Ligne droite
Jonathan la sentait venir. Cela faisait un bon quart d’heure que le cercle débattait de façon erratique du sexe des anges. Les bons, les mauvais, le Palestiniens, les Juifs israéliens, les « settlers », les Arabes israéliens, les terroristes, les fous de dieu des deux bords, les politiciens, l’Iran, le Hamas… Sans oublier le coup d’Etat pseudo-légal, la justice rempart ou les juges dominateurs, la théocratie, les Evangélistes masqués, le Hezbollah… Et, comme Prévert fait inévitablement surgir le raton-laveur, irrésistiblement jaillissait le Bibi-laveur.
Comme il le prévoyait, elle profita d’un miraculeux flash de silence. Petite femme décidée, debout elle n’était pas plus haute qu’assise. Mais calme, absolument décomplexée, elle s’empara de manière imparable du sujet. En Israël depuis un an seulement, baragouinant la langue, Française de surcroît car personne n’est parfait. Elle était arrivée, comme Le Général, « dans cet Orient compliqué avec des idées simples ». Mais, justement, ces bases parcellaires lui ouvraient deux voies. Éviter l’embourbement dans la complexité dont ils venaient de faire une démonstration d’école. Élaborer un schéma certainement simpliste mais répondant au moins aux règles de Boileau : ce qui se conçoit clairement, s’énonce clairement. Donc, écoutez-moi d’abord. Vous aurez ensuite un os propre à ronger.
Pour elle, juive, elle les rassure, venant d’un pays où un fonds permanent d’antisémitisme flotte sous la surface, parfois ruisseau asséché, parfois flot tourmenté, Israël est le pays où les juifs ont gagné de vivre, librement, dans l’indépendance. Les juifs, tous les juifs, peu, beaucoup ou pas religieux. Les juifs, Sépharades, Ashkénazes, africains, indiens, blancs, noirs, jaunes. Un pays à la fois ouvert à et appuyé sur les juifs de la diaspora. Sans aucune prééminence de l’un sur l’autre. Avec pour première conséquence pour elle, la contradiction ontologique que représenterait un Etat juif sous férule religieuse.
Suffisamment réaliste, elle les rassure de nouveau, elle a bien compris que la normalisation du pays parmi les nations du monde a émasculé la rigueur des principes socialistes qui ont été mis en œuvre à la création du pays. Mais elle a toujours rattaché l’originalité de ce pays, non seulement à sa spécificité de pays pour les juifs, mais à la subsistance de la meilleure part de son élan initial. La créativité, la solidarité, la passion de la justice, l’intellectualisme allié au pragmatisme. Seconde conséquence, tout ce qui annihilerait ce reste d’élan originel serait de l’ordre de la trahison.
Quand à la coexistence sur une même terre, elle ne sait pas si elle les rassure ou pas mais elle simplifie, des juifs et des arabes, elle avoue avoir, de loin, sous-évalué ce sujet. Bien que épargnée par l’émotionnel ou le passionnel, le rationnel lui ouvre encore deux voies. D’une part, le présent doit tuer l’histoire. Sous peine d’être tué par elle. Lointaine comme récente. La situation actuelle est la seule base qui peut être considérée objectivement. D’autre part, il serait indigne de l’esprit du judaïsme, de traiter la présence arabe sans respecter ses principes vitaux. Là aussi, il s’agirait de trahison.
Admiratif, Jonathan constatait l’emprise acquise sur sa troupe, habituellement turbulente, devenue sage comme une image. Calme, volontaire, affirmative sans emphase, la petite femme poursuivit sa démonstration de simplisme assumé.
Si l’on veut s’en tenir à une approche « francisée », c’est-à-dire dépassionnée, aussi cartésienne que possible, ce constat conduit à un certain nombre de recommandations. En ce qui concerne la définition d’Israël comme un État juif, on peut déjà déminer toute dramatisation par la blague. C’est écrit dessus. Insister relève de la tautologie. Ou du pléonasme, au choix. Mais comme toujours, le diable se cache dans les détails. Tout tient à l’acceptation donnée au mot « juif ». S’il se réduit à sa seule définition religieuse, c’est au mieux une tromperie, au pire un hold-up. Et s’il dissimule une exclusion des minorités arabes du pays, c’est une infamie. La définition originelle par Herzl, un Etat pour les juifs est fidèle à l’intention première, au rôle permanent qui lui est assigné et garantit contre toute déviance.
Une autre recommandation se dessine naturellement. A la fidélité à la vision de Herzl, s’ajoute logiquement la fidélité aux principes de création du pays. Le maintien de l’équilibre entre les pouvoirs, comme de l’égalité minima entre les citoyens. La déconstruction politique en cours est une mutation imposée contre nature. De même que l’intervention de la religion dans la vie politique, et encore plus, la volonté d’imposition de la loi religieuse, sont définitivement contraires à la vocation laïque de la nation et porteuses du déchirement de la société.
Enfin, troisième dérivée naturelle du constat. L’exigence de pacification de la coexistence Arabes/Juifs sur la même terre. La continuation, l’enlisement, la radicalisation, constituent une insulte à l’intelligence humaine, à la moralité humaine, à la défense de la vie humaine. Redonner aux minorités arabes israéliennes plein statut de citoyenneté, égalité de traitement administratif, technique, politique est un devoir pour les juifs et un enrichissement pour l’Etat israélien. Dans ce qui est appelé pudiquement « les Territoires », un comportement liberticide, raciste, d’apartheid ne répond à la stagnation, la corruption, la violence terroriste et multiforme, que dans un cercle infernal sans fin. Le génie juif se matérialiserait beaucoup plus efficacement dans une démarche de paix. Paix des braves, du fort au faible, accompagnée des armes économique, sociale, technique, culturelle, au bénéfice d’un plan Marshall moyen-oriental et international. Reléguant la solution politique, reine des bavards de tout bord, au second ou troisième plan. Après la vie retrouvée, et le dialogue renoué.
Le tout se terminant par un délibéré « voilà ma modeste et certainement très naïve contribution ».
La simplicité a du bon. Car à l’opposé du concert de vociférations qu’on pouvait attendre après un exposé aussi rectiligne, un bruissement de conversations, d’échanges, à tonalité modérée s’ensuivit. Respectueux, en quelque sorte, du parti-pris, crâne, de la ligne droite.
Epaté et admiratif, Jonathan se souvint alors de de l’histoire de l’ecclésiastique jésuite qui demande le chemin pour rejoindre la cathédrale, à la sortie de la gare. Et qui s’entend répondre : « vous ne pourrez pas y aller. C’est tout droit. »