Le porteur de fantôme

La transmission des traumatismes aux nouvelles générations c’est un môme qui prénomme son ours en peluche Simon parce qu’il avait un petit frère assassiné à Auschwitz qui s’appelait Simon. (Un secret – Philippe Grimbert – Editions Grasset)

J’étais un de ces enfants. A six ans, je « savais » l’histoire de mes parents pendant la guerre. Tous les secrets. Inconsciemment. Mais, bien au-delà. Puisque je savais comment mon oncle Ephraïm, dont je porte le prénom hébraïque, a vécu et a été assassiné à Auschwitz. Une transmission que je ne m’explique pas. Parce que mes parents ne la connaissaient pas. Pour la reproduire ou la rejouer dans ma vie.

Je portais un fantôme. J’étais hanté. Je ne le savais pas. Qui imagine porter un fantôme ? Je ne savais d’ailleurs pas ce qu’est un fantôme. L’info était récente. Je portais le fantôme d’Ephraïm. Mort quelques jours avant ses dix-sept ans.

Je ne comprenais pas ce qu’était un fantôme. Certains livres parlaient même d’un vampire. (Le vampirisme – De la Dame Blanche au Golem- Essai sur la pulsion de mort et sur l’irreprésentable – Editions Césura)

Je me touchais le corps, à différents endroits, pour le toucher à mon tour. Je ne sentais rien. Comme s’il était absent. Une présence-absence incertaine. Je n’étais certain de rien.

Je l’imaginais déambuler dans les couloirs la nuit. Je sursautais à tous les bruits. Des formes diaphanes envahissaient mon esprit. J’étais pris par les esprits.

Les enfants exigeaient que je regarde sous leurs lits à la tombée de la nuit.

Je me figurais la chose. Je ne me la figurais pas du tout. J’étais pris. J’étais pris au piège. Un piège que je ne comprenais pas. Comment pourrais-je ? Qui pourrait ? S’imaginer porter un fantôme. C’était du délire. De l’absurde. Un délire absurde. Et pourtant. Et pourtant je savais. Je savais que je n’étais pas loin de la vérité. Quelle que soit cette chose, la forme qu’elle pouvait avoir, je comprenais la porter.

Je me sentais seul. Terriblement. Seul. J’étais le seul à porter un fantôme. Aux alentours. A des lieux à la ronde. A des kilomètres de distance. Où j’habitais. Dans la ville. Le pays. Qui ? Qui porte des fantômes ? Qui porte encore des fantômes ? Pour autant que quelqu’un en ait porté un jour. La solitude de comprendre que les fantômes existent. Et pourtant ne pas comprendre comment ? Apparenter leurs formes.

C’était étrange. J’étais étrange. L’étranger d’une vie. Ou d’une histoire. Que je n’apparentais pas. Apprivoisais encore moins.

Je me débattais dans un combat. Un combat sans ennemi. Apparent. Pour autant qu’il s’agisse d’un combat. Pour autant qu’il s’agisse d’un ennemi.

Je ne savais quoi penser. Je ne savais que penser. Penser était une gageure. Dont je ne me privais pas. Je ne faisais que ça. Je ne faisais plus que ça. Comment comprendre. Pour qui ? Pourquoi ? Appréhender la chose.

J’avais des éclairs. Des espaces de lucidités. Des doutes. J’étais sceptique. Indéterminé, perplexe. Je vacillais d’une obscurité à l’autre. Sans le moindre clair-obscur. Une quelconque clarté. Un début de lumière.

J’étais bête. Le quotient intellectuel à reculons. Un chiffre négatif. 10 à l’échelle de Richter. Je vivais, je provoquais, je ressentais, un violent séisme. Un tremblement de la tête. Des secousses telluriques. De la capote crânienne.

Je me levais le matin avec des maux de tête. Qui se poursuivaient tout le long du jour. Des jours. Sans le moindre jour. A tue-tête. J’étais le jeu. J’étais l’enjeu. De je ne savais quoi. La pelote. D’un peloton punitif. Une boule de fils qui se déroulaient. Une pelote basque dont j’étais la façade, le fronton ou le mur. Un coussinet à enfoncer les aiguilles. Un orgue. De Barbarie. Que le destin actionnait. A l’ombre. D’un exorcisme.

