Les conquêtes arabes : entre légendes et réalité historique

Carte montrant l'extension approximative des principaux royaumes du Moyen-Orient au XIIIe siècle av. J.-C., avec la localisation des villes et sites archéologiques principaux, ainsi que de certaines régions.(Crédit : Wikipedia / CC 3.0)
Carte montrant l'extension approximative des principaux royaumes du Moyen-Orient au XIIIe siècle av. J.-C., avec la localisation des villes et sites archéologiques principaux, ainsi que de certaines régions.(Crédit : Wikipedia / CC 3.0)

Les événements ayant conduit à l’effondrement de l’Empire byzantin sont communément appelés « les conquêtes de l’islam ». Mais cela soulève plusieurs questions : ces conquérants étaient-ils musulmans ? Étaient-ils arabes, originaires de la péninsule arabique ? Et plus précisément, peut-on vraiment parler de conquêtes ?

Ces interrogations, qui peuvent paraître surprenantes, ont été réévaluées par les chercheurs au cours des vingt dernières années, conduisant à des conclusions qui bouleversent nos conceptions traditionnelles.

Dans la Grande Syrie, d’anciens royaumes araméens dominaient la région, et leur langue s’était imposée comme langue diplomatique internationale. Sous les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Grecs et les Romains, des royaumes arabes prospérèrent dans la région, contribuant au développement de l’écriture arabe encore en usage aujourd’hui.

Dès le IXe siècle avant notre ère, Gindibu l’Arabe, roi de Qédar, prit part à une coalition contre Salmanazar III, roi d’Assyrie, ses troupes combattant lors de la bataille de Qarqar en 853 av. J.-C. À l’époque perse, Gueshem, roi de Qédar mentionné dans la Bible, s’opposa à la reconstruction du Temple de Jérusalem sous Néhémie.

Avant tout, il convient de clarifier deux notions essentielles susceptibles de prêter à confusion. Le terme « arabe » désignait à l’époque une personne parlant la langue arabe, à l’instar d’un Grec parlant grec ou d’un Syrien parlant syriaque, ou encore une personne vivant dans l’aire culturelle et géographique de la Grande Syrie.

On peut supposer que, dès le VIIe siècle, les personnes les plus instruites parmi les arabophones maîtrisaient également le syriaque et le grec. Par exemple, les habitants des royaumes ghassanide, lakhmide et nabatéen parlaient arabe. Les peuples des royaumes de Himyar, de Saba, de Qataban et d’Aksoum utilisaient quant à eux divers dialectes arabes, écrits dans une graphie distincte de celle en usage en Syrie.

Au VIIe siècle de notre ère, trois royaumes arabophones coexistaient en Syrie-Mésopotamie : le royaume nabatéen, avec Pétra pour capitale, celui des Ghassanides, sous domination byzantine, et celui des Lakhmides, allié des Sassanides.

L’arabe était couramment parlé, aux côtés du grec et du syriaque. Le syriaque, issu de l’araméen impérial, s’était progressivement affirmé comme une langue distincte, diffusée bien au-delà de ses frontières d’origine, de la ville d’Édesse au sud de la Turquie actuelle (aujourd’hui Urfa et Ur la Chaldéenne) jusqu’en Inde et en Asie orientale.

L’alphabet hébreu ancien évolua parallèlement pour donner naissance à l’écriture syriaque. Alors que le Coran commençait à être compilé, l’Empire byzantin était un espace linguistiquement diversifié, où l’on parlait le grec, le syriaque, l’arabe, le persan et l’arménien.

Une bible en syriaque exposée au misée syriaque de la ville majoritairement chrétienne de Qaraqosh (Baghdeda) en Irak, le 10 mai 2023. (Crédit : Waleed AL-KHALID / AFP)

Toutefois, il est primordial de souligner que le terme arabe à cette époque n’avait aucun lien direct avec les populations actuelles de la péninsule arabique.

L’effondrement des empires : une transition de pouvoir

Quant à la notion de conquête, elle implique généralement l’incursion de soldats dans un territoire ou une ville, accompagnée de sièges, de massacres, de pillages et de prises de butins à des fins d’enrichissement des conquérants. Or, selon les attestations archéologiques, de tels événements ne se sont pas produits dans la partie orientale de l’Empire byzantin, en dépit des récits traditionnels évoquant de grandes batailles héroïques.

