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Les voies du mal, le phénomène Dieudonné

Olivier analyse avec brio le phenomene Dieudonne et ses implications

Qui aurait cru, il y a encore dix ans qu’un humoriste Noir occuperait le devant de la scène médiatique et politique française de part la nature de ses propos xénophobes, racistes, homophobes, misogynes et antisémites ? Qui aurait cru, il y a encore dix ans que le Front National, bête noire et hantise de la population immigrée française deviendrait presque un allié, voir même un cheval de bataille jugé trop faible pour porter ce nouveau courant de haine, ce re-nouveau, ce déjà-vu, cette banalisation mortelle qu’est la parole antisémite et le silence ou le rire d’approbation qui l’accompagne. Les voies du mal sont au nombre des silences, à l’ombre des silences.

Il n’y a de lumière sur l’âme d’un homme que ses amis et ses obsessions.

Laissons donc ceux qui doutent encore douter. Quand certains attendent qu’il « aille trop loin », d’autres attendent qu’il avoue son antisémitisme. Le problème de Dieudonné n’est pas qu’il soit dans son for intérieur antisémite ou non. Faut-il en effet que Dieudonné dise « je suis antisémite » pour qu’enfin on sache qu’il l’est ? Non. Dieudonné est d’autant plus antisémite qu’il ne l’avoue pas. C’est sur cette clef de voute invisible que repose son système tout entier. Car c’est parfois l’art, « la manière » d’être antisémite qui affirme avec plus ou moins de puissance l’antisémitisme. Certains de ses spectateurs ne vont pas le voir sur scène ou sur Internet (ce qui est la même chose à cela prêt que c’est gratuit) seulement pour l’entendre tenir des propos antisémites. Ce que l’on applaudit c’est la manière d’être antisémite. Cette manière de dire une chose en y dégageant toute suite toute responsabilité, en disant une moitié de phrase, en laissant le public deviner la suite, en faisant un geste, en insinuant, etc. C’est l’équilibrisme entêté de Dieudonné qui remplit des salles. La haine du Juif rassemble autant que la manière de parler des Juifs et cette manière de parler des Juifs est justifiée dans son système par le fait que ce sont les Juifs mêmes qui empêchent de parler. On assiste à une mise en scène presque absurde où l’on parle de ceux qui sont censés nous faire taire. « Presque » car même si l’influence d’un « complot juif » sur l’ordre du monde est bien sûr farfelue il n’en reste pas moins que l’idée que le public s’en fait est belle et bien dangereuse, réelle.

La théorie du complot est bien sûr le ciment de l’antisémitisme. La théorie du complot désigne l’idée selon laquelle il y aurait un complot derrière chaque grande décision politique, derrière chaque fait historique, derrière chaque avancée technologique, etc. La théorie du complot se suffit à elle-même, n’a pour but qu’elle-même dans le sens où son but est d’exister partout – comme un virus de la pensée rationnelle. En effet, dans le monde qui est le nôtre, dans la complexité infinie du monde qui nous entoure, nous cherchons des réponses à nos questions comme des raisons à nos maux. Par les temps de crise économique, politique, sociale, identitaire qui minent la France à l’heure actuelle il n’est pas surprenant que les théories du complot y trouvent un terreau fertile. L’homme cherche naturellement une explication au monde et la confond souvent avec la raison de sa condition. L’homme depuis qu’il est homme n’a de soif que de lever des mystères, de chercher ce qu’on lui cache, d’avancer vers l’infini du soleil jusqu’à revenir sur ses pas, de creuser la pierre, de retourner la terre, de reprendre à la nuit ses rêves. L’homme cherche, parfois à tout prix, à lever le voile du monde. Ce qu’offrent les théories du complot c’est cette illusion immédiate du lever du mystère : une « dissidence », un sentiment d’appartenance à une catégorie restreinte et menacée de gens au fait des vérités. Bien sûr la sphère d’Internet qui paradoxalement donne accès à nombre de travaux journalistiques sourcés et fiables a joué un rôle prépondérant dans la diffusion toujours croissante des théories du complot. C’est le même médium qui permet aux rebelles syriens de diffuser les images de leurs combats qui permet aux théoriciens du complot de promouvoir leurs thèses. La théorie du complot donne donc une explication au monde et un statut à celui qui l’entend. D’ailleurs un adepte des théories du complot, n’aime pas la désignation de « théorie du complot » comme un antisémite n’aime pas et ne se désigne pas comme « antisémite ». Les vices étant compatibles, les deux font bon ménage. La théorie du complot permet, en effet, un relativisme cher aux extrêmes. Elle permet d’une part de désigner des coupables (Juifs, franc-maçons, illuminatis) et d’autre part de donner les armes rhétoriques (la technique du doute et des preuves, décrédibilisation de l’interlocuteur – prouves ce que tu dis, tu dis cela parce que tu es déjà manipulé par les médias, comment le sais-tu ?, c’est ton opinion, etc.) pour affirmer ses positions.

