L’épineuse question de l’aide humanitaire à Gaza : qui est vraiment responsable?

Des camions en transit passent au poste-frontière Karm Abu Salem, ou Kerem Shalom, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 10 septembre 2023. (Crédit : Said Khatib/AFP)
Des camions transportant de l'aide humanitaire circulent dans une rue de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 10 mars. MOHAMMED ABED/AFP VIA GET

Dans « Anatomie d’un génocide », rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967,  Francesca Albanese accuse Israël d’avoir « imposé délibérément au groupe (les Palestiniens) des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou en partie ». Cette accusation est extrêmement grave car elle constitue l’un des 5 critères utilisés pour qualifier un acte de génocide dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (CPPCG), ou Convention sur le génocide.

Albanese écrit dans l’introduction de ce rapport que la Cour internationale de Justice « a trouvé qu’il y avait un risque plausible de ‘préjudice irréparable’ aux droits des Palestiniens de Gaza, un groupe protégé par la Convention sur le génocide, et a ordonné à Israël, entre autres, de ‘prendre toutes les mesures en son pouvoir’ pour prévenir les actes de génocide, prévenir et punir l’incitation au génocide et assurer une aide humanitaire d’urgence » dans l’enclave de 360 kilomètres carrés, où vivent 2,3 millions de personnes.

Dans cet article, je voudrais explorer la notion d’« aide humanitaire » sur la base du droit international humanitaire et regarder les obligations d’Israël, mais aussi du Hamas envers sa propre population selon ce cadre juridique. En somme, j’aimerais explorer la question épineuse de savoir si Israël a ou non « pris toutes les mesures en son pouvoir » lorsqu’il s’agit de l’accusation alléguée d’avoir « délibérément imposé au groupe des conditions de vie calculées pour provoquer sa destruction physique en tout ou en partie ».

Quelques faits pour commencer

Du point de vue du droit international, Gaza est sous « occupation israélienne » depuis 1967. Le territoire de Gaza a néanmoins été entièrement évacué par l’armée israélienne suite au plan de désengagement unilatéral de 2005. Ce plan prévoyait, entre autres, que les 21 implantations qui s’y trouvaient ont été supprimées et 8 000 Israéliens ont été déplacés. Ce désengagement a largement profité au Hamas, qui a pris le pouvoir à Gaza en juin 2007, après que l’Autorité Palestinienne, sous l’autorité de Mahmoud Abbas élu en 2005 et qui devait cogérer la bande de Gaza, en ait été violemment chassé.

Suite à ces événements, un blocus de la bande de Gaza a été imposé par Israël, avec le soutien de l’Égypte. Il faut noter ici que ce n’est pas à cause de « l’occupation israélienne » que le blocus partiel, très critiqué, a été imposé mais en réponse à la prise de pouvoir du mouvement islamiste dans la bande de Gaza. De plus, le blocus d’une ville ou d’un territoire n’est pas interdit à proprement parler par le droit international humanitaire, mais soumis à des règles concernant la méthode utilisée et les éventuelles conséquences humanitaires.

A ce sujet, je voudrais donc souligner que dans son rapport « Anatomie d’un génocide », Francesca Albanese rappelle lorsqu’elle présente le cadre juridique du rapport que « le génocide ne peut en aucun cas être justifié, y compris la prétendue légitime défense. La complicité est expressément interdite, donnant lieu à des obligations pour les états tiers. » Cette mention amène donc à s’interroger sur la responsabilité de l’Egypte lorsqu’Israël est accusé de génocide. En effet, aujourd’hui l’approvisionnement de Gaza en eau, nourriture, carburant, gaz et électricité dépend d’Israël via les postes frontières de Kerem Shalom et d’Erez mais aussi de l’Egypte, via le poste frontière qui se situe au sud de la ville gazaouie de Rafah. Or, pour que l’on puisse s’interroger sur la « complicité » de l’Egypte, faudrait-il encore que les affirmations du rapporteur soient vraies.

United Nations (UN) Special Rapporteur on the Rights Situation in the Palestinian Territories, Francesca Albanese, is seen on a TV screen delivering her rapport during a session of the UN Human Rights Council, in Geneva, on March 26, 2024. Albanese said there were clear indications that Israel had violated three of the five acts listed under the UN Genocide Convention. (Photo by Fabrice COFFRINI / AFP)

Ce que les opposants à Israël, notamment F. Albanese, veulent retenir, ce sont les déclarations du ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, qui avait annoncé un « siège complet » de Gaza le 9 octobre 2023, et du ministre israélien des Affaires étrangères Israel Katz, qui aurait déclaré : « Aide humanitaire à Gaza ? Aucun interrupteur électrique ne sera allumé, aucune bouche d’eau ne sera ouverte ». Cependant, regardons ici les faits et soulignons que depuis le début de la guerre en octobre 2023, 19 354 camions sont entrés à Gaza via Rafah, transportant 19 952 tonnes de fournitures médicales et 23 453 tonnes de nourriture. De plus, depuis le début de la crise, l’aide fournie par les États membres de l’UE a plus que doublé, avec des fonds supplémentaires s’élevant à 490,5 millions d’euros. Cette somme vient s’ajouter aux aides estimées entre 1 000 et 2 600 millions de dollars qui ont été reçues pour la reconstruction de la bande de Gaza depuis 2014.

