Le Holodomor ukrainien : manger ou mourir

Ce samedi 22 novembre 2014, comme chaque année au troisième samedi de ce mois, l’Ukraine va commémorer le jour-mémorial du “holodomor” (assassinat en masse par la faim, en ukrainien). C’est devenu un jour national très sensible de mémoire collective pour cette nation à l’histoire mouvementée, si tourmentée en ce moment.

Le monde ukrainien est particulièrement présent en Israël. Ceci est dû au fait que les Juifs ont été obligés de vivre aux marches de l’Empire russe, pratiquement jusqu’à la révolution bolchévique. Les émigrations massives vers les Amériques, l’Europe vers la Palestine à partir des années de pogroms de 1880, puis, en 1990, la venue de Juifs et de couples mixtes juifs-ukrainiens ont profondément marqué la société israélienne.

“Holodomor” vient de l’ukrainien “moriti holodom/морити холодом », c’est-à-dire “assassiner par famine”. En 1932-1933, une partie de la paysannerie et de l’élite intellectuelle du pays fut ainsi liquidées. Il est avéré que le gouvernement de Moscou a décidé de trouver un moyen de casser les gardiens de cet immense territoire, grenier à grains de toute l’Europe et de la Russie et d’autres matières premières.

Au début de la période communiste, le gouvernement soviétique avait pris des décisions relativement favorables à la culture ukrainienne (reconnaissance et promotion de la la langue).

Le 7 août 1932, ce gouvernement soviétique décida par décret que quiconque s’approprierait ou volerait la propriété publique serait passible de mort. Suite à la Révolution de 1917, la guerre civile et un temps bref d’indépendance ukrainienne, le passage d’une société de propriétaires a celle de partage collectif a eu pour conséquence de réduire drastiquement la production, mais aussi d’inciter au vol de « biens d’Etat » (produits agricoles).

Le gouvernement soviétique exigea que l’Ukraine produise une quantité de produits agricoles qu’elle ne put jamais fournir a cause de l’effondrement des structures administratives.

Les conséquences furent d’autant plus dramatiques que la population ne disposait pas de nourriture suffisante à sa survie, malgré de prétendues aides du gouvernement central. Il s’ensuivit très vite une famine catastrophique dans toutes les zones agricoles. De 1932 a 1933, des millions d’Ukrainiens subirent de front cette famine qui tua de 2,5 a 4,8 millions d’habitants.

Les chiffres restent à préciser comment pour beaucoup de catastrophes qui se sont produites sous le régime soviétique et le pouvoir nazi dans le pays. Il est plausible que plus de  3 millions de personnes aient été assassinées par le seul moyen de cette famine.

Cette famine, voulue et programmée, provoqua des épidémies comme le typhus et d’autres maladies mortelles. Les rues étaient jonchées de cadavres comme le montrent les photographies de l’époque. Le gouvernement soviétique déporta les Ukrainiens vers l’Asie centrale, ce qui affecta aussi les Tatares, les Slaves. On compte env. 1,8% de victimes juives.

Les victimes du Holodomor, des meurtres nazis, soviétiques et autres sont et restent très difficiles à déterminer avec précision.

Le problème du “Holodomor” est celui du moyen utilisé par un régime politique. Il est exact que la faim a souvent été utilisée, au cours de l’histoire, pour affaiblir un adversaire et le faire céder. Mais la faim comme moyen d’extermination d’un nombre considérable d’habitants d’un même pays (à noter la mort d’autres nations ou leur déportation) procède de la décision délibérée d’anéantir des êtres humains en supprimant toute résistance ou capacité de se soulever.

Les Ukrainiens parlent de “génocide par la faim”. Ce terme de « génocide »a été galvaudé tout au long du 20ème siècle. Il l’est bien plus aujourd’hui, flirtant sans gêne avec le choc du spectaculaire indescriptible, indicible et indécent. Mais qu’est-ce donc qu’affamer les « gènes humains pour les tuer »?

Certains pays ont considéré que le “Holodomor” appartient a cette catégorie bien que la plupart des spécialistes pensent que le terme n’est pas exact. On parle aussi du “génocide” des Arméniens, suivi de celui des Syro-orthodoxes et des Grecs du Pont-Euxin par les Turcs en 1915-22.

Le mot « génocide » a été forgé par le célèbre juriste juif polonais, Rafaël Lemkin (1900-1959), citoyen polonais ayant grandi en Biélorussie, en contact avec les Ukrainiens, les Russes, les Tziganes et bien évidemment les bourgades (shtetlekh/שטעטלעך) juives d’avant la Shoah. Il a employé le terme pour la première fois dans son livre « Axis Rule in Occupied Europe » (1944).

