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Le fond de l’air est toxique

Éric interpelle et questionne l’approche du va-t-en-guerre

Il est difficile, dans le contexte de la guerre actuelle à Gaza, de conserver un minimum d’intelligence. Trop de morts, trop de deuils, trop de blessures, trop de haine, trop de servitude volontaire, trop d’empressement à soutenir ou à condamner, trop de paroles insensées, trop d’hypocrisie…

Penser de façon réfléchie est devenu un luxe. Qui peut encore se le permettre ? On attendait, peut-être, l’intervention de quelques personnalités de Torah, sans trop y croire. Un peu de lumière et de sagesse, un repère dans l’obscurité. Non seulement il n’en fut rien, mais les rabbins (grands et petits) ont ajouté leur part d’ombre. Ils ont joint l’épithète de « mitsva » au linceul qui recouvre les cadavres.

Dans le fracas des bombes et des roquettes, le son des paroles de Torah est devenu une arme. Ils bénissent ceux qui sont tombés et exhortent les survivants au combat. Comme les curés lors des croisades, comme les mollahs d’en face. Ils prêchent la guerre sainte. Tous unis dans la même ignorance avouée : « Nous n’avons pas besoin de donner des conseils au gouvernement … que comprenons-nous à cela ? Il y a des gens au gouvernement et dans les forces de sécurité, et eux comprennent ces choses-là, ce n’est pas notre rôle »[1].

Mais, puisqu’ils ne savent rien et ne veulent rien savoir, puisqu’ils ne sont ni invités ni intéressés à débattre des formes de la guerre en cours, puisqu’ils ne décident pas si elle doit ou non avoir lieu, puisqu’ils ne peuvent pas en juger, puisqu’ils n’ont même pas les informations ni la compétence pour y comprendre quoi que ce soit, pourquoi affirmer que « c’est une mitsva d’aller se battre » ? La réponse est connue : parce que c’est une guerre de défense, d’ailleurs toutes les guerres d’Israël sont des guerres de défense. Et notre grand rabbin de citer le Talmud : « Qui s’apprête à te tuer, tue-le en premier ».

Toute personne compétente dans le Talmud sait combien cette assertion est précise et limitée ; elle ne s’applique qu’à celui qui pénètre par effraction dans une maison. Elle ne peut pas justifier une politique de défense qui investit le territoire de l’agresseur. Car alors la formule est fausse. Et, il faut croire que l’érudit (car il l’est) a oublié que ces mots s’adressent d’abord aux juifs entre eux. Puisqu’il y a plusieurs façons de mener une guerre, et qu’elle peut-être plus ou moins risquée pour la vie des soldats, à qui et à quoi s’applique la formule « tue-le en premier » ?

Prétendre que l’opération militaire actuelle est une mitsva, c’est juger qu’il n’y a pas d’autre alternative. Alors qu’il vient d’avouer qu’il n’en sait rien ! Par quel miracle une incompétence affirmée et revendiquée se transforme-t-elle en parole de Torah ? Je n’ai pas oublié les erreurs répétées du gouvernement et de l’armée, mettant en danger la vie des soldats, opération après opération. Erreurs que l’on finit toujours par connaître, même si elles sont distillées au compte-goutte et bien longtemps après. Certes, tout le monde peut se tromper. Mais, si l’on veut trouver un appui et un peu de lumière dans la Torah, alors il faut se souvenir que lorsqu’une vie juive est menacée on n’accorde aucun droit à l’erreur. Un être humain sensé confierait-il sa vie ou celle de ses fils à des gens dont il n’est pas sûr que leurs décisions soient bonnes ?

Le grand rabbin d’Israël a accordé l’onction suprême au gouvernement et à l’état major : eux seuls savent si toi et tes enfants doivent vivre ou mourir. Et, puisque les pauvres mortels (sans métaphore, ceux qui meurent ou qui pleurent leurs morts) ne peuvent rien y comprendre et ne sauraient aucunement en juger, puisque c’est l’autorité de Torah qui le dit, alors il faut que nous ayons foi nous-aussi. L’esprit saint réside sur le gouvernement et l’état-major, la guerre est sainte, les soldats sont saints, et leur cadavre a l’odeur du sacrifice.

