« Le nouveau Moyen-Orient » kurde

Une combattante kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS) dans le village de Sabah al-Khayr, le 21 février 2017. (Crédit : Delil Souleiman/AFP)
Une combattante kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS) dans le village de Sabah al-Khayr, le 21 février 2017. (Crédit : Delil Souleiman/AFP)

Les Kurdes seraient-ils les bénéficiaires collatéraux de la guerre déclenchée le 7 octobre 2023 entre Israël, les autres acteurs étatiques arabo-musulmans et leurs auxiliaires, le Hamas, le Hezbollah et les Houthis du Yémen ? Ce que le Hamas et ses acolytes voulaient provoquer comme projet, le Premier ministre israélien et son gouvernement sont en train de le réaliser sur le terrain : « Un nouveau Moyen-Orient ».

Ce qui est sûr, c’est que le Moyen-Orient sera remanié.

Tous les acteurs majeurs de la région craignent que cette nouvelle guerre ne les atteigne, d’une façon ou d’une autre. Ils sont tous impliqués pour des raisons d’opportunisme politique et/ou religieuses.

En Turquie, pays qui a accueilli pendant longtemps le mouvement terroriste du Hamas et sa direction, la question kurde redevient l’actualité majeure du moment, allant jusqu’à l’invitation du chef du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), emprisonné depuis 1999 sur l’île d’Imrali, à venir s’exprimer au parlement. Une invitation venant de la part du parti d’extrême droite (MHP), parti ouvertement raciste et suprémaciste, partenaire du parti islamiste du président d’Erdogan (AKP) et les ensembles formant le gouvernement en place.

Cette coalition a mené une politique extrêmement répressive envers les Kurdes de Turquie, a envahi des régions kurdes en Syrie, a mené une campagne militaire d’une grande ampleur, détruisant des villages et tuant des civils, au Kurdistan d’Irak contre les base-arrières du PKK.

En parallèle de cette soi-disant « ouverture kurde » de façade, le régime d’Erdogan continue sa politique répressive en destituant quatre maires kurdes démocratiquement élus de leurs mandats et en les remplaçant par des administrateurs nommés par l’État. Ceci explique le désarroi et la panique de ce régime devant la perspective d’un changement de rapport de forces dans la région.

Le président turc, qui s’est illustré depuis le règne et la mainmise de son parti islamiste l’AKP dans le jeu de rapport de forces régional, se prépare à sa manière à cette dynamique qui rebat les cartes dans la géopolitique régionale. C’est un joueur d’échec en Majuscule dans la géopolitique régionale.

Aux yeux des instances internationales, les kurdes sont depuis longtemps considérés les « parents pauvres » de ce Moyen-Orient. Leur cause est reléguée en seconde zone ; sans entité étatique reconnue, contrairement à Israël ; sans le soutien, contrairement aux Palestiniens, des organisations telles que la Ligue arabe (22 États) et l’Organisation des États islamiques (57 États).

Les kurdes sont privés de ces relais, d’un lobby puissant, de caisses de résonance de « la rue arabe » et des manifestations après les prières du vendredi. Même s’il faut noter que le soutien bruyant de « la rue arabe » n’a pas toujours servi cette « cause palestinienne » instrumentalisée par les uns et par les autres.

D’éternelles victimes, les kurdes ont pourtant su s’imposer sur la scène moyen-orientale en tant qu’acteur désormais incontournable. Ceci s’est vérifié dans la guerre contre l’État Islamique de Daech en Syrie et en Irak, mais aussi face à l’islamisation de plus en plus radicale de la Turquie d’Erdogan. Ils jouent un rôle prépondérant aussi en Iran où ils sont le fer de lance et l’épicentre de la révolte féministe contre le régime obscurantiste des mollahs, à la suite du meurtre de la jeune kurde Jina Amini.

Il est permis de spéculer et de faire preuve d’ingéniosité pour décrire ce nouveau cap dans la trajectoire de la région qui risque de rebattre les cartes, impliquant sinon de nouveaux tracés de frontières, au moins une nouvelle stratégie sécuritaire frontalière.

