Lettre ouverte à Delphine Horvilleur

Delphine Horvilleur sur le plateau de l'émission "C à vous" le 21 février 2024 sur France 5. (Crédit : Capture d'écran / Youtube ; utilisée conformément à l'article 27a de la loi sur le droit d'auteur)
Delphine Horvilleur sur le plateau de l'émission "C à vous" le 21 février 2024 sur France 5. (Crédit : Capture d'écran / Youtube ; utilisée conformément à l'article 27a de la loi sur le droit d'auteur)

Madame le rabbin Delphine Horvilleur,

Je viens de prendre connaissance du texte-manifeste que vous avez publié le jeudi 8 mai dans Tenoua sous le titre :

Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire.

Votre texte m’a profondément choquée, secouée et je ne suis certainement pas la seule. En revanche, soyez assurée que les Palestiniens, en particulier les Gazaouis et le Hamas, en sont on ne peut plus satisfaits.

Première impression

Deux remarques s’imposent à moi : elles concernent le fond et la forme.

1. Le fond

Au niveau du contenu, force est de constater que vous avez totalement occulté la souffrance des Juifs, en particulier celle des Juifs israéliens. Vous avez oublié, semble-t-il, les horreurs du 7 octobre. Aucune allusion aux massacres, aux viols, aux décapitations, aux cris des enfants, aux prières étouffées avant l’égorgement.

Qui plus est, vous semblez demander à Israël, non seulement de cesser de se défendre, mais presque de pardonner à ceux qui n’expriment ni remords, ni honte, ni désir de paix. Pourquoi ne pas nous demander aussi d’oublier les nazis ? Les pogroms ?

2. La forme

Quant à la forme, je constate que vos idées ne sont pas toujours exprimées de façon explicite et obligent le lecteur à lire entre les lignes. Sans doute est-ce voulu ?

Vous vous exprimez par sous-entendus, par allusions, et il nous faut les décrypter. L’allusion est d’ailleurs une figure de style dont vous usez et abusez dans votre texte. Dans quel but ? Certainement pas dans celui d’inviter le lecteur à reconstruire le texte. De toute façon, comme les destinataires sont de toute évidence les Juifs, en particulier les Juifs israéliens, ils n’auront aucune difficulté à décoder vos allusions

Que de « sacrifices » !

Je me suis tue mais, aujourd’hui, il me semble urgent de reprendre la parole.

Vous avez décidé, le 8 mai, de « briser le silence » dans lequel vous étiez « enfermée » depuis le 7 octobre 2023.

Il était temps ! Pourquoi cette prise de position maintenant ? Il est vrai que vous avez des excuses pour justifier ce retard à exprimer votre opinion sur cette guerre.

Vous laissez entendre que vous êtes lasse, lasse de vous faire violence, lasse :

  • de vous « taire » pour éviter de fournir la moindre munition au « camp » d’en face ;
  • de bâillonner votre parole « pour éviter » – dites-vous – « qu’elle ne nourrisse les immondices de ceux qui me menacent, ceux qui diabolisent et déshumanisent un peuple, et s’imaginent aider ainsi un autre » ;
  • de censurer vos mots « face à ceux qui trouvent des excuses à une déferlante antisémite ‘ici’ au nom d’une justice absente ‘là‐bas’ ».

La parole libérée ? 

Aujourd’hui, votre amour du prochain et celui d’Israël vous contraignent à mettre fin au silence dans lequel vous êtes enfermée depuis dix-huit mois et à parler à cœur ouvert.

L’amour d’Israël

N’eût été l’amour de votre prochain et celui que vous portez à Israël, ce pays qui vous est « si proche et où vivent tant de vos proches », vous auriez gardé le silence, vous auriez fermé les yeux. Mais comment se taire, n’est-ce pas, quand vous voyez ce gouvernement « s’égarer dans une déroute politique et une faillite morale » ? Comment se taire face à « la tragédie endurée par les Gazaouis, et le traumatisme de toute une région » ?

Vous éprouvez une grande douleur, et vous expliquez que « C’est donc précisément par amour d’Israël que vous parlez aujourd’hui ».

Votre vision d’Israël

Qu’est donc Israël à vos yeux ? Commençons par…

Ce qu’il n’est pas.

Comme beaucoup d’autres Juifs, je veux dire que mon amour de ce pays n’est pas celui :

  • d’une promesse messianique ;
  • d’un cadastre de propriétaire ;
  • d’une sanctification de la terre.

Madame, vous partez du principe que « beaucoup d’autres Juifs » partagent votre vision de l’État juif. Permettez-moi de vous rappeler que, à en juger par un sondage récent qui annonce que 78% des Juifs israéliens sont croyants, il est peu probable qu’ils défendent votre point de vue.

Madame, vous êtes rabbin. Or l’un des principes fondamentaux de la foi juive, à savoir la croyance en la venue du Machia’h, ne semble pas occuper une place de choix dans votre vision d’Israël. Faut-il vous rappeler, à vous qui êtes rabbin, que cette prophétie est énoncée dans les Cinq Livres de Moïse ?

Madame, vous êtes rabbin et vous jugez que le cadastre de propriétaire de la Terre d’Israël est sans grand intérêt.

Madame, vous êtes rabbin, et n’accordez guère d’importance au fait que cette Terre (Eretz Israël) est la Terre promise par Dieu à Abraham et que cela suffit à la sanctifier.

