Le Mur de la discorde
J’avais l’intention de consacrer cette chronique hebdomadaire à certaines réactions suscitées par mes propos jugés utopistes de la semaine dernière sur la teshouva (repentance) de l’Allemagne à la « lumière » du fameux documentaire d’Arte sur l’antisémitisme en Europe finalement diffusé le 21 juin dernier. Je le ferai la semaine prochaine, car c’est trop important.
En attendant, je ne me suis pas senti le droit d’ignorer une autre actualité brûlante qui concerne le statut du Kotel, le Mur occidental du Temple de Jérusalem, lieu le plus sacré du peuple juif dont ce vestige est, depuis deux mille ans, l’emblème de son histoire.
Que s’est-il passé ? Un petit rappel s’impose.
Depuis de nombreuses années, les courants non orthodoxes du judaïsme demandaient qu’un lieu leur fût attribué où femmes et hommes pourraient prier côte à côte et lire dans les rouleaux de la Torah sans distinction de sexe.
Après bien des tribulations dues à l’opposition radicale des partis politiques religieux (tous orthodoxes), un accord avait été obtenu en janvier 2016 aux termes duquel, une plate-forme au pied du kotel, mais à un autre endroit que celui que tout le monde connaît, et où femmes et hommes sont séparés par une mehitsa (séparation), serait aménagée. Notons au passage qu’en l’espèce, ce terme de mehitsa est abusif dans la mesure où il suppose une division en deux parts égales (la racine חצה donnant le mot חצי qui signifie « moitié ») : sur la grande esplanade devant le Mur, il est aisé de voir l’inégalité d’espace attribué aux hommes par rapport à celui des femmes.
À l’époque où la décision du gouvernement de M. Netanyahu avait imposé la solution d’un espace mixte, la joie avait déferlé chez les Juifs réformés et massortis du monde entier de même que chez les Juifs épris d’ouverture non affiliés à ces mouvements.
Du côté des ultra-orthodoxes, les critiques avaient été vives, voire injurieuses vis-à-vis des mouvements religieux non orthodoxes. Benjamin Netanyahu y avait mis un terme de façon très ferme. Je citais ses propos dans ma Lettre n° 279 du 4 février 2016 : « Heureusement, le Premier ministre a coupé court à ces discours indignes d’une véritable démocratie. Il a notamment déclaré : ‘Je rejette les récentes remarques désobligeantes et clivantes des ministres et des membres de la Knesset sur les juifs réformés. Les juifs réformés et conservateurs font partie à part entière du peuple juif et doivent être traités avec respect’. Il a ajouté : ‘Le gouvernement a approuvé cette semaine un compromis historique qui assure que le mur Occidental continuera à être une source d’unité et d’inspiration pour tout le peuple juif. C’est la politique du gouvernement. C’est ma politique.’ »
On n’aurait pu être plus clair. Mais la politique, justement, s’en est mêlée et les partis religieux, dont le gouvernement a besoin pour maintenir sa coalition au pouvoir, ont fait suffisamment pression jusqu’à obtenir ce terrible pas en arrière historique qui met à mal l’unité si fragile du peuple juif. C’est une terrible responsabilité que Netanyahu a prise de remettre en cause l’accord de l’an dernier.
On connaît la volatilité des responsables politiques, mais cette fois-ci c’en est trop ! On attribue à Edgar Faure une citation de Camille Desmoulins adressant au député Barère la critique suivante : « Oh ! La belle chose que de n’avoir pas de principe, que de savoir prendre le vent, et qu’on est heureux d’être une girouette ! Ce n’est pas la girouette qui change, c’est le vent ».
Il me semble que M. Netanyahu a fait sienne cette théorie et qu’il manie les vents à merveille, mais que, ce faisant, il porte un coup terrible à la démocratie israélienne et aux principes originels de la Déclaration du 14 mai 1948. Rappelons ici l’un des paragraphes de cette dernière : L’État d’Israël sera ouvert à l’immigration des Juifs de tous les pays où ils sont dispersés ; il développera le pays au bénéfice de tous ses habitants; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ; il assurera la sauvegarde et l’inviolabilité des Lieux saints et des sanctuaires de toutes les religions et respectera les principes de la Charte des Nations Unies. –
Si, jusqu’à présent, Israël s’en est tenu à la plupart des termes de sa déclaration d’indépendance, on ne pourra plus en dire autant dorénavant. Où sera, en effet, l’application pleine et entière de cette phrase : […] il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ?