J’étais mûr pour l’asile des fous. J’étais fou. Toujours. J’avais cru être fou. On me prenait pour un fou. Le fou. De tout. Et de rien. Il est facile, aisé, tellement commode de traiter les autres de fous. A l’ombre des étoiles. Qui pullulent. La société. Pourquoi s’interroger ? Questionner ? La destinée. D’une portée étrange. Etrangère à la plupart des hommes.

Encore que. Je n’oserais l’affirmer.

L’insu est-il le produit des agissements secrets d’un inconscient caché ?

Je roule en direction de la place du Jeu de Balle. Un nom étonnant pour un Marché aux Puces. Qui doit son appellation à la pratique du jeu de balle pelote à Bruxelles au XIXe siècle. Ou Vossenplein, place du Renard, son nom flamand, qui évoque son emplacement sur une ancienne usine de locomotives « La société du Renard ».

L’insu, étrange étranger de la mémoire alors que Deurf, mon second psychiatre, ne cessait de me répéter en séances : « Vous savez, vous connaissez. Vous avez le savoir, vous avez la connaissance ».

L’insu serait-il l’interdiction de savoir ?

Je circule à travers les allées du Vieux Marché. La foule est dense ce dimanche. Je cherche l’objet rare, quelque chose d’insolite, de surprenant, de singulier. Quelque curiosité qui puisse donner une plus-value à notre nouvelle demeure. Nous venons d’emménager le grand spectacle de l’avenue Molière. Ses prestigieux hôtels ou maisons de maîtres, ses riches façades, ses magnifiques devantures. Où nous n’imaginons pas tomber de Charybde en Scylla. Le grand coup de théâtre dans l’affaire de nos vies. La descente aux enfers.

Je me balade sur la place. Les meubles, les objets m’interpellent depuis toujours.

Je m’arrête brusquement devant un vaste étalage à terre de dix-huit illustrations anatomiques du corps humain en face de l’église de l’Immaculée Conception.

– Combien ? je demande, brusquement. Comme si les mots devançaient la pensée.
– Il s’agit d’un lot, dit le marchand.
– Je prends le tout, réponds-je, avec force et sans réfléchir.

Au moment de payer le commerçant dit.

– Je savais que c’était pour vous.

Je viens d’acheter un ensemble de dix-huit figures d’étude du corps humain dépouillé de sa peau et laissant voir les muscles à nu, qu’on appelle les écorchés, provenant d’une classe de biologie ou d’un laboratoire, un oeil et un squelette.

J’ai l’air d’un fou mais je ne m’en rends pas compte. Je suis léger, serein, apaisé. Il fallait que j’aie ces planches. Elles étaient à moi. Le reste n’avait pas d’importance.

Quelque chose d’étrange, de terrible vient d’émerger, se produire, se manifester, transpirer. L’inconscient vient de me jouer un tour effroyable dont je n’ai pas conscience.

Deurf ne se trompait pas. J’avais le savoir, la connaissance. Encore fallait-il savoir de quoi ou du moins pouvoir s’en rendre compte.

Je souris mon acquisition. J’imagine mélanger les planches d’anatomie à quelques pièces d’art contemporain. Je rigole l’effet qu’elles vont créer dans le vaste hall d’entrée des communs. Face à l’antique moto récemment acquise que j’ai l’intention de suspendre au plafond.

L’œil, le squelette, les dix-huit planches d’anatomie, la vieille moto, sont des clés ou des signifiants dont je ne mesure pas la portée ou le sens. Je n’ai aucune idée de ce qu’est l’inconscient.

Le lendemain, je consultais le dictionnaire. Je me rappelais les paroles du psychiatre : « Vous n’avez pas choisi ce métier par hasard ! » Je cherchais le sens du mot phénol.

PHÉNOL. n.m. (gr. phainein, briller). Dérivé oxygéné du benzène, présent dans le goudron et la houille et produit industriellement à partir du benzène… etc.

Le mot dérivait du grec phainein, briller.

Le brillant des chaussures noires de mon premier psychiatre signifiait le phénol.

C’était un jour d’été. De la mi-septembre 2002. Il faisait chaud. Comme à Auschwitz. Soixante ans plus tôt.