Par quelle incroyable légèreté, s’adressant ensuite à lui-même et à ceux qui vouent leur vie à l’étude de la Torah, le même grand rabbin les exhorte, loin de la guerre, à étudier et à prier sans relâche. Car si faire la guerre est une mitsva, nul n’a le droit d’y déroger : jeunes et vieux, hommes et femmes[2]. En réalité, il sait bien que l’étude et la prière sont notre vrai devoir, et au fond de lui, il est convaincu que l’on ne gagne pas la guerre par les armes mais par le « culte du cœur », dans le vécu d’un Beit Hamidrach ou d’une Synagogue. N’est-ce pas plutôt cela qu’il devait dire au lieu de cautionner une politique à laquelle il avoue ne rien comprendre ?

J’entends déjà la colère offusquée de mes coreligionnaires : pour qui se prend ce donneur de leçons qui ne connaît rien aux problèmes de sécurité ? Doit-on supporter les meurtres d’innocents, les pluies de roquettes incessantes, les cris assassins des rues de Gaza ? Il prend le parti de nos ennemis ! Les seules choses que je blesse sont une fierté mal placée et une foi aveugle dans les institutions et leurs représentants. Je demande : quel prix doit-on payer pour que les agresseurs cessent leurs crimes ? À combien de morts estime-t-on notre sécurité ? N’est-ce pas à nous d’en décider puisque c’est à nous d’en prendre le risque ? Est-il irritant que j’ose prendre la parole en France, loin du front ?

Mais, nous sommes désormais dedans : tous les juifs sont aujourd’hui mobilisés. Et comme beaucoup d’autres, moi et mes enfants avons une double nationalité, passant et repassant d’un pays à l’autre. Or, la nécessité de l’opération terrestre est loin d’être évidente, et elle est meurtrière pour nous. Combien de fois sommes-nous entrés dans Gaza, puis repartis en traînant des dizaines de corps morts, pour répéter l’opération l’année suivante ? J’entends depuis des années les rabbins répéter que les soldats de Tsahal meurent pour le Kidouch Hachem. Je n’en crois rien. Les erreurs politiques et militaires ne disent pas la gloire de Dieu.

C’est cela qui fait mal. De penser que les choses auraient pu tourner autrement, qu’ils ne devaient pas nécessairement mourir, qu’ils ont péri parce que d’autres ont fait de mauvais choix, parce que nous aussi, en France ou en Israël, en soutenant de façon inconsidérée les décisions institutionnelles, nous portons une part de responsabilité dans ce massacre. Si décider l’avenir d’Israël n’est pas l’affaire des juifs, alors de qui est-ce l’affaire ? On me rétorquera que je rêve éveillé, qu’il faut laisser la politique aux réalistes, que je n’y comprends rien et que si l’on me suivait on serait tous morts !

Je dis seulement de deux choses l’une : soit nous écrasons Gaza sous les bombes jusqu’à la défaite totale de l’ennemi, soit nous faisons la paix avec eux. Mais, nous ne faisons ni l’un ni l’autre, nous préférons poursuivre le jeu de massacre, sacrifiant les soldats sur l’autel de l’opinion publique et de la bonne conscience. En fait, on a de plus en plus le sentiment que le sionisme est une impasse, que la guerre n’en finira pas, et que génération après génération, juifs et palestiniens continueront à s’entretuer.

Tel semble être le fond du réalisme auquel chacun est renvoyé, comme à une sorte de fatalité. On n’y peut rien. D’ailleurs, l’histoire des juifs en exil est de la même farine. Ce qui m’amène à me demander si le sionisme nous a arrachés à cette longue histoire ou s’il n’en est qu’un avatar moderne. Nos pères s’efforçaient simplement de survivre, malgré les pogroms, sans autre projet que de voir le soleil se lever demain ; la même logique de la pure et simple survie est devenue la seule politique d’Israël, grand ghetto entouré d’ennemis et redoutant chaque jour un nouveau massacre.

