Le prix de l’immobilisme

© Stocklib / Gregory McKinney
© Stocklib / Gregory McKinney

« Le 12 août 2006 est en fait le jour de ma mort » (Général de Brigade [tat-alouf] Effi Defrinn, « Haaretz Week-end », 19/08/22)

C’est une confession très rare, et par conséquent impressionnante. Elle aurait dû secouer toute la société israélienne, mais celle-ci, toute à son hédonisme, à sa chasse éperdue au pognon et aux plaisirs, que dénonçait déjà le prophète Isaïe (22, 13), fustigeant alors ceux qui se comportaient comme tant d’entre nous aujourd’hui (« mangeons et buvons car demain nous mourrons ! »), n’en a cure. D’abord, elle a été publiée dans un journal qui n’est pas un média « de masse »; ensuite, l’eût-elle été dans un journal de grande diffusion, elle serait rapidement tombée victime de l’exceptionnel talent israélien de refoulement (‘had’haka« ) de tout ce qui peut contrarier le moral national (qui se souvient des hostilités toutes récentes avec le Jihad islamique de Gaza, il y a un mois seulement ?).

Defrinn n’est pourtant pas un pacifiste baba-cool. C’est un combattant aguerri, très grièvement blessé lors de la deuxième guerre du Liban (été 2006), hospitalisé dans un état désespéré, et qui, sauvé par ses médecins, reprit le commandement de son unité dès qu’il le put. Patriote, sioniste, combattant, il se considère cependant comme une sorte de mort-vivant depuis qu’il a frôlé la mort à cette occasion, et, contrairement à beacoup, a décidé de parler ouvertement de ce traumatisme.

Il faut saluer son courage, car s’il est bien une question que la société israélienne, dans son immense majorité, refuse de considérer, c’est le prix humain qu’elle paie en son sein pour avoir choisi la « gestion du conflit », pour sa passivité, pour son manque d’initiative, pour sa vision de l’affrontement avec les Palestiniens et de la guerre en général comme des données immuables de sa vie et de son avenir, pratiquement une fatalité, une décision du Ciel que nul ne peut abroger.

Jusqu’il y a treize-quatorze ans, dans les voeux de Rosh Hashana comme ceux que nous échangerons bientôt, on se souhaitait « shnat briout, sigsoug, shalom oubitakhon » (« une année de santé, prospérité, paix et sécurité« ). Le premier ministre d’alors, Ehoud Olmert, et Abou Mazen, menaient une négociation ardue mais sincère, qui avait amené de nombreux progrès, mais n’aboutit pas car Abou Mazen ne répondit pas assez rapidement au dernier document d’Olmert et celui-ci tomba au même moment pour une lamentable affaire de corruption (demission en septembre 2008, procès et prison ferme).

Depuis lors, le mot « shalom » a disparu de cette formule. Celui qui le maintient dans ses voeux apparaît comme une sorte de dinosaure, de zombie hors du temps, coupé des réalités. Rares sont ceux qui continuent à le faire; des années de matraquage de l’opinion, douze ans de Netanyahou au pouvoir (2009-2021), ont rendu ce mot « paix » presque grossier, en tous cas déplacé, irrelevant.

Attendez un instant avant de me tomber dessus. Bien sûr que tout ne dépend pas de nous, bien sûr que nous avons un voisin impossible, bien sûr qu’Abou Mazen est un partenaire sur lequel il est difficile de trouver un bon mot à dire. Mais tout cela ne justifie pas l’abandon total et revendiqué de toute volonté et de tout effort pour arriver à cette condition sine qua non d’un avenir « normal », autant que faire se peut, pour Israël et ses nouvelles générations: la paix avec nos voisins palestiniens.

Je rappellerai ici pour la millième fois que quelques années seulement avant la paix avec Israël, Anouar Sadate avait lancé ses troupes à l’assaut des nôtres en plein jour de Kippour 1973, dans une guerre qui faucha 2673 de nos jeunes soldats, et que pendant la seconde guerre mondiale, il fut incarcéré par les Anglais en Egypte pour avoir eu des contacts avancés avec des agents allemands (donc nazis) afin de contrecarrer l’effort de guerre britannique.