Par ailleurs, les conquérants ne se sont pas massivement implantés dans les territoires conquis. Ces conquêtes ont plutôt été précédées par un affaiblissement progressif des deux empires dominants de l’époque, byzantin et sassanide perse, usés par des guerres incessantes qui avaient endommagé leurs institutions administratives, notamment en matière de collecte fiscale.

En définitive, il n’y eut pas de conquête violente, mais une transition de pouvoir, sans évidence probante d’une résistance significative.

L’historien Moshe Sharon a démontré en 2002 que les descriptions détaillées des batailles des conquêtes musulmanes fournies par les historiens islamiques Baladhuri, Waqidi et Tabari (notamment celles de 634 à Yarmouk, Ajnadayn près de Jérusalem et Yakouza) n’étaient que des récits littéraires, dépourvus de fondements historiques.

Illustration de la bataille de Yarmouk (636) en bas de la page de BNF Nouvelle acquisition française 886 fol. 9v (début du 14e siècle). Les Sarrasins sont représentés avec une bannière en forme d’étoile et de croissant, les Byzantins (de manière anachronique dans l’armure de l’époque des Croisés) avec une bannière en forme d’étoile. Notez que les motifs des bannières ne sont pas attribués aux factions de manière cohérente par cet illustrateur : l’étoile et le croissant sont également représentés comme portés par les Mongols au fol. (Crédit : Wikipedia / Domaine public)

Par ailleurs, il apparaît que les conquérants ne provenaient pas de la péninsule arabique, mais du monde syro-chrétien.

Ainsi, l’Égypte, l’Afrique du Nord et l’Espagne furent conquises par des soldats recrutés dans des régions déjà sous contrôle. Ces conquérants n’étaient pas musulmans : ils étaient chrétiens, appartenant à divers courants théologiques répandus dans le monde syro-chrétien. Les sources historiques les désignent sous différents noms, reflétant leur appartenance à des groupes culturels et religieux hétérogènes au sein de la Grande Syrie.

Les recherches critiques sur le Coran et l’islam primitif connaissent un essor considérable ces dernières années. Pour les historiens, les sources non islamiques, ainsi que les éléments archéologiques, épigraphiques, papyrologiques et numismatiques, constituent des témoignages bien plus fiables pour décrypter cette période que les traditions transmises oralement sur plusieurs générations.

Les chroniques chrétiennes rédigées par des auteurs byzantins contemporains des conquêtes, souvent témoins directs des événements, constituent ainsi des sources précieuses. Dénués d’apologétique et d’anachronismes, ces récits sont bien plus fiables que les traditions islamiques, consignées par écrit au moins deux siècles après les faits.

Les courants théologiques et les mouvements chrétiens au VIIe siècle

Au VIIe siècle, le christianisme dominait l’ensemble de l’Empire byzantin, mais des courants théologiques divergents avaient émergé dans ses provinces orientales. Ces mouvements, remettant en question les dogmes établis par les conciles de Nicée (325), d’Éphèse (431) et de Chalcédoine (451), rejetaient notamment la théologie paulinienne, la divinité de Jésus et le dogme trinitaire. Parmi eux, on comptait les Ariens, les Nestoriens et les Monophysites. Certains, comme les docétistes, allaient jusqu’à nier la crucifixion de Jésus, la considérant comme une illusion optique.

Les communautés telles que celles des Nazaréens, des Ébionites et des Elkasaïtes étaient des chrétiens attachés aux pratiques judéennes et aux lois bibliques, mais considérées comme hérétiques par le courant chrétien impérial. Leurs croyances se reflètent dans des évangiles apocryphes tels que l’Évangile de Jacques, l’Évangile de Barnabé et l’Évangile du Pseudo-Matthieu, ainsi que dans une abondante littérature syriaque du nord de la Syrie, notamment les homélies d’Ephrem de Nisibe (306-373) et de Jacques de Saroug (451-521).

Fait surprenant, la figure de Muhammad est totalement absente du Coran. Contrairement à Jésus dans le Nouveau Testament ou à Moïse dans la Torah, Muhammad n’y occupe pas une place centrale. Sa biographie légendaire ne fut rédigée qu’environ deux siècles après sa mort, par Ibn Hisham (mort en 830) dans son ouvrage intitulé Sîra.

