Les Juifs, porte-bonheur des Polonais !
Une amie, que je remercie à cette occasion, m’a adressé un article provenant de la revue « la vie des idées.fr » du 10 janvier 2017 intitulé : « Le Juif à la pièce d’argent », écrit par Ewa Tartakowsky, docteure en sociologie, professeure à la Faculté de sciences sociales et économiques de l’Institut catholique de Paris.
D’où il ressort que sont aujourd’hui commercialisés en Pologne des porte-bonheur représentant un Juif tenant dans la main une pièce d’argent. Ces objets, plus ou moins sophistiqués et artistiques, sont censés se placer à l’entrée gauche des demeures des Polonais (un peu comme la mezouza qui, elle, se pose à droite) et assurer à leurs occupants la prospérité matérielle.
Cet usage est récent car postérieur à la chute du mur de Berlin en 1989, et véritablement répandu à partir des années 2000. Il ne s’agit pas d’un épiphénomène puisqu’une enquête récente nous apprend que « 65 % des enquêtés l’identifient [l’image du dit porte-bonheur], 55 % l’ayant vue chez des amis ou dans la famille, 26 % dans le commerce tandis que 18 % en possèdent une chez eux ».
Il existe un « mode d’emploi » de cet étrange porte-bonheur. Il doit être suspendu à gauche de la porte d’entrée (comme pour narguer les Juifs qui, eux, posent la mezouza à droite et la fixent solidement). Détail important : le tableau doit être équipé de deux suspensions. En effet, il est essentiel qu’il puisse être accroché de façon inversée.
Une fois toutes ces conditions réunies, il ne reste plus qu’à glisser une pièce d’un grosz derrière le cadre et à retourner le Juif chaque samedi, tête en bas. Argent et fortune suivront !
Cette pratique s’appuie sur une légende qui a la vie dure, à savoir que les Juifs attirent à eux l’argent et sont riches. Comme le Shabbath, ils n’ont pas le droit de manipuler l’argent, les Polonais crédules imaginent que le flux argent → Juifs s’inverse alors, et qu’en retournant le porte-bonheur, on favorise l’enrichissement des non-juifs, l’argent se déversant alors de haut en bas vers eux.
L’amie qui m’a fait parvenir le très long, très sérieux et très argumenté article d’Ewa Tartakowsky l’a accompagné de ce seul commentaire : surréaliste !
C’est bien vrai si l’on songe que depuis mille ans, les Polonais ont accueilli des Juifs de divers pays et les ont intégrés à la vie de la nation, tout en les ostracisant en permanence, en leur appliquant toutes sortes de mesures discriminatoires, en les confinant à des professions d’argent, mais en leur reprochant ce commerce et en les accusant d’usure.
Cet usage de l’image d’un Juif, par ailleurs assez typé (nez busqué, une pièce d’argent dans une main, une bourse dans l’autre, kippa, barbe et peyess), pour servir de porte-bonheur est tout sauf de l’amour vis-à-vis d’une communauté qui a subi des massacres à répétition.
Qu’il suffise de rappeler les pogroms organisés par Bogdan Chmielnicki en 1648-1655 qui causèrent la mort d’environ 100 000 Juifs.
Qu’on n’oublie pas non plus que même si c’est le nazisme qui a initié le génocide des Juifs d’Europe, c’est notamment en Pologne qu’il a trouvé suffisamment de sympathies antisémites pour choisir d’y installer la plupart des camps d’extermination (dont Auschwitz, Belzec, Majdanek, Sobibor Treblinka), sachant qu’il n’y rencontrerait qu’une faible résistance.
C’est encore dans la Pologne post-Shoah que la population n’a pas craint de perpétrer en 1946 ce qu’on a pu appeler « le massacre des survivants ». Le pogrom de Kielce du 4 juillet 1946 est une flambée de violence contre des résidents juifs de cette ville polonaise.
Selon les informations répercutées au public polonais et à l’étranger le même jour par les autorités polonaises communistes, il aurait été perpétré par la population locale. Le nombre de victimes décédées s’élève à 42 personnes et 40 autres blessées.
