Le camp de la paix en Israël – Illusions perdues

« La paix maintenant » – « Deux États pour deux peuples » – « Les territoires en échange de la paix » – « Pas de sécurité sans paix ».
Tous ces mots d’ordre et bien d’autres encore ont jalonné une période de l’Histoire d’Israël où beaucoup croyaient qu’il serait possible d’aboutir à une paix de compromis avec l’ennemi d’hier. Ils se sont tous fracassés contre une réalité que l’on n’a pas voulu voir, tellement elle était en contradiction avec le souhait de militants qui avaient projeté leurs aspirations sur l’adversaire, alors que celui-ci est toujours resté ferme sur ses objectifs de base.
Ceux-ci retrouvent d’ailleurs une nouvelle jeunesse en étant maintenant brandis par une armée d’étudiants et d’intellectuels occidentaux, la plupart du temps incultes sur ces sujets, mais qui se rallient autour du fameux slogan répété à satiété : « Palestine will be free from the river to the sea« . Le terme « free » s’entend bien évidemment comme un avenir dégagé de l’État d’Israël, voire de tout ou partie de sa population juive qui, dans cette perspective supposée salutaire, serait amenée à disparaître dans un processus qui n’est pas toujours précisé mais qui ne peut qu’effrayer les intéressés.
Dans ses conférences, Einat Wilf[1] cite souvent la scène édifiante de 1947 où Ernest Bevin[2], ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, se présente au parlement britannique pour exposer les raisons qui conduisent le gouvernement de sa Majesté à renoncer au mandat qui lui a été confié en 1920 par la Société Des Nations (SDN), et à remettre celui-ci entre les mains de l’ONU, héritier de la SDN.
Ernest Bevin explique aux parlementaires que les autorités mandataires sont confrontées à un conflit inextricable entre deux communautés qui ont des objectifs totalement irréconciliables. Il affirme en substance que la priorité absolue des Juifs est d’établir une souveraineté juive sur tout territoire de la Palestine qu’ils pourraient obtenir, alors que la priorité absolue des Arabes est justement de prévenir l’émergence d’une telle souveraineté juive sur une quelconque partie de cet espace.
Dans l’énoncé du discours de Bevin rapporté par Einat Wilf, tout est presque dit de l’essentiel de ce conflit. Il est capital de noter que cette allocution, et l’analyse qui la sous-tend, interviennent avant l’émergence du problème des réfugiés palestiniens, avant l’occupation militaire d’Israël de 1967 dénoncée si souvent et avec raison, avant la création de colonies plus que douteuses en Cisjordanie.
De fait, lorsque l’ONU en novembre 1947 a acté le partage de cet espace en deux États[3], un État arabe et un État juif, la réaction des deux communautés fut conforme au diagnostic de Bevin : au soir de cette décision, les Juifs ont dansé dans les rues pour célébrer la réalisation de leur priorité absolue, alors que dès le lendemain la communauté arabe entreprit une campagne d’attaques meurtrières contre des communautés juives pour bien marquer le fait que leur priorité absolue n’avait pas été prise en compte.
Pourtant, on aurait pu s’attendre à ce que cette même communauté arabe se réjouisse de la fin imminente d’une occupation britannique coloniale dont elle avait beaucoup souffert[4], et s’attelle désormais à construire l’État arabe indépendant que cette décision de l’ONU rendait possible.
Mais ce ne fut pas le cas et visiblement, cet horizon d’une indépendance était moins important à ses yeux que l’idée insupportable de voir émerger une souveraineté juive sur un territoire qu’ils considéraient comme étant exclusivement le leur.
Et c’est à la suite de cette guerre déclenchée sciemment en novembre 1947 par la communauté arabe de Palestine et ses dirigeants, ultérieurement appuyée par cinq États, que le conflit s’est lesté d’autres dimensions qui ont été des conséquences des opérations militaires de cette confrontation armée originelle : disparition de l’espace attribué à la communauté arabe qui fut occupé par la Transjordanie, l’Égypte et Israël, et création du problème des réfugiés palestiniens.