Par la suite, de nombreux propos attribués à Muhammad furent regroupés dans les Hadiths, compilés par des érudits tels qu’Al-Boukhari (810-870) et Muslim ibn al-Hajjaj (821-875), ainsi que par Muhammad Tirmidhi, avant d’être intégrés dans les œuvres d’historiens comme Tabari (839-923) dans son Tafsir.

Ces théologiens, originaires du Khorasan, dans le nord-est de la Perse, étaient géographiquement éloignés du Hijaz, en Arabie centrale. De plus, les Hadiths eux-mêmes contiennent de nombreuses contradictions, rendant difficile la construction d’un portrait cohérent de Muhammad.

Contrairement à ces théologiens, l’historien moderne dispose de chroniques rédigées en Syrie chrétienne qui mentionnent Mahomet de son vivant. Cependant, bien que leurs auteurs aient vécu à proximité des conquêtes, ils peinaient à définir l’identité des conquérants, utilisant divers termes ambiguës : Tayaye (ou Tayyiiye), Sarakenoi (Sarrasins), ainsi que fils d’Ismaël ou fils de Hagar (Hagaréens), des appellations inspirées des récits patriarcaux de la Bible.

Les conquérants étaient également désignés par d’autres variantes : Agarenoi, Hagraye, Mahgraye, Moagaritai, ou encore en arabe muhajirun, signifiant « combattants sur la voie de Dieu ». Eux-mêmes se qualifiaient de mu’minun (croyants) et non de musulmans. Quant à leurs adversaires, ceux-ci les appelaient mushrikun, c’est-à-dire des polythéistes, adeptes de la Trinité.

La diversité des noms attribués aux conquérants reflète leur origine variée et remet en question leur provenance du Hedjaz. Cela soulève des interrogations : les conquêtes furent-elles menées au nom de l’islam ? Les conquérants venaient-ils de la péninsule arabique ? À ces questions, l’analyse historique répond par la négative.

Les conquérants n’étaient pas musulmans, et leurs adversaires ne les désignaient pas comme tels, car l’islam, en tant que religion, ne s’est constitué que deux siècles et demi plus tard. Il est donc difficile d’affirmer que les souverains de la dynastie omeyyade de Damas étaient musulmans et non une invention rétroactive de la dynastie abbasside à Bagdad.

L’un des premiers chercheurs à remettre en question la nature des conquêtes qui ont bouleversé l’Empire byzantin et l’Empire sassanide-persan fut l’archéologue Yehuda D. Nevo (1932-1992). Avec Judith Koren, il a travaillé dans leur livre sur les Carrefours menant à l’islam et en est arrivé à la conclusion que l’Empire arabe a précédé l’islam.

Couverture, détail. Crossroads to Islam: The Origins of the Arab Religion and the Arab State de Yehuda D. Nevo et Judith Koren, 2003.

Ses recherches s’appuient notamment sur quelque 400 inscriptions gravées en caractères arabes anciens, découvertes à l’ouest de Sde Boker, dans le Néguev. Nevo a rejeté les traditions islamiques concernant la nature des conquêtes, affirmant que les Byzantins éprouvaient des difficultés à maintenir leurs provinces en raison de problèmes de gestion et de la diminution des revenus fiscaux dans les régions éloignées.

En conséquence, le pouvoir impérial cessa de payer les salaires des gouverneurs, abandonnant ainsi ces territoires aux chefs locaux qui en profitèrent pour collecter pour eux-mêmes les impôts. En temps voulu, ces derniers acceptèrent sans résistance les nouveaux conquérants, dont la religion ne différait pas de leurs propres convictions. Nevo soutenait également que le nom MHMD n’était pas un prénom, mais un titre signifiant « le glorifié », désignant les nouveaux dirigeants.

Les sources non islamiques : révélations historiques

Que nous apprennent donc les chroniques chrétiennes de Syrie sur ces conquêtes et sur le Muhammad historique ? Trois d’entre elles le mentionnent comme un commerçant transfrontalier.

Jacob d’Édesse (633-708) le décrit comme un commerçant de terrains en Terre Sainte, en Phénicie et en Arabia, au nord de la Mésopotamie, et l’appelle « Mahmat ». L’évêque arménien Sebeos, dans son ouvrage sur l’empereur Héraclius (661), mentionne également Muhammad comme un commerçant, affirmant que les Juifs du pays lui avaient demandé la permission de reconstruire le Bayt al-Maqdis à Jérusalem en 640. Sebeos qualifie les conquérants de « fils d’Ismaël » ou Hagaréens.

