Le téléréalisme spéculatif selon Aurélien Bellanger
Aurélien Bellanger, docteur en philosophie d’un monde parallèle, a publié Téléréalité (2021), aux éditions Gallimard, après La théorie de l’information (2012), L’aménagement du territoire (2014), Le Grand Paris (2017) et Le Continent de la douceur (2019).
Pourrais tu nous expliquer de quoi traitait ta thèse: La métaphysique des individus possibles, à l’EHESS ?
Aurélien Bellanger: Il s’agissait d’expliquer en gros pourquoi je n’étais pas une casserole, dans un autre monde. Qu’un casque militaire devienne une passoire dans le civil, cela s’est vu. Mais que par itérations successives, comme dans l’expérience de pensée du bateau de Thésée, je devienne un ustensile de cuisine, cela heurte notre conception de l’identité. Ce qui amène une contradiction entre deux théories auxquelles nous tenons également : que les choses aient une identité, mais qu’elles puissent avoir différé un peu de celle-ci. C’est une question métaphysique assez merveilleuse, qui court de Duns Scot à Kipke, de Leibniz à Lewis. Qu’on peut formuler aussi de façon théologique : Dieu aurait-il pu concevoir le monde uniquement avec des lois universelles, ou bien était-il tenu d’y introduire aussi des individus ? Mais plus prosaïquement, avec plus de dix ans de recul, ce qui me reste de mondes possibles, le seul en tout cas qui m’est cher et que j’admets, c’est celui où ma thèse existe, et où je suis docteur, plutôt que romancier …
Quel est ton lien avec le réalisme spéculatif du philosophe Quentin Meillassoux ?
Aurélien Bellanger: Soyons très prosaïque ; quand j’étais aspirant philosophe, j’étais aussi libraire. Et j’ai lu, alors, Après la finitude, après qu’un couple de clients m’en ait dit le plus grand bien. Que j’ai compris après que c’était les parents du philosophe ne m’a conduit à réviser négativement ce jugement. Je me suis plus tard un peu intéressé, plus en romancier qu’en métaphysicien, à Quentin Meillassoux comme légende.
Jusqu’à me procurer par exemples sa thèse. Mais cette scène primitive fait obstacle au lourd sérieux du projet, qui aurait consisté à traiter Meillassoux comme un autre Heidegger — philosophe dont l’abondante présence, en librairie, ne doit pas faire oublier qu’il ne finissait pas ses livres, en tout cas qu’il a sans cesse retardé la publication de son traité principal.
Cette réflexion sur les mondes possibles se déploie-t-elle dans ton oeuvre ?
Aurélien Bellanger: Que pourrait-on penser d’un romancier dont on connaitrait les parents, antérieurement à l’œuvre ? Est-ce qu’on arriverait à y croire ? Est ce que ce n’est pas à cause de cela qu’A la recherche du temps perdu est si longue — pour faire oublier que la mère en est secrètement le personnage principal ? Mais plus sérieusement, je répondrais que si je crois au possible, au point que mes livres sont très largement, sinon exclusivement improvisés, j’ai toujours pensé que leur forme leur préexistait, et qu’ils n’auraient pu être différents, à la virgule près. C’est l’unique endroit où je suis spinoziste, alors que partout ailleurs, je suis leibnizien.
La téléréalité incarne-t-elle un incompossible ?
Aurélien Bellanger: La téléréalité éternise ce sentiment du temps de la jeunesse qui s’éternise. Quelque chose qui m’avait marqué dans Le docteur Faustus, de Thomas Mann, autrefois, quand le héros, futur génie de la musique, regarde avec ironie ses camarades de séminaire : ils débattent ainsi de l’existence de dieu et lui note qu’ils ne retrouveront jamais cette intensité spirituelle. C’est un peu ce que sont devenus nos lofteurs, avec 20 ans de recul : les étudiants fébriles que nous étions alors, redessinés par la mélancolie. La voilà, la grande incompossibilité du Loft.