Avec le recul du temps, on se rend compte que la suite de ce conflit a confirmé cette analyse de Bevin. Ainsi, lorsqu’à deux reprises la création d’un État palestinien était vraiment à portée de main, soit en 2000 (négociations entre E. Barak et Y. Arafat) et en 2008 (négociations entre E. Olmert et A. Mazen), le camp palestinien n’a jamais pu se résoudre à y donner une suite favorable.
Le processus d’Oslo de 1993, qui a tant été loué à l’époque comme le signal d’une ère nouvelle entre les deux protagonistes, n’a en réalité été qu’un changement tactique du camps palestinien, qui à l’époque se trouvait en très grande difficulté[5]. Celui-ci restait toujours inflexible sur sa priorité absolue mais déclarait renoncer à la violence pour atteindre cet objectif ultime, préférant une voie par étapes qui devait conduire à la disparition progressive et « pacifique » de l’État d’Israël, au profit d’un État unique nommé « Palestine laïque et démocratique »[6].

D’ailleurs les représentants des Palestiniens, Y. Arafat en premier lieu mais également ceux considérés comme plus modérés (F. Husseini, Y.A. Rabdo, H. Nasraoui, A. Qurei, etc…), ne se sont jamais vraiment cachés de cette nouvelle approche par étapes avec de nombreuses déclarations qui confirmaient cet objectif ultime. Mais celles-ci sont restées inaudibles à l’époque, car susceptibles de casser un processus considéré comme salutaire dont on ne voulait surtout pas voir l’élan brisé.
L’un des points qui a systématiquement bloqué tout accord final dans les négociations reste la très ferme exigence du camp palestinien de bénéficier d’un droit au retour en Israël pour les réfugiés palestiniens exilés lors des opérations militaires de 1948. Mais, outre le contresens politique absolu pour un mouvement de libération nationale d’une proposition qui consiste à se départir d’une population importante de nationaux potentiels pour que celle-ci aille s’établir dans un autre pays, cette exigence suprême – de la quasi-totalité des dirigeants – considérée comme non négociable vise à altérer la composition démographique de l’adversaire pour le subvertir de l’intérieur.
Avec le projet d’aboutir par ce moyen au même objectif que ce que la lutte armée n’a pas pu obtenir, à savoir l’absence de toute souveraineté majoritaire juive en terre d’Israël-Palestine.
Notons d’ailleurs que les « vrais » réfugiés qui ont perdu leur maison et leur terre en 1948 dans le tumulte des combats ne constituent qu’une infime minorité des quelque 5 à 6 millions de personnes qui revendiquent ce statut, bizarrement acquis par la génétique ; un cas d’ailleurs unique au monde…
Le camps de la paix israélien, incluant l’auteur de ces lignes, s’est ainsi laissé bercer d’illusions quant à l’interprétation du changement intervenu en 1993 dans la position de base palestinienne qui a déclaré renoncer à la violence – soit les moyens, mais est toujours resté très ambigu sur le fond – soit la finalité.
Pourtant de nombreuses déclarations de dirigeants palestiniens dans les mois et les années qui ont suivi Oslo laissaient peu de doute sur leur volonté d’en finir avec ce qu’ils appellent l’ « entité sioniste », cette locution sonnant d’ailleurs comme un gros mot dans leur bouche. Mais les militants de la paix n’ont pas voulu entendre et ont misé sur la bonne volonté des protagonistes qui, dans une logique occidentale pacifiste de la fin du XXe siècle, aurait voulu que le but ultime de la paix puisse avoir raison de toutes les difficultés qui apparaîtraient sur ce chemin difficile.
Bien évidemment les choses n’étant jamais en noir ou blanc mais plutôt en nuances de gris, les gouvernements israéliens qui se sont succédés ont eux aussi une part importante de responsabilité dans le déraillement de ces accords d’Oslo.
Que ce soit le maintien d’une occupation militaire brutale dans l’espace qui aurait dû devenir l’État palestinien, l’expansion malsaine et massive des colonies en Cisjordanie qui compromettait gravement la crédibilité des discours de dirigeants tels que Rabin, Peres ou Barak, ou la politique éhontée de « laissez faire » conduite dans les territoires occupés, où une population de suprémacistes juifs, racistes et messianiques a pu prospérer avec une complaisance et une impunité aussi coupables qu’irresponsables des autorités.