Le prêtre Thomas le Presbytre, vivant près d’Édesse, rapporte (en 643) qu’un commandant nommé « Mahmat » avait mené des soldats qui, en février 634, affrontèrent les Byzantins près de Gaza, tuant leur commandant ainsi que 4 000 villageois chrétiens, juifs et samaritains. Ces conquérants, appelés tayaye, s’étaient emparés de toute la Mésopotamie en deux ans.

Doctrina Iacobi (640), un texte chrétien polémique de Carthage, rapporte qu’un Juif de Césarée, nommé Justus, témoigne que les Saracènes avaient tué le commandant byzantin, à la grande satisfaction des Juifs, et conquis Gaza le 16 juillet 634. Leur chef était un prophète saracéen qui annonçait la venue imminente du Christ, le Messie, détenteur des clés du paradis. Ce prophète aurait consulté un ancien de la communauté, qui lui expliqua que les véritables prophètes ne se présentent pas au peuple armés jusqu’aux dents. Ce témoignage établit un lien clair entre Muhammad, le Messie Jésus, Israël et les Juifs.

Le patriarche de Jérusalem, Sophronius (638-560), rapporte dans son sermon de décembre 634 que les Ismaéliens campaient autour de Jérusalem et que, par crainte, les Chrétiens évitaient de se rendre à Bethléem pour Noël. Il qualifie les envahisseurs de « Sarrasins » cruels, accusés de détruire et incendier des villes et villages, piller des biens, profaner des églises et tuer des Byzantins.

Selon lui, leur objectif était la conquête du monde entier. En 635, il choisit de signer un traité de paix avec les conquérants de Jérusalem, assistés par des Juifs. Ces témoignages renforcent l’idée que Muhammad aurait participé à la conquête de Jérusalem en tant que chef de guerre, restant actif bien au-delà de la date présumée de son décès (632).

Contrairement à ces témoignages, la tradition musulmane attribue la conquête de la ville et la construction du Dôme du Rocher à l’émir Omar ibn al-Khattab.

Dôme du Rocher, Jérusalem, photographié en octobre 2015. (Crédit : Wikipedia / DCC BY-SA 4.0)

L’historien Thawafil ibn Tuma (Théophile d’Édesse) décrit dans son Chronicon (638) un jeune Muhammad quittant Yathrib en Arabie pour commercer en Terre Sainte. Fasciné par cette région et la croyance en un Dieu unique, il retourne à son clan avant de conquérir le sud de la Syrie en tant que commandant des tayyaye. Il loue la richesse de la terre d’Israël devant ses soldats, affirmant que grâce à leur foi, le Dieu unique leur accorderait une terre aussi fertile. Ses troupes ne rencontrent aucune résistance et reviennent avec un butin considérable.

Une chronique syrienne de 660, provenant de Khurasan (ouest de l’Iran), mentionne que Dieu envoya contre les troupes du roi sassanide Yazdegerd des Ismaéliens innombrables, dirigés par « Mahmud ». Aucune muraille ou porte ne put les arrêter, et ils conquirent toute la Perse. Le moine syrien Yoḥannan Bar Penkaye (687) décrit Muhammad comme un souverain cruel, dont les soldats étaient si loyaux qu’ils exécutaient toute personne lui désobéissant.

La première mention non musulmane de Muhammad en tant que général, roi et prophète se trouve dans la chronique syrienne de Zoknin (717). Ses troupes contraignent les Romains à fuir vers l’Est, conquièrent toute la Terre Sainte et y règnent. Muhammad, leur premier roi, aurait régné sept ans, leur imposant des lois et préconisant l’existence d’un Dieu unique.

La première mention épigraphique du nom de Muhammad date seulement de 685, sur une pièce de monnaie à Bishapur (sud-est de l’Iran), sous le règne d’Abdallah ibn al-Zubayr (692-624). Deux autres mentions de Muhammad apparaissent sur des graffitis et des papyrus provenant des vestiges d’Almird, au nord-ouest de la mer Morte, datés du début du VIIIe siècle.

