Le miel, la mémoire et la Mimouna

Une Mimouna, fête juive marocaine célébrant la fin de Pessah. Illustration. (Crédit : Abir Sultan/Flash90)
Une Mimouna, fête juive marocaine célébrant la fin de Pessah. Illustration. (Crédit : Abir Sultan/Flash90)

La Mimouna, fête célébrée à la fin de la semaine de Pessah par les Juifs du Maroc, s’offre à la fois comme un patrimoine culinaire et symbolique, mais aussi — et surtout — comme une matrice vivante de cohabitation interreligieuse. Dans le Maroc multiconfessionnel d’avant l’exil sépharade massif de la seconde moitié du XXe siècle, cette célébration incarnait — et incarne encore aujourd’hui — une leçon d’interreligiosité du quotidien, tissée à même les gestes, les saveurs et les récits.

À la lumière des théories contemporaines du dialogue interreligieux, la Mimouna se révèle dans toute sa profondeur : espace d’éthique partagée, de reconnaissance réciproque, et de théologie implicite. Elle n’est pas seulement la survivance d’un folklore culinaire, mais une mémoire incarnée de la rencontre et de l’hospitalité.

La fête est marquée par une hospitalité profondément enracinée, où les familles musulmanes préparent et offrent des mets traditionnels à leurs voisins juifs. Après l’abstinence du hametz, des plats comme le mssemen, le baghrir, ou la harcha sont cuisinés avec soin puis apportés aux familles juives, dans un geste à la fois festif et sacré. Cette dynamique relationnelle, dans sa structure anthropologique, rejoint la conception que Martin Buber nomme la relation du « Je-Tu » : une reconnaissance de l’autre comme présence entière, et non comme simple fonction sociale. Il ne s’agit pas de tolérance abstraite, mais de co-présence incarnée, une manière d’exister ensemble sans se dissoudre l’un dans l’autre.

La Mimouna invite ainsi à une implication festive et réciproque, où deux traditions religieuses, sans se confondre, coexistent dans leur singularité mutuellement reconnue. C’est ce que le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux nomme le « dialogue de la vie » : un dialogue fait de gestes, de nourritures partagées, de regards complices, au-delà des frictions naturelles qui traversent toute société plurielle.

À travers la Mimouna, les Musulmans marocains préparaient un plateau ou une assiette garnie de moufleta ou le Mssemen, trempé de miel et de beurre, qu’ils apportaient chez leurs voisins juifs pour marquer la fin de Pessah et célébrer ensemble un nouveau cycle d’abondance et de fraternité. Le fait qu’un Musulman soit le premier à franchir le seuil du foyer avec ces offrandes sucrées était perçu comme un présage de bénédiction, annonciateur d’une année favorable.

Ce geste, d’apparence simple, portait en lui une théologie silencieuse de la paix : c’est dans l’accueil de l’autre que se dessine le bon augure. Même les non-pratiquants parmi les Musulmans reconnaissaient l’importance de cette coutume et y participaient avec respect. Certains, lorsqu’ils en avaient les moyens, allaient jusqu’à préparer des plats plus raffinés — tels que le chabbal, un mets festif à base de poulet et de fèves — qu’ils offraient aux familles juives en signe d’amitié et de partage.

Dans un monde traversé aujourd’hui par des tensions identitaires croissantes, revisiter la Mimouna, c’est interroger la mémoire comme instrument de paix. Paul Tillich écrivait que la religion, dans sa dimension symbolique, crée des « espaces de sens » qui structurent le politique. La Mimouna, en tant que rituel partagé, devient ainsi un lieu de résistance douce à la logique de séparation, un contrepoint silencieux aux récits de méfiance.

Il serait naïf de figer cette cohabitation judéo-musulmane dans une vision idyllique, comme un paradis perdu sans conflits ni hiérarchies. Mais nier la richesse de ces pratiques reviendrait à effacer une philosophie de la coexistence non écrite, transmise dans les gestes ordinaires, les silences bienveillants, les savoir-faire partagés. Comme le rappelle Hans Küng :

La théologie n’est pas seulement affaire d’idées, mais de relations vécues.

À l’heure où le dialogue interreligieux est trop souvent cantonné aux colloques académiques et aux déclarations symboliques, la Mimouna nous enseigne que la paix se cuisine, se sert, et se vit, dans les maisons, les ruelles et les traditions ordinaires. Aujourd’hui, le Royaume du Maroc appelle à une théologie de la rencontre, ancrée dans les corps, dans les nourritures, dans les rites, à travers une théologie capable de produire des ponts là où les frontières politiques s’érigent, et de rappeler que la diplomatie populaire, culturelle et religieuse est une affaire de personnes.

Un simple plateau de galettes sucrées peut en dire bien plus qu’un livre. Une simple visite raccourcit les distances. Une simple amitié éloigne la guerre. Une simple production musicale commune combat la haine.

Que la mer s’ouvre, que la paix demeure.

Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. [Sourate 5 – Al-maidah / Le repas, verset 48]

à propos de l'auteur
Blogueur, M.sc politique appliquée, propagande et communication politique, ÉPA PhDing, Diplomatie religieuse et culturelle
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