L’épouse d’Israël, Léa

Pierre Orsey
Pierre Orsey

L’épouse d’Israël, Léa לֵאָה

וַיַּרְא יְהוָה כִּי־שְׂנוּאָה לֵאָה וַיִּפְתַּח אֶת־רַחְמָהּ

« L’Éternel voyant que Léa était haïe, la rendit féconde » Genèse 29,31

Léa n’a pas choisi son époux Yaakov, il lui a été imposé par son père Lavan qui a expliqué à son gendre que dans leur famille on ne pouvait pas marier la petite sœur Rahel avant son aînée. Léa est donc devenue l’épouse de celui qui aimait sa sœur… Et, bien que Yaakov ait été marié avec les deux sœurs et leurs deux servantes, une seule des quatre est appelée sa « vraie » épouse, Rahel.

Être épouse d’un époux qui aime une autre femme, c’est dur ! Même si dans son regard prophétique elle a pu pressentir qu’elle serait l’ancêtre, la mère de la lignée messianique de Yehouda à David, cela n’a pas pu lui suffire à vivre une vie d’épouse épanouie. Alors comment a-t-elle pu construire son équilibre, sa personnalité, sachant que son époux préférait Rahel (et ses fils Yossef et Benyamin) ?

Rachi dit que « depuis le jour de la création du monde, la première personne qui a appelé Dieu « Adonaï » (אדני) était Abraham ». Il ajoute que « depuis le jour où le Saint béni soit-il a créé le monde, personne ne l’a remercié jusqu’à la venue de Léa qui, elle, le remercie : « Pour le coup, je rends grâce à l’Éternel » (Genèse 29,35). Léa est le premier personnage biblique qui remercie HaChem.

Elle est tournée vers HaChem, vers Celui qui est le Maître du monde, Notre Père et le Père d’Israël, le Dieu d’Abraham, Yitzhak et Yaakov. Son époux véritable est plus grand que son mari. Elle est une épouse amère mais une mère comblée. Son amertume par rapport à son époux terrestre l’a orientée vers un époux céleste. Sa solitude est devenue une force, une force de fécondité. C’est elle qui parmi les quatre matriarches a eu le plus d’enfants : sept (dont une fille) tandis que chacune des trois autres en a eu deux.

Selon le midrash, cette force a aussi permis à Léa d’agir et de modifier le cours des choses : « Plus tard, elle enfanta une fille, et elle la nomma Dina » (Genèse 30,21). Après s’être elle-même jugée et condamnée (dina din : דנה דין), Léa enceinte d’un garçon a prié : « de Yaakov vont naître les douze tribus ; j’en ai enfanté déjà six d’entre elles, les servantes en ont enfanté quatre : en voici donc dix. Si j’enfante un garçon, ma sœur Rahel comptera moins que les servantes » (car elle aura moins d’enfants qu’elles). Elle a supplié HaChem que son bébé devienne une fille, « et elle la nomma Dina » (Genèse 30,21) (Dina du mot Din, jugement, rigueur). Léa a agi ainsi dans un élan de compassion envers sa sœur afin de préserver son statut de Matriarche.

En tant qu’aînée, Léa était destinée à Esav mais elle a épousé Yaakov. Elle a engendré le Messie, et au lieu d’aider Esav à s’élever elle a aidé Yaakov à ne pas se refermer sur son couple avec Rahel ni sur son enfant préféré Yossef. Elle permet à Yaakov de trouver un équilibre et elle l’aide à devenir Israël.

וַיַּרְא יְהוָה כִּישְׂנוּאָה לֵאָה, וַיִּפְתַּח אֶתרַחְמָהּ; וְרָחֵל, עֲקָרָה

« Et Dieu vit que Léa était détestée et Il ouvrit sa matrice, tandis que Rahel était stérile ». Genèse 29,31

« Léa conçut et enfanta un fils. Elle le nomma Réouven (Voyez, un fils !) » parce que, dit elle, « le Seigneur a vu mon affliction, et à partir de maintenant mon époux m’aimera. » Genèse 29,32

Léa haïe va être aimée (avec une forme à l’inaccompli : « à partir de maintenant, il m’aimera »). Mais c’est HaChem qui conduit les événements : « HaChem vit ». C’est HaChem qui a vu la détresse de cette femme détestée, et c’est Lui qui va introduire de l’ouverture au sein de cette détresse. Grâce à cette ouverture, Léa va pouvoir enfanter, puis nommer son enfant. Et à partir de maintenant pourra surgir l’amour. Ce qui s’ouvre, c’est la matrice, la capacité de pouvoir, par le geste d’amour porter la vie, toute forme de vie, pas seulement matérielle mais aussi spirituelle. Léa va passer de celle qui était délaissée à celle qui sera aimée.