Il est surprenant qu’à partir de 738, le nom de Muhammad, ainsi que ceux de La Mecque et de la Kaaba, soient absents de ces écrits. Il est possible que le nom « Mahmoud » dans ces inscriptions ne soit qu’un titre honorifique.

De nombreux chercheurs considèrent le règne du calife Abd al-Malik ibn Marwān (646-705), de la dynastie omeyyade, comme un tournant dans le processus d’islamisation et d’arabisation de l’administration de l’Empire, au détriment des langues grecque et syriaque.

Naturellement, cette initiative d’arabisation ne s’est pas réalisée du jour au lendemain, et de nombreuses années furent nécessaires pour que les populations diverses des territoires conquis adoptent l’arabe comme langue de culture.

Quant à l’islamisation, il s’agit là d’un anachronisme historique : plus d’un siècle s’est écoulé avant que les théologiens de l’islam ne rédigent la biographie de Muhammad ainsi que les traditions du hadith, lesquelles furent élaborées en dehors de la péninsule arabique, notamment en Perse sassanide, par des auteurs nés au IXe siècle au Khurāsān.

Dans son ouvrage Écrits sur l’islam, le prêtre nestorien Jean Damascène (Mansur ibn Sarjun, 676-749) offre un témoignage sur cette nouvelle religion à l’époque du souverain Abd al-Malik ibn Marwān. Selon lui, un prophète du nom de Muhammad aurait émergé, en lien avec un moine disciple du théologien chrétien Arius, originaire de Cyrénaïque, lequel s’opposait au concept de la Trinité. Ce moine aurait initié Muhammad aux récits bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament, l’amenant ainsi à fonder sa propre secte dissidente.

Ce prophète prétendait qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, créateur de tout l’univers, qui n’était ni engendré ni engendrant. Quant aux Chrétiens, Jean les qualifie de mushrikūn (associateurs), dans la mesure où ils affirment que le Christ est le fils de Dieu et Dieu lui-même.

Muhammad soutenait, pour sa part, que le Christ était un esprit de Dieu mais qu’il avait été créé, et que Jésus était le fils de Marie sans être né d’un homme. Dans son témoignage, Jean ne mentionne ni le terme « islam » ni celui de « musulman » et ne semble pas avoir eu connaissance d’un livre appelé « Coran ».

En 740, le Coran n’était probablement pas encore constitué sous la forme d’un codex unique, et les récits du hadith n’avaient pas encore été consignés par les théologiens islamiques du Khurāsān.

L’image de Muhammad, entre réalité historique et légende

Outre ces chroniques, le nom de Muhammad apparaît avec une insistance particulière dans les inscriptions monumentales du Dôme du Rocher à Jérusalem. Cet édifice octogonal, construit sur le mont du Temple par Abd al-Malik, avait pour ambition principale d’être un monument architectural rivalisant avec l’église Sainte-Sophie de Byzance, à Constantinople.

Décor extérieur en carreaux de céramique, inscriptions sur la façade nord-est du Dôme du Rocher, photographié en mars 2013. (Crédit : Wikipedia / CC BY-SA 4.0)

L’inscription ornant ses murs mentionne deux envoyés de Dieu : Jésus, fils de Marie, et Muhammad. Tous deux y sont définis selon une même approche théologique. Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, Jésus bénéficie d’une mention plus développée et plus manifeste que Muhammad, dont le nom apparaît uniquement sous une forme schématique.

Certains chercheurs estiment que l’inscription « MHMD » ne renvoie pas à un nom propre, mais constitue plutôt un titre ou un qualificatif. D’aucuns considèrent que cette appellation pourrait faire référence à Jésus lui-même, tandis que d’autres y voient un terme générique désignant les souverains de l’époque.

Selon cette dernière interprétation, la formule théologique « Muhammad, messager d’Allah. Qu’Allah le bénisse » pourrait se comprendre comme « Abd al-Malik, messager d’Allah. Qu’Allah le bénisse ».

