Les dangers du rire cathartique

Depuis Aristote, le concept de catharsis est souvent réduit à l’idée de purification émotionnelle, notamment dans le cadre de la tragédie. Selon le philosophe grec, l’exposition aux souffrances et aux dilemmes des personnages tragiques permet aux spectateurs d’éprouver de la pitié et de la crainte, avant de s’en libérer dans un processus de purification morale. Mais cette conception ne suffit pas à saisir toute la richesse du phénomène cathartique.
Si Aristote voyait dans la tragédie un moyen de purification des passions, d’autres formes d’art participent à une catharsis plus large. Prenons l’exemple du théâtre de Bertolt Brecht, qui ne cherche pas tant à purifier qu’à éveiller une conscience critique chez le spectateur. Dans La Vie de Galilée, son personnage principal est le célèbre scientifique qui découvre des vérités sur l’univers qui contredisent les croyances établies à son époque.
Brecht utilise dans cette pièce des techniques, comme l’effet de distanciation, pour empêcher le spectateur de s’identifier complètement aux personnages, même lorsqu’ils vivent des situations tragiques. Par exemple, lorsque Galilée fait face à l’Inquisition, le public est amené à ressentir de l’empathie pour lui, mais en même temps, il est incité à réfléchir activement sur les implications de ses découvertes et sur les conséquences de l’ignorance et de la peur de la vérité. Au lieu de simplement vivre l’émotion de la tragédie, le spectateur est encouragé à questionner le système social et politique qui mène à de telles tragédies.
Cela incite à une réflexion critique sur des thèmes tels que la responsabilité individuelle et collective, le rôle de la science dans la société, et les dangers de la censure. Ainsi, Brecht réussit à transformer l’expérience théâtrale en un acte de réflexion active plutôt qu’en une simple identification émotionnelle.
Autre exemple : le rire cathartique dans la comédie et la satire. Face aux angoisses du quotidien ou aux oppressions politiques, l’humour permet une décharge émotionnelle immédiate, tout en apportant une distance critique.
Des œuvres comme Le Dictateur de Charlie Chaplin ou Les Guignols de l’Info transforment la peur ou l’indignation en rires libérateurs. En abordant des sujets anxiogènes de manière humoristique, la satire peut offrir une impression de résolution ou de maîtrise de ces situations. Les spectateurs prennent une distance psychologique par rapport aux problèmes, en rendant ces derniers moins menaçants.
En Israël, le public raffole de l’émission satirique Eretz Nehederet diffusée sur la 12. Cette émission, attendue comme une grande messe, vient atténuer l’anxiété du public en ridiculisant des situations inquiétantes et perturbantes. La satire peut même oblitérer les ambiguïtés anxiogènes, en donnant l’impression que la situation est sous contrôle, ou moins grave qu’elle ne l’est en réalité.
Sans faire le moindre procès d’intention à cette émission satirique, force est de constater qu’en transformant la politique en une farce, la satire peut détourner la colère et aider le régime à minimiser la gravité de ses actions et à détourner l’attention des abus de pouvoirs. De fait, la parodie risque d’être instrumentalisée pour manipuler l’opinion publique, neutraliser la critique et renforcer l’emprise du régime sur la société.
La Satire fonctionne bien comme un exutoire cathartique, mais le danger de la catharsis satirique est qu’elle peut substituer le rire à l’action réelle. Elle peut nous donner l’illusion d’avoir fait quelque chose alors qu’en réalité rien ne change.
La satire comme soupape de décompression devrait être accompagnée d’un appel à l’Action, ce que les émissions satiriques populaires ne s’autorisent pas. Plutôt que de provoquer une réaction constructive (manifestation, engagement, réflexion), la satire peut absorber l’énergie contestataire en la transformant en simple divertissement.
Si l’on rit trop d’une absurdité on risque de finir par l’accepter comme une partie inévitable de la réalité, La moquerie ne suffit pas comme réponse aux abus du Pouvoir.
La Satire est à double tranchant, certes elle soulage, dédramatise et éveille les consciences, mais elle peut aussi créer une illusion de changement et nous détourner de l’Action réelle.
Que fait-on après avoir ri ? Si le rire est un tremplin pour la réflexion et l’action, il est une Force Positive ; s’il reste un simple exutoire, il risque de nous maintenir dans une forme d’inertie laissant le chemin libre à ceux qui nous précipitent vers la catastrophe.