Les 1000 ans inconnus dans l’histoire des Juifs
Vidéo : Qu’est-il arrivé aux Juifs du monde pendant mille ans ? Section Littérature et Culture, le 18 juillet 2023 (en hébreu).
Pendant mille ans, nous ignorons presque tout de l’histoire des Juifs.
Un millénaire sépare la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains de l’essor de la littérature hébraïque, qui apparaît dans le monde juif au XIe siècle. Cette période s’ouvre avec la fin des travaux historiques de Flavius Josèphe (Yossef ben Matityahou), vers l’an 100, et se clôt avec la première croisade (1096-1099).
À la fin de l’ère couverte par les écrits de Flavius Josèphe, nous ne disposons plus d’aucun témoignage significatif sur l’histoire des Juifs. Pour combler cette lacune, certains historiens se sont appuyés sur les figures légendaires de la Mishna et du Talmud.
Cependant, l’œuvre de Joseph présente l’avantage d’avoir été rédigée selon les méthodes des historiens grecs et romains. Ainsi, malgré leurs différences, sa documentation des événements juifs à l’époque gréco-romaine est comparable, en volume et en importance, à la saga historique des livres de la Bible.
Après le traumatisme de la destruction du Temple et les épreuves graves subies lors de la Grande Révolte (66-73), la Révolte de la Diaspora (115-117) et la révolte de Ben Cosba (Bar Kokhba 132-135), les Judéens ont traversé une crise théologique majeure, comparable à celle qu’avait connue le royaume de Juda après la prise de Jérusalem par les Babyloniens en 586 avant notre ère.
Une nouvelle ère s’ouvre alors, qui s’étend jusqu’à Saadia Gaon et Sherira Gaon au Xe siècle, marquant une transformation profonde du judaïsme par rapport aux Judéens de l’époque biblique. Entre ces deux périodes, la plupart des sources historiques se tarissent, privant les historiens d’éléments concrets sur la vie des Juifs dans leurs nombreuses communautés. Seules subsistent des inscriptions découvertes dans des sites archéologiques en Afrique du Nord et quelques références éparses dans les écrits des Pères de l’Église. Bien que précieuses pour comprendre les relations entre Juifs, Chrétiens et Musulmans, elles ne permettent pas de reconstituer une histoire continue, notamment quant à l’émergence des communautés juives au nord de l’Europe, en France et en Allemagne.

Une période obscure : le silence des sources historiques juives
Durant ces mille ans, cette époque s’est nourrie de légendes et de spéculations infondées, comme la prétendue conversion des Khazars, utilisée pour combler la carence de sources historiques. Il n’est donc pas étonnant que ces siècles médiévaux soient appelés Dark Ages, les périodes obscures de l’histoire mondiale, en raison du manque de textes historiques fiables.
Pour les Judéens, la destruction du Temple de Jérusalem par Titus marque une rupture radicale entre les rituels sacrificiels et un judaïsme dépourvu de sacrifices. Dès lors, et jusqu’à la diffusion du Talmud au XIIe siècle, définir ce qu’était la « religion juive » s’avère difficile. Une très longue période sépare le monde des sacrifices de l’émergence d’une religion centrée sur l’observance des commandements. Comment, alors, qualifier les croyances des Juifs durant cet intervalle ?
À la suite de la révolte de Ben Cosba, trois grandes communautés juives coexistent :
- les Juifs hellénisés, bilingues (hébreu-grec) ou trilingues (hébreu-grec-araméen) ;
- les Juifs messianiques-nazaréens (esséniens, ébionites et elkasaïtes) ;
- et les Juifs rabbiniques.
Il est aujourd’hui admis que les Juifs hellénisés constituaient la communauté dominante parmi ces groupes, tandis que les rabbins restaient marginaux. Si la datation précise de la rédaction talmudique reste encore incertaine, certains témoignages épars subsistent.
Judaïsmes pluriels : entre messianisme, hellénisme et rabbinisme
Le judaïsme rabbinique s’ancre principalement à Tibériade, Séphoris, Lod et Césarée, tandis que dans les villes mixtes, l’influence culturelle et linguistique du grec s’intensifie. Les Juifs du courant rabbinique ne sont pas restés imperméables à l’hellénisme et ont cherché des compromis avec sa culture. Parallèlement, les Juifs messianiques ont trouvé dans les Judéens hellénisés un terreau fertile pour leur mission et ont progressivement attiré de nombreux étrangers vers leurs communautés.
La période romano-byzantine a laissé derrière elle de magnifiques mosaïques ornant les sols des synagogues, offrant une vision saisissante de la culture et des croyances des Judéens fréquentant ces lieux de culte, de l’époque hellénistique jusqu’à l’ère musulmane. Les fouilles archéologiques ont mis au jour près de 120 synagogues ornées de mosaïques, ainsi que des pierres tombales, statues thermales et inscriptions.
Synagogues et polythéisme : une coexistence paradoxale
Ces vestiges révèlent non seulement l’omniprésence de la culture hellénistique, mais aussi une surprenante persistance du polythéisme dans les institutions juives. En effet, de nombreuses mosaïques représentent des divinités grecques telles que Dionysos ou Hélios sur son char. Curieusement, les motifs rabbiniques n’y figurent guère, et l’art figuratif adopté contredit manifestement les interdits traditionnels du judaïsme.