Peut-être les ultra-orthodoxes, qui sont à l’origine de ce dramatique dérapage excluant de facto les Juifs réformés et massortis, exciperont-ils de leur monopole de définir la religion juive pour affirmer que ceux-ci ne sont pas des Juifs selon eux et que donc, le principe d’égalité de toutes les religions ne s’applique pas en la circonstance ?
Ce qui reviendrait à dire que les grands rabbis du Talmud dont, parfois, l’avis n’a pas été retenu par un vote démocratique à l’époque romaine devraient être exclus de la chaîne de la tradition, ou que leurs descendants qui eurent la faiblesse de suivre Maïmonide en certains de ses raisonnements critiquant l’établissement des sacrifices d’animaux à l’époque biblique, ou encore que les fondateurs de l’Etat d’Israël, d’extraction socialiste et laïque, n’étaient pas des Juifs !
Bien sûr, on peut se consoler en se disant que « Dieu reconnaîtra les siens » (phrase attribuée à Arnaud Amalric lors de la prise de Béziers par la première Croisade des Albigeois [1209] sous la forme : « Tuez-les tous, car le Seigneur connaît les siens »).
Mais ne serait-il pas préférable que tous Ses enfants soient reconnus les uns par les autres dès ce monde-ci sans être obligés d’attendre l’au-delà ?
Parmi les très nombreuses réactions, dans le monde entier, à la décision du gouvernement israélien de renoncer au beau projet d’un espace mixte de prières devant le kotel, citons celle de l’AJL (Association pour le Judaïsme Libéral) : « La décision du gouvernement israélien de geler la mise en œuvre de l’accord sur le Kotel constitue une menace pour l’unité du peuple juif et pour le sionisme. Israël se construit d’engagements multiples et de grandes idées audacieuses, des textes anciens aux prières d’aujourd’hui, de Théodore Herzl à la déclaration Balfour et la Loi du Retour, de David Ben Gourion à la guerre des Six Jours, des kibboutzim et des moshavim jusqu’à la ‘start-up nation hi-tech’. Aucun groupe n’a le monopole de la légitimité juive et seule une société pluraliste qui reconnaît la diversité des sensibilités religieuses peut espérer construire un avenir juif florissant. »
Citons également, pour rester en France, celles des communautés massortis : « Plus qu’un manquement à la parole donnée, cette décision montre une soumission inquiétante aux franges les plus extrémistes du judaïsme pour des motifs électoraux, et aura pour conséquence d’accentuer la fracture entre la conception du judaïsme par le gouvernement de l’État d’Israël et la diaspora. Le judaïsme non-orthodoxe est majoritaire aux États-Unis et dans le monde, et se distingue par une intense activité sioniste et de soutien à Israël. […] Au nom de tous les juifs, croyants ou non, pratiquants ou non, qui ne se reconnaissent pas dans un rigorisme qui mène à toujours plus d’exclusion, au nom de nos valeurs juives et universelles de tolérance, de pluralisme et de respect, nous exigeons du gouvernement israélien qu’il respecte sa parole et accorde enfin un statut égal à tous les courants du judaïsme. »
Chacun sait que si ce n’était la guerre avec ses voisins, l’un des premiers problèmes qu’affronterait Israël serait celui de la religion et de son rapport à l’Etat. On est loin d’une laïcité à la française. L’emprise sans cesse grandissante des partis religieux sur la vie politique israélienne, qui met en danger la survie même de ce pays, est extrêmement inquiétante.
Il nous appartient, à nous Juifs de diaspora, d’alerter les responsables politiques israéliens et de joindre nos voix à celles d’éminents intellectuels de ce pays pour dénoncer l’influence exorbitante des religieux sur le devenir d’Israël.
Au fil des années, ces derniers ont insidieusement infiltré le pouvoir au point de lui dicter des décisions essentielles. Il serait grand temps (mais l’est-ce encore ?) qu’Israël revienne aux idéaux de ses pionniers et soit cette démocratie unique au sein du Moyen Orient. Il est certain que la décision de son gouvernement cette semaine ne va pas dans cette direction.