Au début du conflit entre Israël et le Hamas, l’économiste et essayiste français Nicolas Bouzou soulignait déjà que le sous-développement du territoire gazaoui est moins lié au blocus israélien qu’au détournement de l’aide internationale pratiqué par le Hamas. Il n’est donc pas surprenant de voir que, selon plusieurs médias, le groupe terroriste islamiste palestinien a réussi à saisir une importante cargaison d’aide humanitaire livrée à Gaza après l’ouverture du terminal d’Erez en avril. Alors, qui est réellement responsable de la crise humanitaire, Israël ou le Hamas ?

Pour un autre regard sur le droit international : la « responsabilité de protéger »

Lorsqu’on parle de droit international humanitaire, rappelons que les Conventions de Genève relatives à la guerre, notamment les quatre Conventions de 1949 et leur Protocole additionnel de 1977, constituent les principaux traités applicables aux conflits armés internationaux. En effet, quatre Conventions de Genève ont été adoptées en août 1949 parmi lesquelles la Convention de Genève (IV) relative à la protection des civils en temps de guerre. Le Protocole I, ou protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, a été adopté le 8 juin 1977.

Le droit international est souvent évoqué pour accentuer les accusations portées contre Israël. Cependant, en droit international, la notion fondamentale de « responsabilité de protéger » stipule explicitement qu’« il est de la responsabilité de chaque état de protéger sa population contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité ». Le concept de « responsabilité de protéger » sert implicitement de base aux nombreuses résolutions du Conseil de sécurité adoptées depuis 2005 sur la protection des populations civiles dans les conflits armés. Il s’inscrit dans une conception légaliste dans la mesure où il ne consacre pas un droit « automatique » mais encadré à l’assistance humanitaire pour les victimes de violations massives et systématiques du droit international des droits de l’Homme.

La question ici est donc : qui viole le droit international, Israël ou le Hamas ? L’état de Palestine n’étant pas reconnu internationalement, le Hamas échappe également au champ d’application du droit international. Cependant, si l’on admet que les règles du droit international doivent s’appliquer à Israël, il faut partir du principe que le Hamas – qui est de facto l’autorité gouvernante de la bande de Gaza et le représentant légitime du peuple palestinien – doit aussi être soumis à ses obligations juridiques du point de vue du droit international. Sa volonté résolue de ne pas rendre ses otages à Israël donne à l’État hébreu une raison légitime de poursuivre les hostilités et contribue à aggraver la situation humanitaire à Gaza. En ce sens, le Hamas manque à sa « responsabilité de protéger ».

D’un autre côté, Israël a fourni des preuves à l’appui de ses affirmations de longue date selon lesquelles le Hamas utilisait l’hôpital Shifa comme centre opérationnel et centre de commandement majeur. Les preuves, corroborées par le New York Times, indiquent que l’hôpital était situé au-dessus de tunnels abritant le quartier général des combattants du Hamas, qui utilisaient les patients comme « boucliers humains ». L’utilisation de lieux civils tels que les écoles, les hôpitaux et les mosquées pour construire et protéger des installations militaires illustre également l’idée selon laquelle le Hamas manque à sa « responsabilité de protéger » et de garantir au peuple palestinien son droit fondamental à la sécurité.

La question des droits de l’Homme est complexe car il n’existe guère de relations plus paradoxales que celle entre la force, et plus particulièrement la guerre, et la morale. Il ne semble cependant y avoir aucune ambiguïté sur les intentions du Hamas : depuis 2007, le groupe islamiste utilise sa population comme « boucliers humains » dans ses conflits avec Israël. Le Centre d’excellence en communications stratégiques de l’OTAN a publié un rapport détaillé dans lequel il démontre que la logique stratégique derrière l’utilisation de « boucliers humains » implique deux éléments clés : utiliser les victimes civiles comme outil de guerre et profiter de la sensibilité de l’opinion publique occidentale à l’égard de ces victimes pour accuser Israël de commettre des crimes de guerre.

Alors que penser de « Anatomie d’un génocide » de Francesca Albanese ?

Dans cette « guerre asymétrique », l’utilisation de sa propre population par le Hamas devrait être dénoncée comme une violation grave du droit humanitaire international, tout comme l’est la soi-disant crise humanitaire créée par Israël. Alors que le groupe terroriste palestinien affirmait déjà en décembre 2023 que le nord de Gaza était dans un « état de famine, en raison de la pénurie de produits alimentaires essentiels », Israël a accusé le mouvement islamiste de « thésauriser les convois humanitaires alimentaires » pour lui-même.

Si les accusations de Francesca Albanese concernant la volonté d’Israël d’“imposer délibérément au groupe des conditions de vie susceptibles d’entraîner sa destruction physique en tout ou en partie” sont vraies, alors nous sommes surpris que 7 mois après le “siège complet”, aucune déclaration officielle n’ait été publiée pour annoncer la mort massive de la population due à la famine ou à la déshydratation. À titre de comparaison, le siège de Jérusalem (70 après JC) a tué 1 100 000 personnes ; le siège de Sébastopol (1854-1855) tua 200 000 personnes et le siège de Leningrad (1941-1944) tua 1 000 000 à 2 500 000 de personnes.

Une explication simple à cela est peut-être que, lorsqu’il s’agit du peuple palestinien, Israël n’a pas l’intention de « provoquer sa destruction physique ». Cependant, en raison de la densité de Gaza, les pertes sont belles et bien plus élevées que la moyenne.

La rédaction de cet article n’enlève rien au fait que nous déplorons toutes les morts de femmes et d’enfants innocents victimes d’une guerre voulue par leurs dirigeants mais dont il ne veulent pourtant pas en assumer la responsabilité.

à propos de l'auteur
Nathalie Boehler, ancienne journaliste en Israël pour i24NEWS et doctorante en droit public spécialisée en droit international, droit pénal, environnemental et humanitaire.
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