L’esprit de revanche russe se nourrit-il d’une lecture révisionniste ?

Union soviétique Crédit : CC-BY-SA-4.0, Wikipedia
Union soviétique Crédit : CC-BY-SA-4.0, Wikipedia

Antoine Vitkine est journaliste, écrivain et réalisateur de documentaires : Kadhafi, notre meilleur ennemi (2011) , Bachar, moi ou le chaos (2016), Magda Goebbels, la première dame du 3ème Reich (2017), La vengeance de Poutine (2018), MBS, prince d’Arabie (2020) et Salvator Mundi, la stupéfiante affaire du dernier Vinci (2021).

Dans Les Nouveaux imposteurs, en 2005, vous dénonciez le complotisme d’extrême gauche, du monde arabe aux guignols de l’info, sur Canal+. On pense au livre de Raoul Vaneigem, égérie de mai 68, critiquant la loi Gayssot au nom de la liberté d’expression, Rien n’est sacré, tout peut se dire, préfacé en 2003, par Robert Ménard, auquel Michel Onfray dédie son Traité d’anthologie puis ainsis que Gaccio et Dieudonné qui lui répondent dans Peut on tout dire?, édité par Robert et Emmanuelle Ménard aux éditions Mordicus. Le négationnisme ou le complotisme pour rester pondéré, s’est-il aggravé ?

Antoine Vitkine: Oui, pour au moins une raison, c’est que les motifs et les sujets auxquels s’intéressent les conspirationnistes se sont aggravés comme celui relatif à la pandémie et maintenant à la guerre en Ukraine, par exemple. L’existence de tensions est vraiment la leçon de tout ce qui concerne ce sujet car à chaque fois qu’elles sont fortes, effrayantes et complexes, et une guerre, c’est un phénomène complexe, le conspirationnisme est plus virulent encore. Je mettrai un bémol cependant, car il y a eu quelque chose, à un moment, difficile à dater, vers la fin de la guerre froide, un flottement idéologique assez fort à la gauche de la gauche voir à l’extrême gauche,

Dans La tentation de la défaite, en 2006, vous anticipiez la montée de l’islamisme radical et le désengagement des Etats-Unis. Qu’est-ce qui s’est accéléré depuis La Vengeance de Vladimir Poutine ?

Antoine Vitkine: Depuis ce livre qui était un « what if » sur l’islamisme radical, vous avez raison, et partait du constat d’un retrait et des tentations d’un isolationnisme américain, qu’on pouvait faire depuis longtemps car on sait que cette tentation de repli existe aux USA, de façon plus ou moins forte selon les périodes, c’est très difficile de qualifier ce qu’il se passe là-bas, car c’est un mélange de désengagement de l’Europe et de réengagement vers l’Asie. La leçon à tirer, c’est vraiment que l’Europe est seule. Pour moi le « wake up call », la matérialisation de cette prise de conscience, c’est la victoire de Trump, le gouffre vertigineux de l’idée que l’Amérique puisse être viciée de l’intérieur, être dans un camp différent du notre, celui de la liberté et du libéralisme politique. Ce gouffre, ouvert par Trump qui a duré quatre ans, est un vrai traumatisme aux conséquences extrêmement fortes, que le mal n’est pas seulement extérieur mais peut être très profondément intérieure. Pour synthétiser ma réflexion, comme ça, un peu à brûle pourpoint, j’ai voulu expliquer dans ce livre qu’il n’y a pas de théorie du complot anodine, aussi grotesque qu’elle puisse être, c’est toujours de la politique et de la violence politique qui mène à la prise du pouvoir. Au fond, Mein Kampf est une théorie du complot et dans le cas de Trump, on voit que la vision du monde paranoïaque peut se traduire en prise du pouvoir réel.

Le psychiatre Daniel Zagury dit également de Vladimir Poutine qu’il remplace la différence par l’antinomie, pour établir une relation de conflit et de haine durable, qui est le propre du paranoïaque et contredirait l’idée de l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse, pour qui le dirigeant russe ne serait pas insensé au point d’agir de manière aussi contre-productive. Comment interprétez-vous alors les termes de « dénazification » de l’Ukraine ?