Dans les années 1976-1981 enfin, Claude Lanzmann a tourné plus de 300 heures de témoignages de Polonais sur ce qu’ils avaient vu durant l’extermination des Juifs dans leur voisinage immédiat entre 1939 et 1945. Un raccourci de près de dix heures fut ensuite sélectionné pour produire le film le plus important sur ces événements, intitulé sobrement « Shoah » et sorti en 1985.
De ce film, il ressort un antisémitisme consubstantiel à la nature polonaise : quarante ans après les horreurs dont elles avaient été témoins, pratiquement aucune des personnes interrogées par Lanzmann ne formule d’empathie ou de regrets.
Bien au contraire, certaines d’entre elles vont jusqu’à émettre l’idée que ce qui était arrivé aux Juifs n’était que justice par rapport à leur nuisance dans la société polonaise.
Comment dès lors imaginer que les Juifs polonais puissent porter bonheur aux non-juifs ? Il semblerait, d’après l’étude d’Ewa Tartakowsky, qu’une certaine ambigüité plane sur les motivations réelles de l’utilisation du porte-bonheur incriminé.
Elle cite certains chercheurs qui relient cet objet au contexte antisémite profond et constant du peuple polonais. Le Juif y est perçu comme le riche qui, par l’usure, affame ceux qui ont recours à ses services.
Bien sûr, aucune allusion aux persécutions nombreuses et meurtrières dont ont été victimes les Juifs de Pologne. Pas davantage d’allusion à l’extrême misère dans laquelle la plupart des Juifs vivaient dans leurs shtetls, misère dont la littérature yiddish s’est abondamment fait l’écho.
« Oï si j’étais riche » s’écrie Tévié le laitier du « violon sur le toit ». La populace n’aura retenu que le crime de déicide attribué aux Juifs par une Eglise toute-puissante, et aussi le rare exemple de quelques fortunes individuelles.
D’autres chercheurs veulent plutôt voir dans cet « accueil » de la figure du Juif dans les foyers polonais accompagné de l’espérance qu’elle leur portera bonheur, comme une repentance ou un sentiment de culpabilité à l’égard des souffrances infligées aux Juifs par des Polonais, même si l’accent est mis sur la responsabilité première des Allemands nazis.
Personnellement, j’ai une autre théorie dont j’assume l’entière responsabilité. Je me réfère aux mœurs (aujourd’hui presque entièrement disparues) de certaines peuplades de l’Antiquité qui, dans les conflits qui opposaient les unes aux autres, avaient coutume de boire le sang ou de manger certains organes des ennemis tués dans l’espoir de s’approprier leur force et leurs vertus guerrières.
Je vois dans la pratique si courante des porte-bonheur polonais actuels comme une sorte d’appropriation de certaines qualités et réussites des Juifs en hébergeant – à défaut de les ingurgiter par cannibalisme – l’image de l’ennemi haï autant qu’admiré.
J’imagine que ce n’est pas de gaité de cœur que des foyers polonais chrétiens apposent à leur porte l’image de leur bouc émissaire favori à travers les siècles. Mais la perspective de s’enrichir doit être plus forte que la répulsion de l’image abhorrée.
Et puis, n’oublions pas qu’une fois par semaine, les possesseurs de ces étranges porte-bonheur ont la satisfaction de retourner l’image et de faire rendre gorge, au propre comme au figuré, à cette représentation séculaire d’une race considérée comme asociale et dangereuse.
Je ne voudrais pas conclure ce propos sans rappeler que la Pologne est le pays qui a fourni à Yad Vashem (l’Institut pour la mémoire et l’étude de la Shoah à Jérusalem) le plus grand nombre de Justes parmi les Nations (environ 6 000) : des hommes et des femmes qui ont eu le courage de braver les ordres de l’occupant nazi et de sauver, en les cachant, de nombreux Juifs traqués par des barbares.
Cela ne doit jamais être oublié. Je suppose que ces Justes (dont l’une des dernières est morte récemment) auraient été révoltés par la banalisation, voire la négation, de l’antisémitisme polonais à travers ces porte-bonheur répugnants et qui, si nous étions superstitieux, devraient porter malheur à leurs possesseurs.