Même si l’on pourrait passer des jours à détailler les positions de Dieudonné et sa rhétorique à la télévision, un exemple simple mérite d’être cité : Dieudonné participe à une émission québécoise sur TV5 où on le voit à table en train de dialoguer avec des journalistes et hommes de médias (Dieudonné est en effet très rare en débat et à juste titre : il est plutôt mauvais – beaucoup moins bon que sur scène en tout cas). Quand on dit à Dieudonné que l’Iran (qu’il juge magnifique) est un pays où les femmes sont battues à mort si elle ne sont pas voilées, il répond : « Vous y êtes allé ? ». Cela peut paraître anodin mais de même que pour la Shoa, le négationnisme nait de cette rhétorique qui vise à anéantir toute vérité établie sous prétexte que l’on ne peut « prouver ses preuves ». C’est comme cela que le négationnisme et le complotisme veulent retracer l’histoire (les chambres à gaz n’ont pas existé : vous n’y étiez pas, vous y croyez parce que vous êtes manipulés, en fait ce sont les Juifs qui ont inventé les chambres à gaz. On n’a jamais marché sur la lune : vous n’y étiez pas, la télé vous manipule, mes fausses preuves sont plus vraies que les vôtres – regardez cette photo qui explique le photo montage, etc.)

La rhétorique de la théorie du complot permet de réduire tout vérité en opinion et toute responsabilité morale en simple expression. Dieudonné le dit lui-même : « Moi, je suis pour une liberté d’expression totale, pour moi les mots ne pèsent rien, ce qui compte, c’est le raisonnement. » C’est là un point important concernant la liberté d’expression. Il est clair que la liberté d’expression est souvent prise en otage par les théoriciens du complot, les racistes, antisémites, misogynes en tous genres : je dis ce que je dis parce que j’en ai le droit. On pourrait tout dire sous prétexte qu’on est libre de le dire et de fait, dire nous enlèverait la responsabilité morale de ce que l’on dit. Il faut arrêter de penser que les mots ne sont que des opinions et que puisque ce ne sont que des opinions il faudrait s’en dédouaner moralement. Chaque parole est un fil qui remonte vers son homme et chaque homme n’est que sa propre parole comme elle est donné au monde, dans la complexité du monde et de l’intention. Nous sommes ce que l’ont dit et l’on en dit souvent plus sur soi que sur le monde en voulant dire le monde. Contrairement à ce que Dieudonné veut nous faire croire, nous ne sommes pas la somme de ce que nous disons, moins ce que nous pensons fois ce que l’on aurait voulu dire en vous faisant penser le contraire. C’est là où la justice intervient : pour ériger un mur entre la parole et l’insulte. Elle nous rappelle que les mots, les « opinions », frappent et heurtent comme des coups et les que « idées » sont aussi réelles que les corps.

Alain Soral l’a bien compris et c’est cela son coup de génie : l’humour par son pouvoir de séduction et par le flou qu’il produit est une arme dévastatrice quand elle est au service d’une idéologie. L’humour a donc cette puissance de séduction immense : il fascine, attire, capte l’attention, fait naître en nous des réactions plus ou moins contrôlées. En effet, étrangement, on peut rire instinctivement de choses qui nous concernent ( une blonde peut rire d’une blague plus ou moins graveleuse sur les blondes, un belge peut rire d’une blague sur les belges, un Juif peut rire d’une blague sur les Juifs, etc.) L’humour excite une part de nous qui est presque animale : la communion dans la moquerie, le fait de rire de ce qui est en dehors du groupe social renforce de manière primaire le lien social. On se moque naturellement des minorités pour renforcer l’idée du groupe. Le fait est que les minorités sont infinies et que l’on est tous la minorité exclue d’un groupe – roux, Juif, petit, gros, belge, femme, blonde, homosexuel, portugais, Noir, campagnard, etc.

