1956). Qui plus est, Moeller van den Bruck avait aussi comme hobby de dénicher des allemands hors du commun.
Un autre moment sur la même ligne, c’est l’article indéfini devant « classe ». Dans un cadre marxiste, on attend un article défini pour « classe ». Tout cela est à reprendre tranquillement et on peut envisager une étude du département de philosophie à l’Université Paris 8 pour voir concrètement comment la Nouvelle Gauche s’est substituée à la Gauche.
Un autre point est tout autant troublant. Elles affirment réellement qu’ « Arendt n’est pas préoccupée par la “perte de toute aristocratie politique et spirituelle” » ; propos carrément ridicule, car cette préoccupation est la motivation arendtienne de construire et d’affiner d’édition à édition son immense écrit sur le totalitarisme ! Il suffit pour cela d’étudier attentivement le premier chapitre et qui veut aller plus loin, peut comparer comment elle aborde Arthur de Gobineau (1816-1882) dans l’édition allemande à la différence des autres éditions.
« Si elle identifie et déplore une perte », constatent encore nos spécialistes, « c’est celle de la capacité politique collective, produite par la restriction de nos existences au seul cycle du travail et de la consommation. » Une fois de plus on a l’adjectif significatif qui explicite le modèle d’émancipation défendue ici : il s’agit de fait d’une émancipation collective. Ensuite, elles essaient d’adopter un discours de gauche. Mais un discours de gauche ne se définit pas par des simples thèmes. Un discours de gauche se définit par des revendications claires par rapport à ces thèmes (et d’autres !) en référence à une humanité commune à tous ; donc des revendications sur une base strictement égalitaire et de ce fait si implacables, si dures – mais si elles sont entendues, si puissantes dans leur force de conviction. Arendt avait un incroyable talent de souplesse. Elle a réussi à dire exactement ce que ses interlocuteurs voulaient entendre. Par cela, elle a réussi à émousser la réception critique de ses propos. Tout en maintenant fermement sa position, elle a adapté le mode d’expression aux différents nootops dans lesquels elle a évolué. On peut, pour s’en rendre compte, comparer ses trois grands entretiens disponibles sur Youtube, respectivement avec Günther Gaus, Joachim Fest et Carlo Schmid. Cela vaut la peine d’apprendre bien l’allemand pour pouvoir le faire. Mais si vous ne le maîtrisez pas suffisamment, n’hésitez pas à chercher un interlocuteur de confiance qui les écoute avec vous et vous les explicite.
Maintenant, on arrive au cœur de notre début d’analyse, là où on rencontre l’infamie objective, le pernicieux du propos de nos trois spécialistes. Je l’ai dit et je le répète que je ne tranche pas si elles sont dans le piège d’Arendt ou si elles ont bien compris et font alors exprès. Ce que l’on peut dire, c’est qu’elles préconisent qu’Arendt, « lorsque […] elle se réfère à la condition des hommes libres de l’Antiquité grecque, ce n’est évidemment jamais pour défendre l’esclavage et le maintien d’une classe économiquement dominante qui aurait vocation à gouverner. » J’ai déjà évoqué l’usage de l’article indéfini devant « classe », rajoutons ici que l’« évidemment » signale que les lecteurs devraient, arrivés ici, avoir déjà compris qu’Arendt est foncièrement une démocrate qui défend liberté et émancipation … Mais de suite, on rencontre la structure auto contradictoire mentionnée ci-dessus. Elles énoncent quelque chose, dont le style, le vocabulaire, confirme les analyses de « M. Faye » qu’elles veulent dénoncer. Elles écrivent : « Il s’agit […] de faire retour au lieu et au moment de l’invention occidentale de l’agir en commun afin de mettre en évidence la spécificité de l’égalité politique ». Cette invention est, en tout premier, l’invention de Heidegger, mais en reprise d’un schéma institutionné par Edmund Burke (1729-1797)). En ce qui concerne l’occidentalité, il faut aussi mentionner qu’il s’agit d’un des nombreux mots de combat dont l’effet dépend de leur indétermination.
Enfin, les spécialistes exigent que « c’est cette égalité qu’il convient actuellement d’instituer pour tous, selon la promesse dont les révolutions américaine et française ont été les porteuses au sein du monde moderne » ; occultant que la conception de révolution arendtienne établit un « gap », une sorte d’abîme entre les révolutions américaine et française, tout comme elles avaient occulté qu’Arendt traite des conseils de révolution en Hongrie.
L’affirmation suivante énonce un présupposé anthropologique qu’il convient de reprendre lors d’une analyse approfondie : « C’est précisément parce que l’action est une capacité de chaque être humain, au sens où elle répond à notre condition fondamentale de pluralité, que celle-ci ne doit pas être réservée à une élite déterminée par une position économique ou la possession d’une quelconque expertise. Bref, on ne trouve aucune trace d’“anthropologie aristocratique” chez Arendt. » Pour la pluralité, je vous renvoie à la première partie des Cours de l’Esthétique de Georg F. W. Hegel (1770-1831). Vous y trouvez une détermination de l’individuel en tant que fonction à partir d’une espèce, d’un genre, d’un peuple. Hegel déclare qu’il s’agit tout simplement de la structure d’un État ; un État qui est comme ça et l’individu n’a rien d’autre à faire qu’à s’y immerger, même si cela demande sa soumission totale, voire sa destruction. La « pluralité » arendtienne s’inscrit tout droit dans cette ligne ; je suis en train de restituer les différentes étapes de la migration de ce modèle. Ce que l’on peut pour autant déjà dire c’est que cette « pluralité » s’avère être un camouflage d’État dans ce sens, au sens de cette communauté de peuple. Source de contentement ou de sens est exclusivement une appartenance, peu importe la position sociétale. Ce sentiment d’appartenance est préconisée plus forte que tout le reste et devait permettre de compenser le fatalisme à l’égard de pouvoir étatique. Si on est esclave, travailleur etc., on l’est – tant pis, aussi longtemps que l’État prospère …
La fin de l’article traduit un certain embarras de nos trois spécialistes face à la conception du politique de leur icône. Pour ici, je renvoie à une étude sur la polis chez Arendt, publié en 2017 dans la revue en ligne, texto ! En effet, la question esclavagiste est mal posée. Arendt s’inscrit ou mieux, elle poursuit discrètement les recherches multiples menées par des « scientifiques » nazis sur le colonialisme dans l’Antiquité grecque.
Reste un dernier point. Comme déjà indiqué au début, même ma lecture lente ne m’a pas permis de comprendre en quoi « M. Faye » aurait « un recours systématique à la calomnie » , car leurs citations de l’article de Faye ne l’attestent pas. Par contre, elles s’acharnent bel et bien à le ridiculiser : Ces commentaires laconiques donnent l’impression que la calomnie vient plutôt de leur côté.
P. S. :
Lire et comprendre … des processus mystérieux qui se passent en nous et qu’il convient de soumettre constamment à la réflexion critique …