Voici quelques extraits de l’inscription :

Il n’y a pas de dieu en dehors d’Allah. Il est unique, sans associé […] Muhammad est le serviteur d’Allah et son messager. C’est la vérité. Allah et ses anges bénissent le prophète […] Ô gens du Livre, ne soyez pas excessifs dans votre religion et ne dites d’Allah que la vérité. Le Messie, Jésus, fils de Marie, n’était qu’un messager d’Allah, et son âme qu’il insuffla en lui. Croyez donc en Allah et en ses messagers et ne dites pas ‘Trois’. Arrêtez, c’est mieux pour vous. Allah est un Dieu unique. Il ne convient pas à Sa gloire d’avoir un fils […] Allah suffit comme protecteur. Le Messie ne trouva aucune faute à être serviteur d’Allah comme Ses anges. Ô Allah, bénis Ton messager et Ton serviteur Jésus, fils de Marie. La paix soit sur lui, ainsi que sur le jour où il naquit, le jour où il mourut, et le jour où il ressuscitera en vie. C’est ainsi que Jésus, fils de Marie, a été. La déclaration de la vérité qu’ils contestent. Il ne convient pas à Allah d’avoir un fils. Quand Il décide quelque chose, Il dit : ‘Sois’ et cela arrive […]

Ces inscriptions témoignent clairement de l’intensification des débats chrétiens internes sur la nature christologique de Jésus :

Allah est unique. Allah est complet. Il n’a ni engendré ni été engendré, et nul ne Lui est semblable.

Ce texte rejette la divinité de Jésus ainsi que le dogme de la Trinité, et illustre le processus de formation d’une religion dissidente au sein de la société chrétienne-syrienne. Le rejet de la Trinité est également exprimé dans l’inscription suivante:

 Il envoya Son messager pour diffuser la religion de la vérité, afin qu’elle triomphe sur toutes les autres religions, contrairement à l’opinion des mushrikūn [associateurs].

Il est notable que le terme « islam » ne soit toujours pas mentionné dans cette inscription impériale, ce qui ne saurait être le fruit du hasard.

Les témoignages rédigés à l’époque, proches des événements, démontrent sans ambiguïté que l’Empire chrétien-syrien a précédé la naissance de l’islam. En outre, la figure de Muhammad dans ces chroniques diverge de celle des traditions islamiques.

En conséquence, il semble que les conquêtes n’avaient pas pour objectif de diffuser une nouvelle religion, mais visaient plutôt à étendre l’influence politique sur de nouveaux territoires, à la suite du déclin des autorités byzantines et sassanides, dans le but de collecter des impôts, de prendre des butins et de piller des biens pour soutenir les finances militaires.

L’implication indiscutable de Muhammad dans les conquêtes de la Grande Syrie, et en particulier à Jérusalem, soulève la question de savoir si les auteurs de la Sīra et des hadiths connaissaient les détails de ces conquêtes et de la participation de Muhammad à ces événements. Il est fort probable que si tel avait été le cas, ils n’auraient pas hésité à glorifier leur héros pour la conquête de la ville sainte et sa contribution à la fondation de l’empire.

D’après ces chroniques, il apparaît que la figure de Muhammad était considérablement plus héroïque que celle qui ressort des traditions islamiques.

Muhammad était indéniablement lié à Jésus-Christ, à la communauté des nasāra et aux communautés chrétiennes qui restèrent fidèles aux lois de la Torah.

Plus que tout, Muhammad était sans aucun doute le chef de guerre dont les troupes conquirent Jérusalem des mains des Byzantins, avec l’aide des Juifs, qui lui montrèrent l’emplacement du Temple.

En outre, les fouilles archéologiques dans les territoires conquis n’ont révélé aucun indice de siège, de destruction de villes ou d’incendies, éléments caractéristiques des conquêtes violentes.

Les conquérants furent généralement accueillis sans réelle opposition. Ces recherches menées au cours des dernières décennies modifient profondément notre compréhension des débuts de la culture arabo-musulmane dans le monde.

à propos de l'auteur
Yigal Bin-Nun. Historien. Chercheur à l'Université de Tel-Aviv à l'Institut Cohen pour l'histoire et la philosophie des sciences et des idées. Il est titulaire de deux doctorats obtenus avec mention à Paris VIII et à EPHE. L'un portant sur l'historiographie des textes de la Bible et l’aure sur l’histoire contemporaine. Il se spécialise en art contemporain, à la performance art, à l'inter-art et à la danse postmoderne. Il a publié deux livres, dont le best-seller Une brève histoire de Yahweh. Son nouvel ouvrage, Quand nous sommes devenus juifs, remet en question certains faits fondamentaux sur la naissance des religions.
Comments