Le mot est aujourd’hui employé à tort et à travers, jusqu’à être dépouillé de toute référence humaine et inhumaine. Il est devenu abstrait et « généraliste ». En fait, R. Lemkin a nommé une réalité qui interrogeait Winston Churchill sur la nature de « crimes sans nom » (en germe pendant la guerre des Boers, puis « matérialisés » en massacres en masse des Arméniens, des Assyriens, ce qui avait interpellé Rafaël Lemkin dès 1930).

Le terme était tellement inédit ou prétendument « novateur » qu’il ne fut pas accepté au cours du procès de Nuremberg. Il faut donc mesurer le chemin parcouru et la distance sémantique qui s’est installée jusqu’à la confusion morale au cours des 70 dernières années.

La définition du génocide fut adopté le 9 décembre 1948 par l’Assemblée des Nations Unies qui promulgua, dès le lendemain, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Rafaël Lemkin avait réussi à faire admettre que

« le génocide est l’extermination totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, soit par meurtre individuel, soit par la création de sérieux désavantages physiques ou moraux envers les membres du groupe, soit par la création délibérée de conditions de vie destinées à causer la destruction totale ou partielle du groupe, soit en empêchant la propagation des membres du groupes soit en enlevant par la force les enfants aux membres de ce groupe ». (1)

R. Lemkin a d’emblée considéré que le Holodomor s’inscrivait dans le cadre d’un projet sciemment projeté dans le but d’exterminer par la faim les habitants de l’Ukraine, donc de conquérir ce vaste espace lié à l’histoire, la langue, la culture, l’héritage religieux et l’économie de la Russie, donc de l’Union soviétique alors en phase de consolidation.

Ce fut d’autant plus réfléchi par un pouvoir centralisateur que les minorités locales « se supportaient sans pouvoir se supprimer » et que les Ukrainiens de l’Est ou de l’Ouest du pays ont naturellement fait confiance à leurs « frères slaves russes ».

Enfin, le juriste R. Lemkin a souligné un point qu’il a développé par la suite pour expliquer le processus de la Shoah (génocide considéré comme visant d’abord les Juifs) : l’existence en Occident de législations anciennes héritées du Droit romain.

En revanche, en Europe Centrale et Orientale, l’absence de toute tradition juridique cohérente et unifiée pour la définition des droits et des protections de l’homme (tous les êtres vivants) et des nations ont facilité la mise en place et l’exécution de ce qu’il a bien appelé le « génocide ukrainien ».

Jusqu’à présent, Israël s’est refusé à reconnaître ces meurtres en masse comme comparables à la Shoah dont fut victime la communauté juive au cours de la Deuxième guerre mondiale de la part des Nazis et de leurs alliés.

Il s’agit, dans le cas précis, d’une extermination “sans fondement et pour la seule raison d’être juif”, même si la Endlösung/solution finale visait aussi les Tziganes, les communistes, les Slaves, les handicapés, les homosexuels des deux sexes et les transsexuels, les Chrétiens et les Témoins de Jéhovah qui ont un statut particulier en Israël à cause des persécutions subies.

Le nouveau président de l’Etat d’Israël, Reuven Rivlin, prône la reconnaissance officielle du génocide arménien comme volonté d’exterminer les membres de la première nation chrétienne reconnue comme « Etat » (301 de notre ère).

Dans le cas de l’Ukraine, on parle trop d’une « Shoah par famine », terme devenu générique et « neutre » au plan sémantique. D’autant qu’il est bien difficile de classer les victimes par origine. Il s’agit bien du “meurtre prémédité d’une nation par le « moyen de la faim”, ce qui constitue un anéantissement planifié et rationnalisé, pour un 20ème siècle particulièrement sophistiqué dans ses actions destructives de la vie humaine.

Le Holodomor reste un moment particulièrement dramatique, aux allures de « 25ème heure », dans un 20ème siècle en quête d’identité et de sens. Peut-on réduire ces tragédies à des particularités nationales ou ethniques? Le meurtre par la faim a une dimension universelle et « trans-nationale » : les victimes du Holodomor étaient autant ukrainiennes, russes, tchèques, slovaques, allemandes ,tatares, gagaouzes, juive, tziganes, bessarabiennes, carpatho-rusyn que hongroises.

Assassins et victimes étaient de ces mêmes origines, que ce soit au Comité central du Soviet suprême basé à Moscou ou disséminés sur un territoire ukrainien alors plus limité qu’il ne l’est aujourd’hui sur sa frontière occidentale et même orientale (Crimée).

Il est fondamental qu’Israël soit devenu, de manière inattendue et inesperée, un lieu de pacification et de rencontre entre Juifs et Ukrainiens dont l’héritage a si souvent marque de son empreinte positive de nombreux éléments de la societe israélienne.

Le Métropolite André Sheptytsky, qui fut a la tête de l’Eglise gréco-catholique de L’viv mourut le 1er novembre 1944 (mercredi 1.11/19.10/1944 – 16 Cheshvan 5705) (1).

