Le silence comme pratique de justice restaurative

Depuis le 7 octobre, ma vie personnelle et professionnelle a été bouleversée. Depuis, je ne cesse de me poser des questions. La plupart d’entre elles restent sans réponse. Aujourd’hui, je souhaite les partager avec vous. Je m’appelle Béatrice Coscas-Williams. Je suis chercheuse en droit et enseignante au département de criminologie du Western Academic College à Saint Jean d’Acre, dans le nord d’Israël, où Musulmans, Juifs, Chrétiens et Druzes vivent et travaillent ensemble. Je n’emploierais pas l’expression « dans la paix », mais nous nous efforçons quotidiennement de maintenir des liens et de créer des ponts sans rompre le dialogue. Cela n’était pas facile avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est un véritable défi.
Ma première question était simple. Après le 7 octobre, puis-je continuer à enseigner les droits humains, les droits des victimes et l’interculturalité en pleine guerre et à des communautés que tout oppose ? Étonnamment, la réponse est devenue claire rapidement: oui. J’enseigne et j’apprécie chaque minute de chacun de mes cours. Malgré les défis, l’échange académique offre un semblant de normalité dans une situation anormale.
Une histoire : après des semaines de cours en ligne, notre département a décidé de nous réunir en présentiel malgré les bombardements dans le Nord (notre campus est à environ 30 kilomètres de la frontière libanaise). Durant un cours sur l’interculturalité, dans un moment hors du temps, des étudiants de différentes communautés débattent ensemble des différences et des points communs de leur religion, des fêtes religieuses, de Dieu et du concept de pardon. Soudain, une énorme explosion suivie d’une deuxième et d’une troisième secouent les murs de la classe. Un haut-parleur appelle au calme et crée un vent de panique. Certains se dirigent en courant vers les abris, d’autres vers leurs voitures, d’autres cherchent un endroit où se protéger.
À ce moment-là, mes étudiants – juifs, musulmans, chrétiens et druzes – s’aident et se rassurent mutuellement. Face aux attaques de missiles, aux explosions déchirant nos tympans, il n’y a plus de différences, plus de religions – juste la peur, la solidarité et le désir de se protéger les uns les autres. Rien d’autre ne compte. Par cette histoire et par une année académique entière de travail ensemble, je remercie mes étudiants pour leur tolérance et leur résilience à continuer de vivre et d’étudier et de partager leur quotidien en ces temps difficiles.
Ma deuxième question concerne la signification du silence. Le silence est-il la réponse pour maintenir le vivre ensemble ? Peut-il être considéré comme une pratique de justice restaurative ? Parfois, il semble que le silence nous permet de continuer à travailler, apprendre et enseigner ensemble. Nous avons besoin de silence pour guérir en réintroduisant lentement des mots, afin de ne pas nous blesser mutuellement.
Maintenant, j’aimerais aborder les questions qui restent sans réponse. Les Palestiniens et les Israéliens – juifs, musulmans et autres communautés en Israël – portent une mémoire collective et un traumatisme qui remontent à des décennies, voire des siècles. Notre objectif n’est pas d’accepter la mémoire collective de l’autre ou d’adopter son récit, mais de reconnaître la souffrance de chacun.
Ici, nous reconnaissons le poids de nos mémoires collectives, mais qu’en est-il de la mémoire collective des peuples en Europe ou sur le continent américain ? Pourquoi ce conflit provoque-t-il autant de blessures et suscite-t-il des réactions si intenses et profondes ?
Ici, nous essayons de mettre de côté nos mémoires collectives en utilisant le silence malgré notre douleur. À quelques milliers de kilomètres d’ici, le bruit fort des protestations, des cris et des boycotts déferle sur les campus universitaires. Sur quelle base repose leur mémoire collective qui entraîne une telle intensité de haine, de colère et d’incapacité à écouter et à apprendre les uns des autres ?
Une autre question sans réponse concerne les victimes. En tant que praticiens et universitaires spécialistes de la justice restaurative, nous revient-il de choisir les victimes ? Ou notre rôle est-il de créer et de faciliter des plateformes pour que ceux qui se considèrent comme victimes puissent s’exprimer librement ? Si nous choisissons les victimes, nous devenons alors des juges ? Et même si nous choisissons cette position, nous devons nous efforcer de rester neutre.
Je voudrais citer Aharon Barak, l’ancien président de la Cour suprême d’Israël, dans son opinion en tant que juge ad hoc à la Cour internationale de justice, le 24 mai 2024 :
« Le seul moyen que j’ai trouvé pour rester fidèle à la vérité en tant que juge est de mettre de côté les “bruits de fond” et de me concentrer uniquement sur le raisonnement juridique. C’est le seul langage commun que nous, juges, possédons. Nous ne pouvons pas être perturbés par les discours politiques, militaires ou les politiques publiques. Seules les problématiques juridiques doivent nous intéresser. Nous sommes une cour de justice, et non une cour d’opinion publique. Lorsque nous, juges, nous jugeons, nous sommes aussi jugés. Ce jugement ne doit pas être fondé sur l’hystérie ambiante du moment mais sur l’histoire. » [1]
Est-ce le devoir des universitaires et des praticiens de la justice restaurative de mettre également de côté ce “bruit de fond” ? Quelle est notre langue commune ? Est-il possible de rester neutre ? Je n’ai pas encore de réponses claires à toutes ces questions. J’espère qu’un jour cette expérience vécue m’aidera à mettre des mots pour un article académique. Mais aujourd’hui, si j’ai appris une seule leçon de la tragédie que nous vivons, c’est la valeur du silence.
Le silence ne signifie pas toujours l’indifférence. Parfois, le silence peut être empathique. Le silence peut signifier que, en des temps sombres, exprimer notre opinion, notre traumatisme personnel ou collectif peut faire plus de mal que de bien. Parfois, nous devons préserver le silence ou trouver des cercles parallèles pour exprimer notre voix sans blesser ceux qui essaient de continuer à vivre malgré la souffrance.
Aujourd’hui, notre silence empêche les ponts de s’effondrer. Mais c’est votre silence qui nous aidera à continuer. Un jour, que j’espère proche, votre silence empathique et votre neutralité nous permettront peut-être de créer des plateformes adaptées pour que chaque camp puisse exprimer sa voix et créer des ponts vers la paix.
[1] International Court of Justice – voir point 28