Malgré mon incompétence citoyenne, je constate une chose : les différents partis palestiniens au pouvoir à Gaza mènent le jeu militaire et diplomatique depuis des années. Israël se contente de jouer les seconds couteaux, comme un petit mafieux dans un film merdique. C’est aujourd’hui le Hamas qui décide quand Israël entre en guerre, c’est le Hamas qui décide des rythmes du combat, quelle sorte d’opération doit livrer Tsahal, et, selon l’aveu unanime de nos généraux, c’est encore le Hamas qui mettra fin (biméra béyaménou) à cette guerre.

Israël ne décide plus rien : des chefs incompétents, une opinion publique chauffée à blanc, une armée et une population à la botte, un manque total d’esprit critique, et une politique de riposte militaire tellement connue et éculée qu’elle est entièrement prévisible. C’est là que je vois l’impasse du sionisme : dans l’absence totale de réflexion et de courage politique au cœur de la société israélienne, relayée et amplifiée dans la communauté juive française.

Les palestiniens jouent avec cette société comme avec un yoyo ; ils savent la manipuler, la blesser, la retourner, la diviser. Rien n’obligeait le gouvernement à entrer en guerre, sinon la pression de l’opinion publique qui ne supportait plus les tirs de roquettes, alors même que le danger encouru était encore faible. Une fois pris dans l’engrenage, on constate que pénétrer sur le territoire de l’ennemi nous coûte beaucoup plus de morts qu’une attente patiente et réfléchie.

On aurait pu choisir l’heure et le lieu de la contre attaque, on aurait pu mener une opération militaire murie et préparée, on aurait pu choisir la manière de s’en prendre à l’ennemi et, plus que tout, on aurait pu choisir le rythme des attaques et tenir l’ennemi en haleine, le surprendre lorsqu’il s’y attend le moins. Aujourd’hui, c’est lui qui attend nos soldats derrière chaque immeuble, au coin de chaque rue. Sans doute, les officiers sur le terrain sont compétents et les soldats courageux et disciplinés ; mais tout cela ne change rien au fait que l’on ne gagnera pas cette guerre. On n’abattra pas le Hamas ainsi : les armes détruites seront remplacées, les tunnels seront reconstruits, et la population palestinienne davantage solidaire de nos ennemis. Ne sommes-nous pas suffisamment informés, après deux intifada, constatant les signes précurseurs d’un troisième ?

La vérité est qu’aucun être intelligent n’espère rien de cette guerre, car chacun sait qu’elle se répétera. Cela, c’est la société elle-même qui en porte la faute. Parce qu’elle est incapable d’une volonté politique claire ; parce que ses dirigeants politiques, intellectuels et religieux sont lâches et corrompus, parce que l’on ne peut pas redresser une situation militaire et politique désastreuse sans une réforme civique consistante. Dans notre langage religieux, cela s’appelle « faire téchouva ». Ne serait-ce que décider si l’on fait la guerre au Hamas ou au peuple palestinien.

Les manœuvres gouvernementales sont si contradictoires que personne ne s’y retrouve. Épargner les civils lors des conflits est une chose, qui nous coûte très cher en vies humaines ; poursuivre la politique d’implantation en Cisjordanie en est une autre. La guerre menée à Gaza est une guerre déclarée et menée contre le Hamas ; mais la poursuite des colonies est une guerre explicite contre le peuple palestinien. Sommes-nous devenus si sots et si hypocrites que nous ne voyons pas la contradiction ? Elle se déroule pourtant maintenant sous nos yeux.

Le Hamas est un ennemi intelligent, déterminé et sans pitié. Le temps et les conflits jouent contre nous. Croit-on que la lourdeur de nos pertes sera sans conséquence sur le moral de l’armée et sur le moral du pays ? Que se passera-t-il lorsque le bilan de nos morts sera si lourd que nous n’oserons plus remettre les pieds à Gaza ? N’est-ce pas précisément ce que le Hamas espère ? N’est-ce pas précisément le but de ses manœuvres politiques et militaires ? Le Hamas ne sera pas détruit par des opérations terrestres ou aériennes répétées, car nous perdons à chaque fois davantage notre crédibilité militaire et politique. Il ne sera pas détruit sans une guerre systématique dirigé spécifiquement contre lui ; une guerre de longue durée qui n’est pas seulement armée, et qui concerne aussi les médias.