Oui, le prix du non-règlement de ce conflit, en termes humains, est colossal. Je ne parlerai pas dans cet article de la vie d’un peuple soumis depuis 55 ans à notre autorité, à notre arbitraire. Je parle de tous ces enfants et adolescent/es qui entendent des sirènes hurler, qui voient aux informations des choses qu’ils ne devraient pas voir, qui sentent constamment la tension de leurs parents quand leur frère ou soeur (il y a de plus en plus de combattantes) est à l’armée. Je parle de nos jeunes Israéliens et Israéliennes, jetés à 18 ans sur des champs de bataille ou dans des activités de police qui les marqueront pour toujours.

Nous sommes une société de post-traumatisés. Très nombreux, sans différence d’âge, sont ceux qui ont vu sous leurs yeux se commettre un attentat, ou qui ont perdu un être cher, victime de la guerre ou du terrorisme. Toutes et tous, nous avons vécu des jours et semaines d’affrontements, de roquettes, de violences, d’insécurité.

Le point encourageant est que la parole semble se libérer de plus en plus, et que même de hauts gradés, des artistes connus, des personnalités publiques, n’ont plus peur, n’éprouvent plus de gêne à parler. Un processus assez semblable à MeToo… Les témoignages portent aussi bien sur des situations de combat que sur la manière dont leurs auteurs se sont comportés avec des civils, et on n’en donnera ici que quelques exemples.

Dans la première catégorie, celui du général de brigade Defrinn émerge crûment, mais d’autres ne sont pas moins impressionnants, émouvants et parfois terrifiants, Nimrod Lampert, aujourd’hui âgé de 88 ans, était un jeune officier de 22 ans en 1956, commandant d’une unité de la police des frontières (« Maguav »). Il traîne jusqu’à ce jour avec lui les images du massacre de Kfar Kassem, un autre mensonge d’Etat qu’on nous a fait avaler pendant des décennies, jusqu’à la récente publication des protocoles de l’enquête et du procès (pour la galerie) qui l’a suivi. La version officielle était que « suite à un malentendu », des dizaines de paysans arabes n’avaient pas été avertis d’un couvre-feu décrété dans leur région en 1956, et, revenant des champs, 49 d’entre eux avaient été abattus par les garde-frontières. Aujourd’hui on sait que ce massacre a été voulu, et selon le témoignage de l’un de ses auteurs, son commandant lui a dit: « Il faut qu’il y ait quelques morts, comme ça il fera calme dans le coin » (« Yediot Ahronot », 31/7/2022).

Au total, on l’a dit : 49 morts innocents. Ecoutons Lampert, qui arrive sur les lieux après la tuerie : « Des morts et des blessés en masse, et personne ne leur porte secours, ne s’occupe d’eux. Le couvre-feu était encore en vigueur, et les habitants du village craignaient de sortir des maisons pour s’occuper de leurs amis. J’ai téléphoné au QG du bataillon à Ramleh, et ils ont envoyé des ambulances pour évacuer les blessés. C’était un bain de sang ». Et ce presque nonagénaire vit avec ces images présentes en lui depuis plus de 65 ans (« Yediot Ahronot », 5/8/2022).

Dans les derniers mois, des acteurs de premier plan comme Amir Bitton et Yadin Guelman ont rendu public leur post-trauma de leur service militaire. Bitton le subit depuis la seconde guerre du Liban, et a dévoilé le fait qu’il a un chien d’accompagnement dans le cadre de son traitement psychologique (« Yediot Ahronot », 15/7/2022); Guelman, qui fut sniper, a raconté ses cauchemars (« Yediot Ahronot », 29/7/2022): « Jusqu’à ce jour, je me souviens des visages des gens que j’ai vus dans le viseur de mon fusil », dit-il quatre ans après sa démobilisation.