Alors, Madame le rabbin, voyons maintenant…

Ce que représente pour vous Israël

À vous lire, on a le sentiment qu’Israêl n’est pour vous qu’un bout de terre où les Juifs « que personne n’a su ou voulu protéger » peuvent enfin se sentir en sécurité.

Mais surtout, à vos yeux :

Israël est le refus absolu de l’annihilation d’un autre peuple pour le réaliser.

Serait-ce une allusion à l’intention génocidaire que certains prêtent à Smotrich ?

Enfin, vous considérez que :

Israël est la conviction, déjà énoncée par ses fondateurs, que cet État doit être à la hauteur d’une histoire ancestrale et, selon les termes de sa déclaration d’Indépendance, « tendre la main » à tous les pays voisins et à leurs peuples.

C’était ce que voulait Ben Gourion en 48. Et tous les Premiers ministres d’Israël ont tenté à plusieurs reprises de nouer des relations de bon voisinage avec leurs voisins. Ils ont réussi avec certains pays, mais ils ont été trahis par d’autres qui ont feint de s’accorder avec l’État juif alors qu’ils se préparaient à l’éradiquer.

L’amour du prochain : un appel à la capitulation

Tu aimeras ton prochain comme toi-même

Votre amour du prochain et votre amour d’Israël vous commandent de secouer le peuple juif, de l’appeler à « un sursaut de conscience ». Et pour que nous ne soyons pas habités par des scrupules, vous prenez soin de nous expliquer en quoi consiste l’amour du prochain.

Si tu sais adresser des reproches à ton prochain [nous dites-vous, alors] tu aimeras ton prochain comme toi-même.

C’est ce que vous faites en soulignant que le sens de ce commandement :

« implique, dans la Bible, d’ouvrir les yeux d’un proche sur ses fautes, et de tendre dans sa direction un miroir pour qu’il s’observe.

Qui est donc ce proche que le commandement divin vous commande de remettre dans le droit chemin ? On l’aura compris : l’allusion est on ne peut plus claire : le proche est nul autre que Benjamin Netanyahu que vous appelez à changer de stratégie, à mettre fin au combat.

Et ce sursaut de conscience doit consister à soutenir ceux :

  • qui s’opposent à « toute politique suprémaciste et raciste qui trahit violemment notre Histoire ». Allusion à peine voilée aux ministres d’extrême-droite, Smotrich et Ben-Gvir ;
  • qui « ouvrent leurs yeux et leurs cœurs à la souffrance terrible des enfants de Gaza » ;
  • qui savent que, « sans avenir pour le peuple palestinien, il n’y en a aucun pour le peuple israélien » ;
  • qui savent que seuls le retour des otages et la fin des combats sauveront l’âme de cette nation.

Tout est dit : vous invitez les Juifs d’Israël à condamner le gouvernement, à s’apitoyer sur le sort des enfants de Gaza, à demander la libération des otages et la fin des combats.

La fin des combats, c’est précisément ce que le Hamas attend avec impatience pour proclamer sa victoire.

Mais la fin des combats, c’est rien de moins qu’une capitulation ! Et c’est ce que vous prônez, ce que vous souhaitez !

Conclusion

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est un phare moral, un sommet spirituel. Cette phrase, si belle, si noble, si haute, me déchire aujourd’hui.

Mais que vaut-elle face à l’horreur ? Face au 7 octobre 2023 ?

Ce jour-là, des hommes ont agi non comme des ennemis politiques, mais comme des monstres. Ils ont violé, décapité, brûlé vivants des enfants dans les bras de leurs parents. Ils ont filmé leur barbarie, jubilé dans le sang, et continuent de se glorifier de leur pogrom.

Et au nom de l’amour du prochain, je devrais m’apitoyer sur leur sort, leur tendre la main, renoncer à les combattre, les accueillir à nouveau dans le cercle de l’humanité en leur offrant un État ?

Non, Madame, je vous dis haut et fort que je ne peux pas. Je ne peux pas !

Et je ne veux pas !

Car aimer ainsi, ce serait trahir mes morts. Ce serait abandonner ceux qu’on a assassinés une seconde fois, en ravalant leur calvaire au rang de simple « erreur de parcours », de tragédie regrettable mais soluble dans la paix. Ce serait laisser la morale devenir complicité.

Je ne crois pas que Dieu nous ait demandé cela.

« Tu aimeras ton prochain » ne veut pas dire : « Tu aimeras ton bourreau »

Ce commandement vise l’homme qui, comme moi, veut vivre. L’homme capable d’éthique, de responsabilité, de lien. Celui qui reconnaît l’autre comme un semblable. Mais celui qui piétine toute trace d’humanité, qui se réjouit de tuer, n’est plus mon prochain. Il s’est exclu lui-même du pacte humain.

Et appeler Israël à cesser de se défendre face au Hamas – qui reste une organisation reconnue comme terroriste par les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Canada et d’autres – c’est exiger de lui un suicide moral et existentiel. Qui est prêt à y consentir ?

Et si un jour, une paix devient possible, elle ne naîtra ni de l’oubli, ni du pardon imposé, mais de la justice. De la vérité. De la reconnaissance du mal.

Et peut-être, alors, le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » retrouvera-t-il sa lumière.

à propos de l'auteur
Dora a été professeur de français pendant 30 ans au Collège français de Montréal. Elle a été chroniqueuse pour Radio-Shalom Montreal, puis pour Europe-Israël.
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