Cet humour qui fascine, attire et conforte est donc d’une puissance immense quand il est au service d’un discours, d’une idéologie particulière. L’humour prend alors une forme, une résonance différente selon qui dit la chose. Certains se posent souvent la question du « peut-on rire de tout ? » Cette question est à mon sens un peu stupide : c’est ne pas comprendre la nature même de l’humour que de vouloir réduire l’humour à son objet. Le véritable objet de l’humour, c’est son sujet. Ce n’est pas de quoi rit-on mais qui rit – et de quoi, c’est souvent de soi-même sauf si l’humour est « corrompu », au service d’une idéologie pétrie de haine dans le cas de Dieudonné. C’est là même ce qui fait qu’une phrase dans la bouche de l’un est acceptable alors que dans la bouche de l’autre c’est une insulte. D’ailleurs l’humour juif c’est cela : les Juifs se moquent d’eux-même, de leurs traditions, de leurs coutumes mais d’une manière bienveillante, qui vise souvent au-delà du déclenchement du rire, à faire réfléchir – sur le judaïsme, le non-judaïsme, les questions sociales, politiques, éthiques, etc. On peut aussi faire de l’humour sur les Juifs sans que cela soit antisémite. Gaspard Proust par exemple fait de l’humour sur les Juifs sans pour autant blesser profondément et véhiculer la haine. Exemple d’une chronique télé sur Canal +, Salut les terriens : « Economie… Tout le monde s’intéresse à ça, c’est le nerf de guerre. La question c’est : Est-ce que l’on aura des sous ? Alors comme d’hab’, j’ai mauvaise nouvelle, ils vont continuer à tirer les ficelles, ces gens au nez crochu, au sexe circoncis et à la puissance financière démesurée… Les Qataris ». Tout le monde rit. En effet, tout le monde – les Juifs, les non-Juifs, etc. s’imaginaient qu’il allait parler des Juifs. Tout le monde s’est fait prendre. C’est aussi cela l’humour quand il est bien utilisé : il permet de jouer avec les clichés – plus ou moins brillamment, pour finalement unir dans le rire. On entend souvent parler du film « Case départ » ( de Thomas Njigol et Fabrice Eboué ) de manière péjorative de la bouche des cercles de Dieudonné – dont un des arguments justifiant la moquerie des Juifs est : on peut rire des Noirs, on peut rire de tout sauf des Juifs, rions des Juifs. La démarche de ce film est réellement humoristique et est proche de l’humour juif en ce sens où elle se réapproprie l’humour. Si certains se moquent des Noirs, les Noirs vont se mettre en scène et se moquer d’eux même, se moquer des Blancs, se moquer de l’absurdité de l’histoire. Tout le monde, quelle que soit son origine ou sa condition sociale rit : c’est l’humain dans sa bêtise, sa naïveté, son conditionnement et la frontière entre son humanité et son inhumanité qui est ici traité. Il n’est donc pas surprenant que la galaxie Dieudonné voit en ce film un film « contre » les Noirs. Il s’agit ici d’un humour aux antipodes de celui que pratique Dieudonné – un humour aiguisé mais bienveillant, délesté de toute haine, de toute obsession. Alain Soral dira : « Le film ‘Case départ’ est un film très malsain car il essaye de faire rire sur la traite négrière. » L’humour n’est vraiment qu’humour que lorsque qu’il met en péril celui qui le pratique, qu’il s’affranchit d’un objet, donc d’une obsession du sujet. L’écriteau « Arbeit macht frei » (« le travail rend libre ») voulu par Theodor Eicke, proverbe allemand accueillant les déportés juifs sur le portique du camp d’Auschwitz relèverait presque de l’humour. D’un humour sordide, d’une ironie maléfique, du sarcasme : on juxtapose l’idée d’un travail oeuvré – qui construit, qui bâtit l’avenir, à l’idée d’un travail forcé qui n’est que la destruction, la dissolution de son propre individu.

Le travail des associations contre l’antisémitisme, contre l’insulte, l’incitation à la haine raciale et à la discrimination doit continuer. La volonté qu’a Dieudonné d’inciter à dissoudre la LICRA n’est que trop représentative de la nature de ses intentions. Les voies du mal sont aux nombres des silences et nous sommes responsables de ce que nous taisons. Cependant, il faut ne pas bondir à chaque parole portée sur la communauté juive : il faut faire preuve de calme et de discernement entre ce qui relève vraiment du cynisme, du sarcasme meurtrier de l’antisémitisme et ce qui relève d’une forme d’humour noble comme nous l’avons décrite. Bien sûr, l’humour n’est jamais parfait, jamais épargné de ses dérapages, de ses maladresses, de ses défauts d’écriture, de ton et de choix de contexte. Mais en aucun cas, l’humour profondément motivé par la haine ne devrait trouver refuge derrière ces variables. Bien sûr que l’humour pique, moque, attaque – la caricature politique en est un exemple. Mais même la caricature politique peut naître d’une obsession malsaine de l’auteur et blesser l’homme public à qui la justice peut donner raison. Certaines formes d’humour – comme l’humour anglais, sont l’exemple d’affranchissement total de l’objet particulier, de cible réelle. Exemple : « Voyez ce policier qui nous regarde au loin avec ses jumelles ? » C’est ici l’absurdité de la situation et la jouissance qu’a l’esprit de se savoir piégé qui provoque le rire : je ne peux pas voir ce policier au loin car justement il est (trop) loin. Il est tellement loin qu’il doit, pour me voir, utiliser des jumelles. C’est l’absurdité d’un esprit empêtré en lui même, qui a du mal à concevoir une situation qui fait rire. En fait, on devient ce policier qui nous regarde nous noyer dans notre propre rationalité – pourquoi ce policier nous regarderait-il d’ailleurs ?