Le chercheur Emmanuel Friedheim a réalisé un inventaire exhaustif des sites et vestiges archéologiques israéliens et phéniciens mis au jour après la révolte de Ben Qosba, révélant unanimement un culte polythéiste. L’ampleur de ces influences polythéistes, présentes dans les synagogues, les thermes, les monnaies et les diverses inscriptions, ne manque pas de surprendre. Au sein de la population juive, le culte des divinités grecques et romaines cohabitait avec une fascination pour la magie, les croyances populaires et les superstitions.
Il est difficile d’imaginer aujourd’hui que les 2 400 sages mentionnés dans le Talmud et les héros de leurs légendes aient pu se retrouver dans une synagogue à Tibériade, Hamat Gader, Beit Alpha, Beit Shearim ou Tsipori, contemplant sans trouble la statue de Zeus métamorphosé en cygne séduisant Léda, ou encore les mosaïques foisonnant de divinités telles que Jupiter, Hélios et Dionysos, sans oublier les fresques représentant des hommes et des femmes nus sur les murs des synagogues.
Face à ces découvertes, une question s’impose : comment des communautés juives ont-elles pu placer au cœur de leurs synagogues non pas Yahvé, mais des divinités étrangères ? Les sages du Talmud ont-ils assurément prié dans ces synagogues ornées d’idoles ? Ont-ils accepté ces représentations par opportunisme ?
Le Talmud de Jérusalem témoigne que les rabbins ont dû composer avec cette réalité, car de nombreux Juifs vivaient du commerce d’idoles ou servaient comme prêtres dans des temples polythéistes.
Vers une nouvelle lecture de l’histoire antique des Juifs
Erwin Goodenough (1893-1965) fut le premier, en 1935, à théoriser l’existence d’un « judaïsme hellénistique » distinct durant la période gréco-romaine. Des traces en sont visibles dans les écrits de Philon d’Alexandrie, l’Évangile selon Jean et les découvertes archéologiques.
Au XXIe siècle, Seth Schwartz a prolongé cette réflexion, suggérant d’écarter temporairement la littérature rabbinique pour d’abord examiner les sources historiques et matérielles. Selon lui, l’idolâtrie des Juifs relevait d’un conformisme social et politique dans le monde romain. Friedheim, de son côté, considère que ce polythéisme était bien plus qu’une contrainte : il attirait une majorité de Juifs, bien plus que les préceptes rabbiniques.
Deux chercheurs français, Simon-Claude Mimouni et José Costa, ont approfondi cette question, étudiant le « judaïsme de la synagogue » ou « judaïsme sacerdotal » faisant ainsi référence à l’élite juive qui continuait de diriger les communautés malgré la destruction du Temple. En réalité, toute personne qui n’était ni chrétienne ni membre d’une yeshiva appartenait à cette catégorie.
Cette population dominante peut être décrite comme étant un judaïsme hellénistique vivant en harmonie avec le monde grec, sa culture et les aspects populaires et mystiques de son culte, sans renoncer à son identité juive. Cette catégorie incluait également un courant considérable d’hellénistes qui s’étaient individuellement assimilés aux Judéens ou qui se définissait comme partisans des Judéens (caelicolae). Ce phénomène remet évidemment en question la pureté de la race juive et son uniformité génétique.
Après les révoltes contre Rome, les Juifs vivaient dans toute la région orientale de l’Asie dans un syncrétisme culturel, entre l’antique littérature hébraïque biblique et la culture et la pensée grecques.
Si cela est exact, les sages du Talmud n’étaient qu’une minorité isolée, sans influence majeure sur les Juifs de leur époque. Ils vivaient repliés dans leurs académies, attirant peu d’adeptes. Leurs lois n’avaient pas de portée universelle et n’étaient suivies que par une fraction des Juifs. Bien qu’ils aient eu une hiérarchie interne complexe, ils n’ont pas créé d’institutions officielles ni de système administratif centralisé. Ils ne pensaient pas avoir la possibilité d’imposer leurs lois de comportement à l’ensemble des Juifs, et la plupart des Juifs n’adhéraient pas à leurs préceptes.
Dès le XIXe siècle, des chercheurs français comme Joseph Derenbourg (1811-1895) et Isidore Lévy (1871-1959), rejoints plus tard par le chercheur religieux Daniel Boyarin, remettaient en question l’existence même de Yohanan ben Zakkaï. Ils soutenaient que l’histoire de « Yavneh et ses sages » n’était qu’une réponse au concile de Nicée de 325.
Pourtant, de nos jours, les chercheurs continuent à se référer à la littérature des Sages, y discernant des vestiges de périodes antérieures. C’est ainsi qu’ils ont forgé le concept de « l’époque de la Mishna et du Talmud », une appellation suggérant que tout ce que nous savons de cette période provient essentiellement du Talmud. Selon cette approche, l’histoire des Juifs sur près d’un millénaire ne serait que le reflet du monde des sages, s’efforçant dans leurs yeshivot de créer une nouvelle loi juive.
Les récits captivants sur Hillel et Shammaï, Yohanan ben Zakkaï, Yehuda Hanassi, Rabbi Akiva, Shimon bar Yohaï et d’autres constituent ainsi le cœur de cette tradition narrative.
En somme, durant près d’un millénaire, l’histoire des Juifs n’a pas été dominée par les figures talmudiques, mais par un judaïsme bien plus diversifié, marqué par des influences hellénistiques et polythéistes. Malgré cela, les légendes des Sages ont servi de substitut en apparence cohérent pour décrire une période de près de mille ans. Mais seule la recherche contemporaine permet aujourd’hui d’en redessiner les contours.