Le système profond

Ça ressemblait à un one man show. Un peu particulier il est vrai. En plein air d’abord, sur une grande butte gazonnée qui surplombait une mer bleu foncé. La bonne quinzaine de participants ensuite, amenés au rôle de spectateurs, assis, allongés, agenouillés, selon. Et la vedette, assise en tailleur, sans micro ni flonflon, leur faisant face en contre-bas. Qui entama son « numéro », comme l’avait introduit Jonathan, sans attendre les derniers arrivants qui s’installaient. C’est très sympathique de votre part. Permettre à un jeune étudiant de vous présenter, à vous les chevronnés, sa vision de l’état actuel de gouvernance du monde. Jeunes ou moins jeunes, après tout, nous sommes tous dans le même bateau.
Il entra de suite dans le vif de son sujet. Depuis quelque temps, avec une belle unanimité, avec une indignation partagée, les puissants d’un ensemble toujours plus large de pays nationalistes, conservateurs, proclament Urbi et Orbi les dangers du « Deep State ». Un contre-pouvoir caché, mystérieux, d’obédience politico-gauchiste, idéologo-universitaire, mondio-libéral… Qui sape le pouvoir en place, légitime, officiel. S’oppose à ses actions, ses projets, corrompt les médias, infiltre les oppositions… « Deep State », dont l’affirmation de l’existence, si commode, justifie le développement d’une gouvernance de plus en plus nationaliste, autoritaire.
Peut-être pour dérouiller ses longues jambes, ou pour marquer le passage, l’étudiant se leva.
Un train peut en cacher un autre. En fait, derrière le « Deep State », tous ces dirigeants, avec la même unanimité, ont lancé un nouveau mode de gouvernance. Le « système profond ». Globalement, la captation du mode démocratique. Au profit d’un homme (pourquoi toujours des hommes ?) et de son clan. Il ne s’agit pas de coup d’État brutal, de dictature immédiate. Plutôt d’un processus « soft ». Une pénétration plus ou moins lente, mais inexorable, de tous les rouages de l’État.
Le grignotage, aussi inexorable, de tous les pouvoirs. Législatif, exécutif bien entendu. Mais si possible juridique également. Bénéficiant ainsi d’un climat de corruption. Il s’agit d’un processus de subordination de tous les acteurs de gouvernance. Par un cocktail de prévarication, fascination, contrainte, menace pourquoi pas. De limitation progressive des libertés, jusqu’à leur quasi-suppression, pourquoi pas.
Il s’agit de mainmise sur les médias. Additionnée de véritables programmes de « fake news », de dénigrement, d’incitations sur les réseaux sociaux. Avec la mobilisation – par intérêts partagés – de l’oligarchie nationale, les politiques et les capitaines économiques, financiers, de la hightech, y trouvent tous leur compte. Il s’agit, enfin, quoi que, de la greffe sur le système du complexe militaro-industriel. Celui dénoncé en son temps par Eisenhower. Qui savait si bien de quoi il parlait. Qui a si bien prospéré depuis, qui s’empare des richesses produites, au détriment de l’éducation, la science, la santé, qui détruit mécaniquement le vernis de moralité humaine que les civilisations ajoutent aux hommes.
Un « système profond », bien huilé, bien réel, bien complet. Maintenant. Pas une invention d’un étudiant un peu trop imaginatif. Par exemple, trumpien, erdoganien, orbanesque, poutinesque, xipinien, nethanyahounien.
Du coup, l’étudiant se rassit. Pourquoi se priver ? Un « système profond » qui profite des failles de plus en plus béantes que le modèle démocratique occidental offre à tous les candidats prédateurs. Nombreuses et généreuses. À commencer par cet absurde principe de délégation de pouvoir. Principe apparemment logique en termes de pratique de gouvernance publique. Sauf que, manque réel de son contrôle effectif, sous-estimation de la malignité des prétendants au pouvoir, aspiration schizophrénique à un chef, la délégation vire presque systématiquement à l’abandon de la toute puissance à un homme. Rarement à une femme, en passant.
Bien entendu, à un clan d’affidés, se répartissent les miettes de cette puissance. Déviance fatale, qui se complète par la dictature de la majorité vis-à-vis de toute minorité.
Ce développement du « système profond » s’appuie d’ailleurs assez naturellement sur ce qu’un jeune, justement, de dix-sept ans exactement, Étienne de la Boétie, aussi tôt qu’en 1576, a défini comme « la servitude volontaire ». La soumission de la population, en fait, est rarement imposée par la force. Croyance, fatigue, habitude, la soumission est acceptée par l’ensemble des citoyens.
Une série de facteurs aggravants contribuent à l’enracinement de ce système. Ouvrir l’accès à la gouvernance publique, au monde religieux, en est un, majeur. Le désastre assuré est suffisamment démontré par l’actuelle résurgence de l’islamisme extrême. Ou par la portée au pouvoir des fous de Dieu israéliens.
Un autre est le désarroi du monde intellectuel, politique, devant la rapidité d’évolutions radicales des temps modernes. Incapable de produire un système alternatif, de remettre en cause une organisation du monde craquant par tous les bouts. S’y ajoute une conséquence de la simplification écrasante de l’hyper médiatisation.
Les « grands hommes » modernes ont abandonné l’universel pour une personnalisation à une seule dimension. A preuve irréfutable, l’appui sur le principe exclusif de Force par le président du plus puissant pays du monde, armé d’un vocabulaire de l’ordre de 300 mots, à la culture littéraire probablement réduite à son dernier livre de maternelle.
Le grand sourire de l’étudiant manifesta sans aucun doute son grand plaisir d’avoir pu décocher cette dernière flèche à un tenant emblématique de ce trop fameux « système profond ». La mer, devenue soudain un peu plus agitée, sembla d’ailleurs partager ce plaisir.
Il invita son public, pour terminer en fanfare, à se souvenir du plus terrible exemple. Celui d’un certain Hitler, qui en attribuant le « Deep state » à une seule catégorie de population, en persuadant, fascinant, mobilisant un peuple entier, avait porté à la plus tragique incandescence l’application de ce « système profond ».
Évocation glaçante que Jonathan s’efforça à ramener à une dimension plus positive en rappelant l’injonction de La Boétie dans son Traité de la servitude volontaire :
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres.