Le passage de Judéens à l’entité juive – une transformation identitaire

Nous pouvons supposer qu’après le traumatisme provoqué par la Grande Révolte contre Rome, les soubresauts de l’insurrection de Ben Cosba (Bar Kokhba), la Révolte de la Diaspora et la désillusion causée par un Messie qui n’arrive pas engendrèrent de graves répercussions, et notamment une crise théologique, similaire à celle vécue par les Judéens après la prise de Jérusalem par les Babyloniens.

Ce bouleversement eschatologique a eu un impact déterminant sur l’histoire des Judéens, marquant leur destin jusqu’au début de la diffusion du Talmud vers le XIIe siècle. L’iconographie de cette époque en témoigne : on retrouve des images frappantes dans les lieux de culte, les bains, les pièces de monnaie et les inscriptions, révélant une population judéenne ayant adopté des pratiques polythéistes et coutumes hellénistiques. Cette tendance se manifeste notamment par la présence de divinités grecques figurant sur les mosaïques des synagogues.

Parallèlement, de nombreux indices dans le Talmud suggèrent que les Sages ont cherché à composer avec ces pratiques polythéistes, préférant s’accommoder à la réalité de leur époque plutôt que d’imposer un dogme rigide.

Les trois révoltes contre Rome ont provoqué une transformation profonde de la population judéenne, brouillant les identités politiques et les courants idéologiques qui structuraient auparavant sa société. Les Zélotes, les Sicaires et la secte du Yahad – connue grâce aux manuscrits de la mer Morte – ont disparu sans laisser de traces durables, sauf quelques œuvres écrites. Bien que le pouvoir économique des prêtres du Temple ait été affaibli, ils ont conservé le respect des masses, y compris des rabbins.

Après la répression des révoltes, trois grandes communautés juives se sont dessinées :

  • les Juifs hellénistiques,
  • les Juifs messianiques (devenus chrétiens),
  • et les Juifs rabbiniques.

Le judaïsme sous influence hellénistique, parfois appelé « judaïsme sacerdotal » ou « judaïsme synagogal », se distingue par l’utilisation de motifs divins sur les mosaïques de ses synagogues. Malgré la perte de leurs fonctions dans le sacerdoce du Temple, les prêtres étaient toujours considérés comme la noblesse sociale, occupant des postes officiels auprès du pouvoir impérial et jouissant d’un prestige éminent au sein des communautés. Ce judaïsme s’est avéré être le plus dominant parmi les trois, reléguant le groupe des Sages du Talmud à un état marginal au sein de la population juive.

La marginalisation des Sages du Talmud

Lorsque l’on évoque les Sages du Talmud, l’imaginaire collectif les associe souvent aux haredim barbus, à l’image des Juifs orthodoxes d’aujourd’hui. Pourtant, la réalité de l’ère post-sacerdotale est bien différente : à cette époque, la barbe était perçue non comme un signe de dévotion religieuse, mais plutôt comme un symbole païen.

On peine à imaginer les 2 400 Sages mentionnés dans le Talmud, ainsi que les figures légendaires de leurs récits, entrant dans une synagogue à Tibériade, à Hamat Gader, à Beth Alpha ou à Tsipori et contemplant avec indifférence, voire avec dévotion, des représentations d’hommes et de femmes nus ornant les sols et les murs. Il est tout aussi difficile de les imaginer face à une statue de Zeus sous la forme d’un cygne violant Léda. Pourrait-on concevoir Yohanan ben Zakkaï, Yehuda Hanassi, Rabbi Akiva et les autres héros du Talmud arpentant des mosaïques illustrant les divinités grecques Jupiter, Hélios ou Dionysos ? Ou encore pénétrant dans un bain à Acre, où se dressaient des sculptures d’Aphrodite, Astarté ou Lycotheia, vénérées dans la région ?

On admet généralement que, depuis la révolte des Maccabées jusqu’à la grande révolte, les Judéens sont restés fidèles aux lois de la Torah. Pourtant, après la catastrophe, cet attachement s’effondra totalement : la majorité adopta un mode de vie imprégné de culture hellénistique.

Les Sages de la Mishna et du Talmud ne représentaient alors qu’une infime minorité, sans influence sur le reste de la population juive. Leurs écrits témoignent qu’après la grande révolte, Jérusalem n’était pas une cité en ruines, mais bien une métropole prospère où les Juifs vivaient au rythme des coutumes hellénistiques. En ce sens, la révolte de Ben Cosba semble avoir visé cette population. Pourtant, cette marginalisation des Sages du Talmud ainsi que l’adoption massive d’un mode de vie polythéiste par la majorité des Judéens après la chute de Jérusalem restent largement occultées dans les récits historiques contemporains.

Les Juifs peuvent avant tout être définis comme une minorité religieuse évoluant au sein de diverses nations. À partir du XIXe siècle, avec l’essor des États-nations territoriaux, les historiens ont également commencé à les qualifier de « peuple » ou de « nation ». Or, ces termes modernes sont inadaptés pour décrire une minorité en exil. Leur usage anachronique peut ainsi prêter à confusion et brouiller la compréhension de cette époque. On peut aussi voir les Juifs comme le fruit d’une transition entre une population territoriale judéenne, unie par une langue et une culture communes, et une minorité religieuse dispersée parmi les nations. Cette minorité n’était pas seulement privée de territoire, mais aussi dépourvue de structures nationales et étatiques, d’institutions économiques et même de cadres juridiques.

Il convient de préciser que ce passage d’une nation territoriale à une minorité ethnique ne débuta pas avec la prise de Jérusalem par Titus. Ce processus s’amorça bien plus tôt, à la suite des conquêtes d’Alexandre et de la fondation d’Alexandrie en 331 av. J.-C. Cette date marque un tournant majeur : l’émergence d’une communauté judéenne hors de Juda, qui ne cessa de croître et évolua en une nouvelle société, mêlant sources hébraïques et culture hellénistique.

Ce déplacement était un choix volontaire, motivé par l’attrait d’un centre culturel mondial proche de la Judée. Par son niveau intellectuel et sa richesse littéraire, cette communauté exerça une forte attraction. De nombreux Grecs hellénisés adoptèrent alors certaines coutumes judéennes, célébrèrent leurs fêtes et, surtout, s’approprièrent leur bibliothèque, réputée pour son ancienneté et son prestige. C’est cette communauté qui constitue le point de départ de cette étude, qui retrace la genèse de la formation des diasporas judéennes dans le monde hellénistique et romain, jusqu’à la répression de la Révolte de la Diaspora.

Pour comprendre le processus de dispersion du peuple juif, il est essentiel d’analyser les nombreuses sources disponibles et de suivre le déplacement de cette population à travers l’Orient et le bassin méditerranéen méridional, régions où l’hellénisme culturel s’est le plus profondément enraciné.

Cette étude explore les événements politiques ayant précédé la Grande Révolte et la destruction de Jérusalem, en mettant l’accent sur le contexte culturel et intellectuel de l’époque. C’est au cours de cette période qu’émergea une littérature post-biblique de genres multiples, dont une large part est restée méconnue jusqu’à la découverte des manuscrits du désert de Juda en 1948. Cette époque se distingue également par l’abondance de sources historiques et sociales, issues tant des traditions judéennes que gréco-romaines, nous permettant de retracer avec précision la transformation d’une population judéenne en diaspora juive.

Une ère nouvelle, profondément transformée dans l’histoire juive, s’amorce à la suite de la révolte de Ben Cosba et s’étend jusqu’à l’époque de Saadia Gaon et Sherira Gaon au Xe siècle, voire même jusqu’à la Première Croisade (1096-1099). Cette période est marquée par des mutations profondes ayant façonné l’évolution progressive du judaïsme.

