Leurre
Jonathan se grattait le menton mal rasé pour cause de participation à la protestation. Mais surtout en réalisant qu’un train peut en cacher un autre.
A coté du train gouvernemental à grande vitesse qui veut griller toutes les stations législatives qu’il s’est donné de traverser après avoir forcé la première d’entre elles, il voyait rouler, plus lentement mais obstinément, un convoi tout autrement dangereux pour le citoyen israélien. Ses wagons ne sont pas ceux de la mise sous étouffoir de la justice, de l’annexion de fait des territoires occupés, de la primauté totale donnée à la religion, du durcissement identitaire et sécuritaire, de la reprise en main de l’autonomie de la femme, de la préservation sélective contre les condamnations judiciaires, de l’introduction de la loi religieuse dans l’éducation publique, de la relégation des minorités arabes dans un sous statut national.
Il répertoriait soigneusement ces autres wagons, semi-clandestins. En tête, le néo conservatisme américain. Chargé de son ambition mondiale : imposition des valeurs et du système de la démocratie occidentale, forçage de l’idéologie conservatrice, libéralisme économique, encadrement intellectuel. Suivi du wagon du suprémacisme. Avec en son milieu, la race blanche consolidée par la lutte contre l’immigration, la discrimination par couleur de peau, l’anti universalisme, l’anti progressisme, l’anti multiculturalisme. Puis celui de l’extrême-droite. Bien plein lui aussi, avec le conservatisme social, le nationalisme, l’autoritarisme, la xénophobie et le racisme, l’anti-globalisation, le populisme.
Enfin, le petit dernier. Faisant le modeste. Mais trop modeste pour être honnête. Car dédié à l’inoculation à la société israélienne, spécifiquement, des composantes de ses wagons prédécesseurs nourrisseurs. Il lisait même le marquage sur ce wagon : KPF. Chargé, lui, de la production continue de notes et dossiers sur tous les aspects de la vie publiques, propagatrice de la bonne idéologie. De la pénétration, de l’encadrement et du pilotage du personnel politique adoubé. De la conception politique programmatrice et de la consolidation de son portage. De la constitution, de l’entretien financier et de la stimulation d’un réseau d’ONG bienveillant. De l’alimentation argumentaire, stratégique et tactique, et autres, des forces politiques et religieuses favorites.
Trop pacifique pour être chasseur, il connaissait cependant la technique du leurre. Sa réflexion le poussait ainsi à se demander si, habileté ultime, la cible du Premier ministre n’était pas le leurre, agité devant le regard courroucé de l’opposition aux réformes législatives en cours à la Knesset. Selon deux hypothèses.
D’une part un Premier ministre trop certain de sa virtuosité politicienne pour se douter qu’elle est mise au service d’une cause qui l’exploite en le dépassant, plus qu’elle ne serve sa sécurisation juridique et la conservation de son pouvoir. Dans ce cas, KPC, tête porteuse de l’ambition mondiale de riche néo conservateurs américains, aimantée vers ce pays petit mais si stratégique dans un océan non occidental, déploie patiemment et professionnellement une toile politique, économique, financière culturelle, religieuse. S’appuyant sur la position de faiblesse d’un leader national. Otage des suprémacistes religieux en alliés de circonstance. Impuissant à contrôler un extrémisme anti-judiciaire tout chaudement conçu via KPC. Permettant ainsi d’orienter le tir de plus en plus nourri de la contestation vers le leurre Premier ministre et accessoirement ses compères en prédation. Epargnant ainsi l’avancée inexorable de ce train idéologique soigneusement camouflé.
D’autre part, au contraire, un Premier ministre plus virtuose politicien que ne l’estime la machinerie néo conservatrice. Un Premier ministre qui serait donc capable d’exploiter, lui, pour lui, l’investissement en terme de réflexion, analyse, programmation, en terme financier bien entendu, en terme de mobilisation de troupes assermentées, mis au pot de l’orientation politique israélienne par KPF, pour le compte de ses mandataires. Qui ne serait que faussement otage de ses associés sulfureux. Qui s’appuierait, sans aucun risque de conscience, sur cette double force de l’extrémisme religieux et de l’extrémisme doctrinaire. Pour, en définitive, circonvenir le système judiciaire et pour garder les rênes d’un pouvoir protecteur et rétributeur. Un Premier ministre au cuir suffisamment blindé par quinze années de batailles et d’exercice de l’autorité, pour écarter les balles qui se rapprochent, prendre en bouclier ceux qui le servent, et même se parer des atours de sainte nitouche. Un Premier ministre de haute voltige, faux leurre en quelque sorte.
Dans un cas comme dans l’autre, Jonathan se sentit devenir férocement ennemi de ce jeu de poker menteur. Car il comprenait que le perdant, à la fin, comme toujours, risquait fort d’être le peuple et la nation israélienne. Soit par fractionnement et antagonisme mortel. Soit par envahissement furtif et inexorable. Une férocité que radoucit presqu’immédiatement, la conviction que l’autre double force, celles du réveil et de la mobilisation populaire, celle de la rectitude morale d’une Justice insubmersible, finirait par abattre la dernière carte de cet enjeu national vital.