Yaakov lui aussi a besoin d’évoluer, de subir une transformation qui va le faire passer du coup de foudre pour Rahel à un amour durable et profond. Dans le nom Léa il y a l’idée de faiblesse ; il est dit qu’elle avait les yeux faibles, mais ce mot faible (רָכַּה) veut dire « tendre, doux ». C’est donc réducteur de dire qu’elle pleurait parce que Yaakov ne l’aimait pas. En fait, Léa a la capacité, par sa douceur et sa tendresse, d’attirer l’affection de Yaakov et de retenir son élan pour Rahel.

« Elle conçut de nouveau et enfanta un fils. Elle dit : « Parce que le Seigneur a entendu que j’étais dédaignée, il m’a accordé aussi celui là. Et elle l’appela Shimon ». Genèse 29,33

Nous passons ici de la notion de « vision » (Dieu a vu) à la notion d’écoute (Dieu a entendu). Puis, au verset 34 : « Elle conçut de nouveau et enfanta un fils. Elle dit : « Ah! Désormais mon époux me sera attaché (ou m’accompagnera), puisque je lui ai donné trois fils. » C’est pourquoi on l’appela Lévi ».

Ici le terme « détestée » a disparu. Et l’idée d’un attachement apparaît avec le mot יִלָּוֶה : celui qui prête attention, qui accompagne. Léa a le sentiment que non seulement Yaakov l’accompagne, mais aussi HaChem. Léa est passée de la vision (Reouven) à l’écoute (Shimon), et maintenant elle ressent au plus profond d’elle-même qu’elle est accompagnée par HaChem et Yaakov. D’ailleurs, ce n’est plus Léa qui nomme son enfant Lévi, mais un tiers masculin, HaChem ou Yaakov. A partir de Lévi, on passe de la haine à l’accompagnement réciproque dans le partage.

Avec l’arrivée du quatrième fils au verset 35, une nouvelle étape est encore franchie :

« Elle conçut encore et mit au monde un fils et elle dit : « Pour le coup, je rends grâce à l’Éternel ! » C’est pourquoi elle le nomma Yehouda. Alors elle cessa d’enfanter ».

Le nom Yehouda signifie remercier, reconnaître, louer, avouer. Et c’est Léa qui le nomme. Elle reconnaît la présence du Divin dans sa vie, et elle remercie. Elle est passée au niveau de la reconnaissance. Léa est la femme qui par sa transformation intérieure, va aider Yaakov à passer de la haine à l’amour.

Rahel est la mère du Messie fils de Yossef (les Juifs hors d’Israël) tandis que Léa est la mère du Messie fils de David (Yéhouda) (les Juifs israéliens). Aujourd’hui encore, on a parfois le sentiment que « le monde » a tendance à préférer les Juifs de la Diaspora aux Juifs d’Israël. « Le monde » est plus rassuré avec un Israël laïc et universaliste qu’avec un Israël juif et religieux, tout simplement parce qu’il ignore le véritable Projet d’HaChem (et surtout parce que le monde ne perçoit pas l’universalité spirituelle d’Israël).

Le Messie fils de Yossef qui représente à la fois les Juifs laïcs en Israël et ceux de diaspora qui n’éprouvent pas le désir de faire leur alya, n’est pas encore réconcilié avec le Messie fils de David qui représente tous les Juifs d’Israël et de la Diaspora. Et pourtant, les deux sont indispensables l’un à l’autre : Yossef est l’universalisme indispensable au particularisme de David ; il est « l’extérieur » indissociable de « l’intérieur ». L’âme masculine de Yossef (le soleil) est inséparable de l’âme féminine de David (la lune).

Léa est donc toujours haïe. Elle a le « mauvais » rôle. Et pourtant elle a le premier rôle puisque c’est bien le Messie fils de David qui est le Messie ultime tandis que le Messie fils de Yossef lui prépare le trône et le sert.