Le second volet, on l’a dit, vient de soldat/es qui se souviennent de leur attitude face aux civils palestiniens. En juillet dernier, Raveh Dagan, infirmier militaire, qui s’était retrouvé à décider dans quel cas d’urgence humanitaire son unité pouvait laisser des Palestiniens franchir un barrage, s’est suicidé, et dans le journal qu’il tenait, sa mère a découvert les mots: « Je suis devenu un monstre ». Un post-traumatisme sévère pour n’avoir pas réussi à sauver la vie d’un soldat grièvement blessé en 2004 a fini par l’achever (« Yediot Aharonot », 5/8/22).

Ecoutons ce soldat démobilisé : « Une des plus grandes dissonances, c’est quand tu es le week-end avec tes potes et tes parents à Tel-Aviv, et tu sais qu’ils ne savent rien de ce qui se passe là-bas [dans les Territoires – Y.A.]… c’est fou… je ressens beaucoup de culpabilité, Je peux dire, tu dois être clément avec toi-même, tu peux dire que tu as reçu des ordres (..) Je n’ai pas été celui que je voulais être, ça m’a tué (..) c’est une réalité quotidienne dans laquelle tu te sens être un type dégueulasse ». Ou cette jeune Israélienne après son service militaire dans les Territoires : « Je suis rentrée dans le système et je l’ai laissé me changer, m’influencer et m’amener à me conduire d’une manière qu’aujourd’hui, je ne comprends pas du tout (..) je sens que j’ai des choses à expier » (« Haaretz », 7/8/22).

On peut aligner des dizaines de ces témoignages, qui ont sans aucun doute un impact sur la société dans son ensemble. A ceux et celles qui ne craignent pas d’en savoir plus, je conseille de voir le site des soldats démobilisés de l’organisation « Briser le silence » qui veulent mettre fin au refus de voir la réalité: https://www.breakingthesilence.org.il/.

Alors, tous « traîtres à leur patrie », ces soldates et soldats, dont certains ont combattu dans des unites d’élite ? Tous vendus à l’ennemi, saboteurs de l’intérieur, ces jeunes qui ont risqué leur vie pour leur pays pendant trois ans et plus ?

D’autre part, est-il possible d’oublier le contexte ? La menace du terrorisme, les attentats, les imprécations mortifères du Hamas et du Jihad islamique ?

À ces deux questions, la réponse est bien évidemment négative.

Mais il reste ceci, qui à mes yeux est le péché fondamental de l’Israël de cette dernière « décennie Netanyahou »: le renoncement à toute volonté de remettre en marche un quelconque début de processus, de créer un rayon d’espoir, d’entrouvrir (à peine) une porte. Le message à nos jeunes et à toute notre société est: vous allez vivre l’épée à la main pour toute votre vie, vos enfants et petits-enfants de même, et ainsi de suite, pour toujours. Tout Eretz-Israël nous appartient, et de toute façon, il n’y a aucun espoir, pas de partenaire. Et on ne leur parlera bien sûr en permanence que de l’extrémisme palestinien; pas un mot sur la plongée d’Israël dans la folie messianique du « Grand Israël », le refus proclamé de toute concession, avant même de se mettre à négocier.

Le prix de tout cela est payé chèrement, irrémédiablement, par nombre de nos jeunes, dans leur santé physique et mentale. Ne pas chercher à sortir de cet engrenage infernal, ne pas explorer chaque possibilité, aussi minime soit-elle, ne créer aucune occasion d’en sortir, est un crime contre eux, leur vie et leurs aspirations.

Bientôt Kippour, jour d’expiation devant la divinité pour les croyants, de retour sur soi et d’examen de conscience pour les autres. Dans la liste de nos fautes auxquelles nous penserons ce jour-là, chacun à notre manière, il ne faudra pas oublier celle-là, une des plus graves qui se puissent commettre.

à propos de l'auteur
Né à Bruxelles (Belgique) en 1954. Vit en Israël depuis 1975. Licencié en Histoire contemporaine de l'Université Hébraïque de Jérusalem. Ancien diplomate israélien (1981-1998) avec missions à Paris, Rome, Marseille et Lisbonne et ancien directeur de la Communication, puis d'autres projets au Keren Hayessod-Appel Unifié pour Israël (1998-2017).
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