L’actualité à également prouvé que de bondir et de répondre aux provocations racistes et antisémites ne faisait qu’empirer les choses et conforter ceux qui pratiquent l’humour de haine dans leurs positions. Sans doute motivé par de bonnes intentions, Manuel Valls a fait une erreur de stratégie politique majeure. En effet, si affronter c’est se « mesurer », la mesure d’un homme politique est à la hauteur de son combat. Manuel Valls a vraisemblablement mis Dieudonné dans une position qu’il ne méritait pas. En a découlé une sur-médiatisation qu’il ne lui a été que bénéfique (il l’a même remercié d’avoir été son meilleur imprésario). Il a sous-estimé la popularité de Dieudonné et s’est attaqué personnellement à ses idées sans comprendre que c’est l’expression de ses idées par son talent qui est la clef de son succès et du problème. Il n’a pas compris la complexité de son jeu au sens où la position victimaire de Dieudonné est en fait sa force (si je parle c’est parce que l’on veut me faire taire. Manuel Valls veut me faire taire, voilà la preuve qu’ils ont des choses à cacher. C’est à moi qu’ils s’en prennent mais à travers moi c’est la libre-pensée (la « subversion ») que je représente et dont vous êtes les membres éclairés que l’on réprime. A travers moi c’est vous qu’on vise). De plus Manuel Valls a invoqué la justice là où elle ne devait pas être invoqué (trouble à l’ordre public) et n’a pas fait en sorte que la justice soit fermement appliquée là où elle devait l’être depuis des années (loi de juillet 1881 sur l’injure et la diffamation, révisée en Loi Gayssot, qui prévoit un an de prison ferme pour appel à la haine raciale et antisémitisme). Manuel Valls n’a fait que de couper les têtes de L’Hydre de Lerne. Avec un peu de recul on peut maintenant affirmer que la deuxième grande chance de Dieudonné après son éviction des médias et son sketch chez Fogiel a été la chasse ministérielle. Trop d’honneurs. Dans le premier cas son génie aura été d’avoir fait parler de lui par son absence (je ne suis pas invité car trop dangereux. « Ils » ne veulent pas de moi à la télé. Je ne suis pas là car je dis des vérités qui dérangent) et dans le deuxième cas, d’avoir accepté les honneurs punitifs de Valls. A sa surprise sans doute. L’état Français a donc fait gagner de l’argent à Dieudonné. Car bien sûr la dimension économique est une des motivations principales de toutes ces sphères dont nous parlons (Dieudonné remplit des Zeniths, vend ses DVDs (40 euros), ses t-shirts, coques de téléphone portable, stylos, lunettes de soleil, tasses, reçoit des centaines de milliers d’euros de donation de ses fans, se fait financer par l’Iran, etc. Pendant qu’ Alain Soral vend ses kits de survie, ses livres, ses vins, ses produits du terroir, etc.)

Le combat contre l’antisémitisme, le racisme, la xénophobie, la misogynie doit perdurer, se raffermir et s’assagir. Il ne faut pas répondre aux extrêmes par l’extrême. Il faut toujours laisser les gens s’exprimer, les gens se moquer, choquer. Il faut avoir la sagesse de voir les motivations derrière les œuvres, les sketchs, les publications. Ne pas décrédibiliser la lutte contre le racisme et l’antisémitisme en l’invoquant à tout va. Mais quand la justice doit être saisie, s’assurer qu’elle fasse appliquer d’une main ferme et sereine la loi qui nous permet la communauté, la vie ensemble.

Laissons donc ceux qui doutent encore douter.

Olivier Leducq

à propos de l'auteur
Olivier Leducq est passionné de politique internationale, de philosophie, de musique et de questions éthiques et sociales.
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