Nathalie Ohana
"La joie est dans tout ce qui nous entoure, il suffit de savoir l'extraire" Confucius

Le monde de Shir

© Stocklib / vimvertigo
© Stocklib / vimvertigo

Dans la salle de classe, Shir est assise à sa table mais elle ne tient pas en place. Elle fait partie de ceux pour lesquels la chaise accrochée à la petite table en bois est toujours trop petite. Elle se balance d’avant en arrière, elle mime un mouvement perpétuel. Son écharpe en laine valse d’un côté, de l’autre, comme ses longs cheveux bouclés qui la gênent et dont elle ne sait que faire.

C’est si dur de capter son attention. Son corps est là, gesticulant, mais Shir est ailleurs.

Au début de l’année, elle nous avait dit qu’elle avait des problèmes de concentration et qu’elle avait besoin de tapoter sur son téléphone portable. Je l’avais crue tout de suite. Elle avait eu du cran de le dire d’emblée, nous n’avions même pas eu le temps de suspecter qu’elle s’ennuyait. Elle avait tout de suite brandi une excuse plausible et on l’avait tolérée, avec ses tapotements et ses notifications au milieu de nous. Au milieu de nos silences, de notre embarras parfois.

Souvent, je l’enviais. Moi aussi j’avais des problèmes de concentration, moi aussi j’étais ailleurs et je ressentais le besoin obsessionnel de prendre la température du monde digital.

Mais très vite, j’avais compris que ce qui se jouait avec Shir, c’était autre chose qu’un problème de concentration. C’était au delà.

Elle ne prenait pas beaucoup la parole, Shir, mais sans mot, elle en disait tellement. Elle racontait l’impatience, la sienne, et aussi celle d’une génération, d’un pays même. Oui ce pays ressent un inconfort maladif quand ce qu’on lui offre n’est pas concret, palpable. Mais plus que de l’impatience, elle était une colère.

Avant Shir, je pensais que la colère, c’était un coup de sang, une folie passagère, brève. Mais chez Shir, la colère était chronique. Comme l’arc si bien dessiné de ses deux sourcils, Shir était une colère qui gronde et qui menace d’exploser à tout instant.

Et nous tous, nous redoutions cette colère à peine dissimulée, alors nous la laissions tranquille, Shir. Nous entendions le clapotement du téléphone et nous nous racontions que ça ne nous gênait pas.

J’étais la première à ne rien tenter avec Shir.

Quand je la croisais dans les couloirs pendant les pauses, je lui souriais. Sourire, cela permettait de brouiller ma transparence, de me rajouter une seconde peau que je n’ai plus depuis longtemps. Oui, je lui souriais, de ce sourire gêné que je me connais si bien, comme pour lui dire que je n’étais pas prête au combat avec elle. Qu’il me fallait un peu plus de temps pour apprivoiser sa colère.

Un jour, j’ai confié à la classe que j’écrivais sur eux. Et Shir m’a regardée droit dans les yeux, j’ai cru qu’elle allait me fusiller, mais brusquement elle sortit de sa torpeur. Moi j’aimerais que tu écrives sur moi, m’a t-elle dit, et surtout ne change pas mon nom. Tout dans ma vie est à visage découvert alors vas y. C’était précisément dans cet échange là que j’avais palpé sa colère. Dans sa volonté d’être mise à nu, même devant des inconnus et dans une langue qu’elle ne connaissait pas.

Et puis un jour, Adar avait dit devant la classe quelque chose de tendre sur Shir. Qu’elle était une rebelle de façade ou de service, je n’avais pas compris parfaitement. Nous retenions tous notre respiration. Les notifications de Candy Crush sur son téléphone étaient suspendues en l’air. Son chewing gum sans goût ne tournait plus dans sa bouche.

Planquée derrière mon masque de papier, je m’attendais à ce que Shir explose. Il fallait que ça passe le plus vite possible. J’avais pourtant dit que je n’étais pas encore prête. Comme quand je ferme les yeux au cinéma devant une scène violente, et que je serre les dents en entendant le son mais sans l’image.

Mais Shir n’a rien dit.

Elle a mis les mains sur ses yeux, elle a arrêté de gesticuler. Elle s’est posée, et elle a pleuré.

Oui, elle a pleuré.

Sans violence. Sans rage.

Avec grâce.

La professeur qui est, en temps normal, une virtuose de l’instant présent, s’est tournée vers Shir, désarmée. Mais Shir avait déjà disparu hors de la classe. Dans les moments où son armure se fendillait, elle disparaissait hors les murs. Elle n’était pas comme moi une championne toutes catégories de la vulnérabilité en public. Ce fut à ce moment là que je baissais mon masque, comme par automatisme, ne décelant plus de danger à proximité.

Alors, dans son absence, on s’est tous regardés. Quelque chose s’est relâché. Une tension peut-être. Cela a duré une minute mais cela semblait une éternité.

Shir a pleuré.

à propos de l'auteur
Le fil rouge de mon parcours ce sont les histoires. Jouer la comédie, raconter la vie, lire celle des autres, écrire ce qui me traverse, suivre lles parcours de vie. Depuis Israel, j'ai créé le programme de developpement personnel "Haim Rabim" Avoir Plusieurs Vies pour apprendre à se comprendre et pour trouver sa place dans ce monde changeant et incertain!
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