La première guerre mondiale a commencé par le meurtre d’un duc austro-hongrois et a abouti à la fin de deux empires, austro-hongrois et ottoman, et du tracé des frontières du Moyen-Orient. De même, la région sortie des Accords de Sykes-Picot et de la Déclaration de Balfour ne sera plus la même que celle d’avant la tuerie et l’enlèvement de plus 1200 Israéliens.

Dès le lendemain du « déluge » voulu par le Hamas, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a voulu tracer un nouvel avenir pour le Moyen-Orient. Avec le bilan que l’on connaît : destruction massive de Gaza, et de sa population.

Rendons à César ce qui lui appartient : Le Premier ministre Netanyahu est en train de tenir sa promesse. Ce qu’il déclare explicitement dans sa guerre sur sept fronts, les autres acteurs étatiques régionaux l’admettent tacitement et anticipent les conséquences à l’intérieur de leurs propres frontières.

Sous l’ordre régional ancien toujours en cours, les Kurdes n’avaient plus droit au chapitre en tant qu’entité avec une personnalité juridique. Mais contrairement aux Arméniens, génocidés par les Ottomans, et aux Assyro-Chaldéens exténués par la répression, les Kurdes, forts de leur poids démographique et la vaste région montagneuse de leur peuplement, ont pu résister face au rouleau compresseur des États autoritaires de la région.

L’invasion par l’Irak du Koweït, entraînant deux guerres du Golfe, a permis aux Kurdes d’Irak d’avoir un statut fédéral. La guerre civile en Syrie et l’implication de la Turquie en soutien aux milices islamistes dans ce pays ont permis aux Kurdes syriens de devenir les alliés naturels de la coalition occidentale anti-Daech. La réalpolitique internationale, très souvent défavorable aux entités non-étatiques, a été pour une fois un facteur déterminant qui a permis aux Kurdes de Syrie d’avoir une administration autonome de facto, mais sans reconnaissance.

Le pays kurde reste une « colonie musulmane », sous domination de quatre pays musulmans. La littérature politique s’est penchée beaucoup sur les colonies occidentales, mais très peu et d’une façon marginale sur la question des peuples et des confessions majoritaires dans leurs zones géographiques, dans le monde-arabo musulman. Du coup, aucun État n’a pris la peine de mettre la question kurde à l’ordre du jour de l’Assemblée générale de l’ONU, encore moins à celui du Conseil de Sécurité.

Aucune manifestation dans les rues arabo-musulmanes en soutien aux Kurdes pendant les attaques aux armes chimiques contre les Kurdes par le régime de Saddam Hussein, ni les invasions turques au Kurdistan syrien. Comme « les crimes d’honneur » à l’encontre des femmes, la répression de l’Autre non arabe et non musulman se fait dans le silence dans le monde arabo-musulman. Pis, les Imams de plus de 80 000 mosquées en Turquie ont récité le verset, sourate de la Conquête du Coran, lors de ces invasions militaires turques au Kurdistan syrien.

Ces régimes oppresseurs ne peuvent évidemment pas être d’honnêtes défenseurs des Palestiniens qui méritent de vivre dans la dignité, dans leur futur État.

Le grand sociologue Raymond Aron disait qu’un peuple humilié n’est jamais un peuple vaincu. Les Kurdes sont accusés de créer un « deuxième Israël », et accusés d’être un « poignard dans le dos » par les régimes autoritaires. Un peuple pourtant autochtone, vivant sur ses terres ancestrales dans cette partie du Moyen-Orient, avant l’arrivée des Arabes par les conquêtes arabo-musulmanes au septième siècle et les invasions turques au XIIe siècle.

Le développement géopolitique en cours ne fera que consolider le rôle qu’ils ont joué ces dernières années et confirmer la justesse de leur cause. Celle d’un peuple assumant sans complexe son identité plurielle et son aspiration à la liberté.

à propos de l'auteur
Après des études en Histoire à l'École des hautes études en sciences sociales à Paris, Akil Marceau a obtenu un diplôme en Droit international humanitaire à Lyon, fait la cession d'été à la Cour internationale de Justice à la Hay, et a collaboré avec des organes de presse dont une série de reportages et films documentaires produits par la NHK. Il a été Directeur de la représentation du gouvernement régional du Kurdistan-Irak en France.
Comments