Homme totalement hors normes comme l’ont souligne de nombreuses personnes (dont le Prof. Gutman, ancien responsable de l’Institut Yad VaShem), il dirigea, pendant toute la deuxieme guerre mondiale, un synode permanent des prêtres ukrainiens. En 1942 (écrit le 8.12.1941, publie 10 ans plus tard dans « Lohos/Логос » – Yorkton, Canada) il promulgua en ukrainien un décret « Yak budovati Ridnu Khatu? – як будовати Рiдну Хату – Comment édifier la Maison nationale? »

Le Métropolite Sheptytsky aimait son peuple qu’il avait rejoint en quittant la cohérence polonaise de sa famille pour retrouver ses racines ancestrales.

Mais cet amour était universel, bien au-delà de la réalite ukrainienne en tant que nation. Comme je l’ai indiqué dans un article antérieur (2), il fut le seul prélat chrétien à adresser un telex a Himmler pour protester contre la déportation et l’extermination des Juifs.

Il faut souligner que, par trois fois, la censure allemande confisqua le texte et empêcha sa distribution. En fait, par trois fois, il fut possible de republier en partie ce document. Il écrivait notamment :

« Pour atteindre notre idéal national, nous avons besoin d’unité (…). Il nous faut, autant que possible, mettre fin à nos luttes et écarter tout ce qui nous séparer, tendre de toutes nos forces vers le maximum d’unité réalisable. Entre les luttes qui divisent les Ukrainiens, nos dissentiments religieux n’occupent pas la dernière place. A coup sur, l’unité religieuse serait un puissant stimulant pour atteindre l’unité nationale » (Lettre aux évêques ukrainiens du 30.12.41).

Ces paroles prennent un relief particulier cette année alors que l’Ukraine est plus que jamais prise en étau entre ses propres démons de cohésion humaine, identitaire, sociale, économique. Elle est écartelée en elle-même, soumise aux anciennes pressions d’hégémonie pan-slave et russe et la fascination d’un Occident trop « romain et rationnel ».

Rafaël Lemkin avait déclaré dès 1950: « Quand vous agissez au nom de la conscience, vous êtes plus fort qu’aucun gouvernement ».

En ces temps difficiles d’altérité et d’altercations en Israël et dans le Proche-Orient, il faut se souvenir ce Shabbat « Toledot/תולדות » dont le nom indique « les générations et l’histoire » en hébreu, des victimes du Holodomor (3, 4). Cela renvoie aux famines si fréquentes à Jérusalem (Eykha/איכה = Livre des Lamentations) et dont la mémoire est si sensible dans la région par la peur de ne pas avoir à manger.

[Souvenons-nous aussi, ce 20 novembre qu’en 1944, voici donc 70 ans, quarante résistants juifs furent assassinés en Slovaquie (toute proche de l’Ukraine) et trois jeunes parachutistes venus de Jérusalem : Haviva Reik, Rafaël Reiss et Zvi Ben Yaakov. Leur mémoire est associée au kibboutz Lehavot Haviva\להבות חביבה et à l’Institut de recherche Givat Haviva\גבעת חביבה.]

Господь сказав менi: ти син мiй – Я сьогоднi народив тебе (псалом 2) – Le Seigneur me l’a declare: aujourd’hui Je t’ai engendre (psaume 2) -יי אמר אלי בני אתה היום יולדתיך – גאט האט מיר געזאגט: מיין זון ביסטו איך האב היינט דיך געבארן ». [Hébreu et yiddish, ukrainien et français].

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[1] Rafaël Lemkin : a) Axis Rule In Occupied Europe » (1944), b) « Crime de génocide » (1946). c) « Qu’est-ce-qu’un génocide ? » (en français, 2008)

[2] Cf. mon blog « http://frblogs.timesofisrael.com/oh-quand-les-saints/ » – « Oh quand les saints… » sur le Métropolite André Sheptytsky.

[3] Vidéo sur le Holodomor : « http://youtu.be/HjcO4tcobc0 ».

[4] Depuis la fin des année 90, je suis « directeur spirituel » de l’association israélienne des « Ukrainiens en Terre Sainte », célèbre et prêche en ukrainien en plus de l’hébreu car ma famille est d’Ukraine (Nikolaiev/Mykolayiv), ville natale du Rebbe Menachem Mendel Schneerson (CHaBaD) – je suis également conseiller de l’Association Menora israélienne pour le rapatriement de l’héritage juif d’Ukraine et de Bessarabie.

à propos de l'auteur
Abba (père) Alexander est en charge des fidèles chrétiens orthodoxes de langues hébraïque, slaves au patriarcat de Jérusalem, talmudiste et étudie l'évolution de la société israélienne. Il consacre sa vie au dialogue entre Judaisme et Christianisme.
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