D’ailleurs, quelqu’un saurait-il expliquer pourquoi la guerre médiatique d’Israël est si médiocre, si répétitive, toute imprégnée de moralisme souffreteux et étouffant ? Le pire qui puisse arriver dans la communication est de prendre ses rêves pour la réalité médiatique. La Hamas ne sera pas abattu sans un projet politique cohérent à long terme dans tous les domaines, qui engage l’ensemble de la société israélienne. Ce qui ne s’est pas fait jusqu’à présent. On se contente de réagir brutalement à chaque attaque, sous couvert que l’on ne fait que se défendre, mais sans mener une vraie politique constante et systématique d’élimination d’un ennemi impitoyable. Un projet politique, une politique cohérente, c’est ce qui nous fait défaut depuis de nombreuses années. Et l’on ne finit pas d’en payer le prix.

Les premiers sionistes ont prétendu que les juifs d’exil étaient incapables de se donner un avenir parce qu’ils manquaient des moyens techniques, militaires et politiques de s’organiser. L’analyse était un peu courte, et l’ennemi montre aujourd’hui que tous ces moyens réunis ne suffisent pas à sortir de la vieille passivité du ghetto, de la prison d’une tension accablante et désespérante entre les pogroms passés et les pogroms à venir.

Les moyens techniques ne suffisent pas, l’organisation politique ne fait rien par elle-même. C’est l’intelligence et le courage politique des peuples qui leur donne un avenir. Il est grand temps que la société israélienne, et les communautés juives dans leur ensemble, osent prendre en main leur destin. Il est grand temps que les juifs cessent de se décharger de leur obligation intellectuelle et morale sur des instances dont la sottise et la corruption est largement démontrée. A-t-on complètement oublié ce que l’on appelle « réfléchir » ? Sommes-nous à ce point abruti par l’air du temps que nous ignorions que la guerre se gagne par des stratagèmes plutôt que par la force des armes ? Est-il absolument impossible à notre esprit de chercher à avoir quelques coups d’avances sur notre ennemi ?

Rien ne s’élève ni ne s’élèvera de ces ruines. Par habitude, j’attendais que « cela passe », que le conflit cesse temporairement, qu’il nous arrive enfin autre chose, ou plutôt qu’il ne nous arrive plus rien du tout, et que le calme revienne. Mais chaque jour apporte son lot de deuil et de détresse. Et rien encore ne présage une fin. Combien de temps durera cette douleur, cette colère, ce châtiment ? Car c’est un châtiment de voir le peuple juif réduit à la merci des voyous qui le brutalisent, et des imbéciles qui le gouvernent au nom de la loi et de la Torah.

Est-ce si difficile à percevoir ? Nos cœurs sont prisonniers des rumeurs du temps, des opinions irréfléchies et des passions vulgaires des peuples follement épris d’eux-mêmes. Nos yeux ne voient plus ni mort ni destruction, ils comptent les coups donnés et reçus. Ils survolent les champs de bataille à la recherche d’une victoire. Des yeux fatigués de généraux habitués au sang des soldats, des yeux hypocrites de politiciens serrant les mains des veuves, des yeux curieux de journalistes guettant l’occasion d’une ruine plus spectaculaire, d’un meurtre plus sordide.

Depuis quand a-t-on oublié de voir et d’entendre ? Il est grand temps que les paroles de Torah reprennent leur sérieux et leur liberté. Il est grand temps que les esprits assujettis retrouvent leur capacité de décision personnelle. Nous sommes capables de discerner nos ennemis de ceux qui ne le sont pas, et de les détruire si l’on s’en donne le temps, la patience et la volonté. Mais, pour cela, il faut que nous réapprenions tous à peser nos choix et à réfléchir à l’avance, au lieu de réagir au jour le jour comme des braillards et des sots.

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[1] Allocution de Rav Itzh’ak Yossef, grand rabbin sépharade d’Israël, le 20 juillet (כ »ב בתמוז).

[2] Michné Torah, Hilkhot Melakhim 7, 4.

à propos de l'auteur
Eric Smilevitch a collaboré avec Charles Mopsik. Il dirige et enseigne au Bet-Hamidrach Michné Tora à Strasbourg et traduit régulièrement des textes fondateurs de la tradition juive, aux éditions Verdier notamment
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