J’accouchais la vérité. Depuis des semaines. J’étais en ébullition…

Je prenais la voiture. J’avais rendez-vous avec le psychiatre. Je sentais confusément le canal des informations s’ouvrir à la conscience. Je cherchais l’accident. Je m’effondrais en larmes. Je criais. Non !… Non !…

J’ouvrais le secret. L’homme sortait d’un magasin de meubles. A quelques pas du Service Social Juif. De l’avenue Ducpétiaux à Bruxelles.

Le souffle coupé. J’étais fasciné. La même fascination que celle du brillant des chaussures noires de mon premier psychiatre. Le tee-shirt blanc immaculé pendait le bras vide. Il manquait le bras gauche. L’homme n’avait plus son bras gauche. Il produisait le signifiant. Sauvage. Brutal. Il explosait le secret.

J’attendais la salle d’attente. Subjugué. Par ce que je venais de vivre.

J’attendais l’aval du psychiatre pour commencer. Les yeux froids. Glacé(s). Aveugles.

Absorbé. Gelé. J’attendais. J’attendais d’oser. Crever.

– J’avais tous les signes, dis-je. Je ne voyais pas.

J’avais trois crises de coliques néphrétiques à l’époque de mon mariage. La première en septembre, la seconde en octobre, la troisième le jour de nos noces. Elle était de loin la plus douloureuse. Elle ne passait pas. Je n’imaginais plus assister à la bénédiction nuptiale. La pierre coinçait dans la vessie. Le lendemain, elle disparaissait aux toilettes.

Je ne serais pas étonné d’avoir eu la première crise le 18, le 19 ou le 21 septembre 1977, la seconde le 24 octobre 1977, par le retour des dates syndromes d’anniversaires, dis-je.

La période de notre mariage était une succession de rebondissements. Elle correspondait « aux cent jours » les plus terribles de la déportation de 1942. Les problèmes n’en finissaient pas. C’était comme si nous n’avions pas le droit de nous marier.

Trois robes de mariée pour Nelle. Dix jours avant la date, elle n’en avait toujours pas. La première commandée à Paris était une catastrophe. Le modèle de la seconde était porté par la maman de la mariée aux noces d’une amie quinze jours avant les nôtres.

Deux smokings pour moi. Le premier était raté. Je commandais le second sur mesure dans une des meilleures enseignes de la ville. J’attendais leur coup de fil pour l’essayage. Je m’inquiétais le jeudi. Ils avaient oublié d’appeler. Les deux derniers jours, ils essayaient de l’arranger. Il était irréparable. Gâché. Immettable. L’après-midi avant la fête, je cherchais un smoking, un costume, un veston pantalon. Je visitais les magasins les plus chics. Les boutiques les plus modestes. Je ne trouvais rien de seyant. Pour être à l’aise. J’allais chercher la chose à la fermeture du magasin.

Notre appartement n’était pas prêt. Notre voyage de noce était un cauchemar. Nous avions peur de mourir, de ne pas revenir, dis-je.

– Deux heures avant la cérémonie, un médecin venait me faire une piqûre, dis-je. Un antidouleur. Il avait de la morphine sur lui. Au cas où je m’écroulerais pendant la soirée.

– Les deux familles s’habillaient à l’hôtel. Il n’y avait pas de limousines pour me prendre à l’appartement.

Un ami célibataire de mon père me conduisait à la synagogue. Alors qu’il était en deuil.

Du coup, j’étais en avance. Les grandes portes de la rue de la Régence étaient fermées. J’entrais par la porte de côté. Celle de la rue Joseph Dupont.

Et mon oncle était domicilié rue Dupont à Schaerbeek. Au moment où il était à Auschwitz, dis-je.

– J’attendais dans la salle des mariages. Nelle ne pensait pas que je serais là.

Elle entrait. Somptueuse. Les mots n’existent pas pour la décrire. C’était le plus beau moment du monde. Nous avions tout. Pour être heureux. Nous n’en avions pas le droit. Dites-moi pourquoi ? je demande.

– Mon beau-père oubliait l’alliance à l’hôtel. Le rabbin refusait de nous marier sans alliance. Nous nous sommes mariés avec l’alliance d’un cousin par alliance, dis-je.

– Le coiffeur avait convaincu Nelle de couper ses longs cheveux après la cérémonie religieuse. Pour le bal du soir… A Auschwitz, on rasait les cheveux, dis-je.