Léa est spirituelle, elle représente la dimension de l’intériorité, du monde d’en-haut, caché, qui ne se dévoile pas. C’est ainsi que tous ses actes sont ignorés de Yaakov qui ne s’attache pas volontairement à ce qui se cache mais plutôt à ce qui se dévoile (Rahel). Léa incarne la Présence divine exilée dans les mondes d’en-haut, qui voudrait descendre dans le monde d’en bas. Léa est le premier « hé » du Nom divin (et Rahel le deuxième). Mais en réalité les Maîtres d’Israël disent que Léa et Rahel sont la même âme. Léa est en quelque sorte la Jérusalem céleste, le modèle de la Jérusalem terrestre.

Léa n’a pas d’autre fonction que celle de mère tandis que Rahel est une bergère, une sportive, une fille de la nature, une meneuse qui gère un troupeau. Rahel représente la terre, le monde d’en-bas. Rahel dirige les âmes pour son époux Yaakov tandis que Léa dirige son époux Israël.

Le Zohar révèle que Yaakov, grâce à ses deux mariages, a réuni le monde d’en-haut et le monde d’en-bas, ce qui lui avait été révélé dans le rêve de l’échelle. Yaakov a mis de l’amour dans les deux mondes. Unir le Ciel et la terre, c’est aussi la vocation d’Israël.

Le rôle de Léa est donc à la fois ingrat et essentiel, caché et prépondérant. C’est elle qui maintient le cap. Aujourd’hui encore Léa dirige Israël vers son destin de Royaume de prêtres, Peuple intermédiaire entre HaChem et l’humanité. En effet, peu à peu la prêtrise d’Israël va reprendre sa place originelle. Une fois arrivée en Israël, Rahel disparaît et c’est Léa qui prend la place de l’épouse. Depuis le début du XXème siècle, Israël est en train de reconstruire son unité, sa Maison définitive, la Maison de prière pour tous les peuples. Et celle qui est le moteur de cette construction, c’est Léa. Sa sœur Rahel représente le judaïsme de l’exil, celui qui engendre le judaïsme d’Israël. Rahel, c’est aussi la spiritualité du Messie fils de Yossef, la spiritualité universaliste. Cette universalité sans particularisme, sans centre, ce corps sans cœur est destiné à se soumettre à un organe plus central, le Peuple éternel, Israël. La vocation première d’Israël est une vocation universelle (mais non universaliste, dans le sens qu’elle n’exclut pas les différences mais les harmonise).

Léa est du côté de la rigueur, de la force (le côté féminin) ; et elle est aussi fécondité, matrice ; elle est donc Le Temple, le lieu où le divin emplit la matière. Elle n’est pas le Temple sur terre mais « au ciel », en-haut. Elle est réceptivité et don ; créativité, matrice, mère. Aujourd’hui Léa est en Israël, dans le peuple juif de retour sur sa terre.

C’est en buvant à la source d’Israël que notre âme trouve ce qui lui manque et devient ce qu’elle est destinée à être. Israël féminin est en soi le Temple ; l’âme d’Israël est le Temple. Cette âme n’est pas restreinte et limitée à Israël, elle commence à dépasser aujourd’hui les frontières du Peuple juif et de sa terre. Ceux qui boivent à cette source deviennent à leur tour source.

L’épisode des mandragores nous éclaire sur un autre point. « Léa sortit à sa rencontre et dit : « c’est à mes côtés que tu viendras, car je t’ai retenu pour les mandragores ». » Et il reposa près d’elle cette nuit-là. » (Genèse 30,16). Dans le judaïsme, les femmes ont le droit de demander une relation sexuelle avec leur époux (ceci étant bien sûr encadré par les lois de pureté familiale). Les Maîtres d’Israël font remarquer qu’en réalité Léa n’a rien exigé ouvertement, mais qu’elle a simplement suggéré et a fait comprendre son désir à Yaakov sans forcer sa volonté, puisque selon les Maîtres « les femmes font sentir ; elles s’expriment plus allusivement, elles parlent avec le cœur tandis que l’homme s’exprime plus directement, avec la bouche ».

Aujourd’hui, Israël peut enfin accomplir sa vocation en diffusant les sources de la Torah dans toutes les directions, préparant ainsi le monde à l’avènement de la Délivrance (guéoula גאולה).

à propos de l'auteur
Passionné de judaïsme et d'Israël, Pierre Orsey est né en 1971 et habite près d’Avignon.
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