Antoine Vitkine: Poutine ne produit pas assez de pensée pour être trop définitif sur sa vision du monde. Il est dans un désir de revanche historique, ça c’est sur, dans un ultra nationalisme, c’est sur aussi, mais à quel point est-ce qu’il a une vision du monde profondément paranoïaque, je ne sais pas, je ne sous estime pas le danger.

On annonce la chute de la ville d’Odessa et le départ potentiel de 30 000 juifs ukrainiens vers Israël. Mais Poutine est-il révisionniste, pour autant, comme le dit le président Emmanuel Macron ?

Antoine Vitkine: Oui et non, Poutine a un désir de revanche historique, il veut réécrire l’histoire, qu’il n’écrit pas exactement de la même manière que nous, la frontière entre sa vision et le négationnisme existe, il regarde les mêmes réalités qu’il interprète différemment considérant que la guerre froide n’a pas été soldée, qu’il continue et qu’il joue sa dernière manche. Cela nous engage mais nous avons un terrain politique commun avec Vladimir Poutine et cela n’a pas été démenti. Ce terme de dénazification, à l’ère de la real politik, dans son univers mental, associe l’Ukraine au nationalisme mais j’aurais du mal à faire la part entre la communication politique avec sa conviction personnelle. C’est pour ça que je serai plus prudent à ce stade.

Vous différenciez la négation du génocide arménien ou de l’esclavage de la « conspiration en plein jour » de l’holocauste puis des attentats du 11/9 diffusés sur toutes les chaines de télévision. Comment expliquez-vous que la technologie permette l’épanouissement du conspirationnisme ?

Antoine Vitkine: Le conspirationnisme, c’est de l’information, de la production et de la réception d’information. Les nouveaux moyens technologiques, en l’occurence Internet, permettent de recevoir l’information et de la diffuser donc d’y avoir accès et de la produire de manière beaucoup plus large. C’est du carburant supplémentaire. Ça ne change pas de nature le conspirationnisme, qui a toujours existé, mais quand avant il fallait imprimer et diffuser Les Protocoles des sages de Sion, il suffit aujourd’hui d’écrire un post sur Facebook. C’est assez logique finalement.

Dans Mein Kampf, histoire d’un livre, vous expliquiez, en 2013, qu’Hitler escamotait des passages de l’édition française de son livre, son éditeur souhaitant « alerter » les français tandis que son avocat, Raymond Geouffre de la Pradelle défendait Adolf Eichamnn, Klaus Barbie, Rudolf Hess, Paul Rassinier et Paul Touvier. Ce confusionnisme explose après l’été de la Nouvelle Droite, en 1979, Alain de Benoist défend Gramsci, Derrida, Agamben et Lyotard lisent Heidegger et Noam Chomsky préface Robert Faurisson. La liberté d’expression des censeurs négationnistes initie-ele un nouveau rapport post-moderne à l’archive?

Antoine Vitkine: Je ne dirais pas forcément ça comme ça. Le flottement idéologique dans les sphères intellectuelles que vous avez décrit, dans les années 80, avec une logique hypercritique, sur laquelle se greffe un anti américanisme et un certain nombre de phénomènes peuvent mener à çà et à une généalogie qui peut aller du parti communiste français puisqu’on parle de la France qui avec sa batterie d’intellectuels a développé une vision paranoïaque du grand Capital ou de l’Amérique et puis effectivement, il y a également ce phénomène de la Société du spectacle dont vous parliez précédemment mais à ce sujet ce qui est important, c’est qu’il y a eu une prise de conscience à l’extrême gauche qu’il y avait un danger. La grande différence avec les années 2000, ce sont les phénomènes monstrueux comme Dieudonné, Alain Soral, leur prolongement dans des émissions de télévisions sans filtres de Thierry Ardisson ou Frédéric Taddéï, sur ses réseaux sociaux qu’on maitrisait mal et de n’être pas armés intellectuellement. On identifie plus facilement les schémas et les structures du conspirationnisme, et quand je dis « on » c’est tout le monde, des intellectuels, jusqu’aux médias, aux journalistes, sur le front de ces sujets là, qui vient nuancer ce que vous disiez avant, malgré le fait que, par ailleurs, on assiste à une explosion de la parole conspirationniste.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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