– Le traiteur avait oublié de dresser une table. Mon oncle Ephraïm était un oublié, dis-je.

– L’orchestre ne pouvait jouer. Deux pannes d’électricité l’obligeaient à se taire.

Les Allemands obligeaient d’écouter l’orchestre d’Auschwitz des heures durant, dis-je.

– Le décor nous tombait presque sur la tête, dis-je, encore.

– Ces faits ne résultent pas du hasard. J’imagine être sous l’emprise d’une parole forte de mon oncle ou de quelque chose de ce genre, dis-je.

Madame Schützenberger cite les effets d’une parole forte sur les descendants.

Une famille où tous les aînés meurent à l’âge de trois ans. Sur plusieurs générations. C’est comme si on n’avait pas le droit de savoir et d’en parler ; et en même temps comme si on n’avait pas le droit d’oublier et qu’il fallait le faire savoir, mais ne pas le dire explicitement, ni même savoir que l’on sait et que l’on transmet. Une double contrainte diaboliquement contraignante, un double « bind », un double noeud gordien.

Guy Ausloos remarque qu’« il est interdit de savoir » et « il est interdit de ne pas savoir », dis-je, enfin.

(Aïe, mes aïeux ! – Anne Ancelin Schützenberger – Editions Desclée de Brouwer)

– Les livres racontent que l’inconscient a bonne mémoire.

Au-delà du devoir de « nescience », je savais.

– J’achetais aux Puces, un œil, un squelette et dix-huit planches d’anatomie du corps humain, qu’on appelle les écorchés.

Ce n’était pas anodin, dis-je.

Les écorchés, le squelette et l’œil étaient des signifiants.

Les écorchés signifiaient la manière dont mon oncle est mort. Le squelette signifiait le musulman qu’il était à Auschwitz. Et l’œil était une invite à voir. La vérité brute, dure. La réalité telle qu’elle est, en face.

– Le brillant des chaussures de mon premier psychiatre signifie clairement le phénol.

Un médecin me faisait une injection avant la cérémonie religieuse du mariage.

Le 21 septembre 2000 est une date fatidique de ma vie. Mon oncle était sélectionné le 18 ou le 19 septembre 1942. Il était enfermé jusqu’au 21 septembre. Le docteur Johann Paul Kremer signait son acte de décès. Il était biologiste, professeur d’anatomie à l’université de Münster en Allemagne. Il était féru d’hérédité. Il faisait rechercher par les capos les cas de musulmans « les plus intéressants ». Il les interrogeait. Après il les faisait tuer par une piqûre de phénol dans le coeur. Il assistait aux exécutions.

Mon oncle Ephraïm n’a pas été gazé. Il a été amené le matin du 21 septembre 1942 devant le docteur Kremer. Où il a été interrogé. Puis assassiné d’une injection de phénol dans le coeur.

J’ai toujours su qu’un berger allemand avait arraché des membres à quelqu’un de ma famille. Je ne savais pas qui, où, ni comment ?

En venant ici, un homme sortait d’un magasin de meubles. Il lui manquait un bras.

Les meubles sont un signifiant. La loi Brüg de 1957, reprend les conditions de remboursement des meubles volés aux Juifs par les Allemands.

Mon oncle Ephraïm a été un cobaye de laboratoire dans l’enfer nazi.

Kremer prélevait des matières vivantes de foie, de rate et de pancréas après l’injection. Il a « arraché » la rate, le foie et le pancréas de mon oncle Ephraïm pour ses expériences, des matières encore vivantes, alors que mon oncle était déjà mort, dis-je.

– Vous devez vous arrêter ! dit le psychiatre.

– Pou… pourquoi dites-vous ça ! je demande.

– Les propos que vous venez de tenir sont d’une violence inouïe lorsqu’il s’agit d’un membre de sa famille, répond-il.

– Jjjje ne vous comprends pas… Excusez-moi ! Je suis épuisé, dis-je enfin.

– Calmez-vous ! Vous en avez suffisamment fait aujourd’hui, dit le thérapeute.

à propos de l'auteur
Freddy vit à Jaffa, en Israël et son sujet de prédilection est la Psychogénéalogie liée à la Shoah
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