Cependant, il est essentiel de souligner un manque criant d’archives documentant les événements historiques sur une période de plus de mille ans, ainsi qu’une quasi-absence de données sur la vie de la majorité des Juifs à travers le monde. Cette carence a souvent été négligée ou interprétée de manière erronée dans la recherche.

Quelques mentions éparses, disséminées dans les écrits des Pères de l’Église et la littérature arabo-musulmane, évoquent parfois des relations intercommunautaires au sein de l’ancien Empire byzantin et en Afrique du Nord, mais sans offrir une trame historique cohérente du monde juif sur plus d’un millénaire. Cette lacune est particulièrement problématique en ce qui concerne l’origine des communautés juives d’Europe du Nord et de l’Est, où nos connaissances demeurent extrêmement limitées.

Face à cette pénurie de sources, la recherche a malencontreusement suivi une voie biaisée. Faute de références historiques solides, l’étude de l’histoire juive s’est progressivement recentrée sur la littérature talmudique. C’est dans cette optique que je me propose d’examiner l’historiographie de l’imposante littérature rabbinique, en mettant l’accent sur les défis liés à sa datation. Selon mes constatations, cette œuvre, rédigée probablement aux alentours du Xe siècle, a été artificiellement projetée par les chercheurs sur des périodes bien antérieures.

Ainsi, nombre d’historiens ont forgé la notion d’une supposée « époque de la Mishna et du Talmud », postulant que l’histoire de cette période, de la Grande Révolte à Saadia Gaon, était exclusivement marquée par le groupe marginal des Sages du Talmud. Or, cette approche entre en contradiction avec les avancées récentes de la recherche historique.

Pour combler l’absence de sources tangibles, les chercheurs ont souvent succombé à la tentation de suppléer ce vide par les mythes et légendes du Talmud. Or, il est primordial de rappeler que si la littérature rabbinique revêt une importance capitale à divers égards, elle offre cependant très peu d’informations fiables sur la vie quotidienne des Juifs à travers le monde.

Confrontés à cette réalité, nombre de chercheurs ont pris des libertés méthodologiques, considérant ces légendes comme des faits historiques. Ainsi, les figures héroïques du Talmud ont servi de socle pour reconstituer artificiellement plus d’un millénaire d’histoire juive.

Une telle approche fragilise la crédibilité de la recherche dans ce domaine. Or, la science repose sur la reconnaissance de ses propres limites : elle doit accepter qu’il existe des périodes historiques qui resteront, peut-être à jamais, obscures. La volonté de combler ces lacunes au prix de distorsions méthodologiques, en transformant des récits légendaires en faits établis, va à l’encontre de la rigueur scientifique.

L’un des privilèges de la recherche est précisément d’admettre ses propres zones d’ombre. Pourtant, l’être humain semble irrémédiablement enclin à combler les vides, quitte à privilégier la spéculation au détriment des faits. L’histoire de ce millénaire a ainsi été largement façonnée par des conjectures, dont certaines ont d’ailleurs été discréditées depuis longtemps.

Dans l’historiographie mondiale, cette période a été qualifiée de « Dark Ages« , non seulement en raison du manque de sources, mais aussi en raison d’un regard souvent péjoratif porté sur la culture de l’époque. Il apparaît donc fondamental de remettre en question l’usage erroné de l’expression « époque de la Mishna et du Talmud ».

à propos de l'auteur
Yigal Bin-Nun. Historien. Chercheur à l'Université de Tel-Aviv à l'Institut Cohen pour l'histoire et la philosophie des sciences et des idées. Il est titulaire de deux doctorats obtenus avec mention à Paris VIII et à EPHE. L'un portant sur l'historiographie des textes de la Bible et l’aure sur l’histoire contemporaine. Il se spécialise en art contemporain, à la performance art, à l'inter-art et à la danse postmoderne. Il a publié deux livres, dont le best-seller Une brève histoire de Yahweh. Son nouvel ouvrage, Quand nous sommes devenus juifs, remet en question certains faits fondamentaux sur la naissance des religions.
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