Ainsi, non seulement le camps de la paix en Israël n’a pas voulu entendre ce que disaient les dirigeants palestiniens mais au nom d’une concorde civile intérieure illusoire, il a également préféré fermer les yeux sur ce qui se passait en Cisjordanie, qui est devenu un terreau fertile pour l’émergence d’un fascisme juif détestable.
Et comme cela arrive souvent, les deux extrémismes se sont renforcés l’un l’autre. Les attentats terroristes palestiniens abominables ont nourri la radicalité des groupes extrémistes juifs et leur détermination à ne pas lâcher un pouce de terrain, pendant que les actions violentes inqualifiables de ces derniers ont conforté une grande partie des Palestiniens dans leur opposition totale à tout accord avec Israël perçu comme agressif et arrogant. D’autant que les discours de certains dirigeants politiques d’extrême droite israéliens affichaient clairement une volonté de tout faire pour les expulser d’une manière ou d’une autre.
Cette évolution délétère est symbolisée par le changement officiel d’appellation de la Cisjordanie en Judée-Samarie ainsi que par la cartographie israélienne qui s’est efforcée depuis des décennies d’effacer toute trace de la ligne verte délimitant les frontières d’avant 1967 dans les cartes présentées au public. Comment croire à la bonne volonté des Israéliens dans une telle atmosphère ?
Le camp de la paix consistant en majorité de populations vivant à l’intérieur de la ligne verte n’a finalement perçu les populations palestiniennes qu’à travers les attentats terroristes qui ont ensanglanté plus de deux générations. Surtout que ces attentats se sont souvent produits à une époque où les dirigeants palestiniens semblaient refuser la possibilité d’un État souverain à côté d’Israël.
Le moment le plus emblématique de cette séquence fatidique fut peut-être le retour triomphal de Yasser Arafat en Palestine, au sortir de l’échec du sommet de Camp David à l’été 2000. Au lieu de se sentir trahies par leur dirigeant qui n’avait pas su trouver un accord de compromis qui aurait conduit à l’indépendance, les populations palestinienne ont réservé au leader palestinien un accueil enthousiaste pour n’avoir pas cédé… À une possibilité de conciliation[7].
Cet échec, couplé au début de la seconde intifada extrêmement meurtrière quelques semaines plus tard, a littéralement laminé le camp de la paix en Israël.
Après avoir tardivement pris conscience du refus palestinien marqué par l’échec des négociations de 2000 et 2008, et après avoir essuyé deux vagues de violence extrême en l’espace de deux générations, soit la seconde intifada du début de la décennie 2000-2010 et l’attaque du 7 octobre 2023, le camps de la Paix en Israël est maintenant en lambeaux, et dans la situation d’aujourd’hui, tout discours prônant l’un des slogans mentionnés au début de ce texte est devenu inaudible en Israël.

Si l’Autorité palestinienne reste encore et toujours ambiguë sur son renoncement à sa priorité absolue originelle, ce n’est pas le cas du Hamas qui a toujours énoncé très clairement son objectif de détruire Israël et n’en a jamais dévié ; et c’est malheureusement ce cap politique qui semble être devenu majoritaire dans la population en Cisjordanie et à Gaza.
Une fois cette impasse totale constatée, avec ces nouvelles rivières de sang entre les deux camps que le Hamas a réussi à créer, y a-t-il quelques raisons de ne pas désespérer ? Deux évolutions parallèles pourraient faire bouger les lignes :
Côté israélien, la catastrophe qui s’est abattue sur le pays fin 2023 et qui a été suivie de la guerre la plus longue qu’Israël a menée aura certainement des effets profonds sur la fabrique de la société civile.
On ne sait pas aujourd’hui dire précisément dans quelle direction ces évolutions vont s’orienter mais il est sûr que l’ère malsaine de Netanyahu – qui a si profondément divisé la société civile israélienne – touche à sa fin, ne serait-ce que du fait de l’âge avancé de ce détestable personnage (76 ans en 2025).
Il n’est pas impossible qu’une nouvelle équipe de dirigeants ayant bien plus le sens de l’État puisse être en mesure de mettre au pas les nervis fascisants apparus ces derniers temps dans certains milieux, et que ce faisant émerge une atmosphère plus apaisée.
Côté monde arabe, de nouvelles générations sont apparues qui prennent de plus en plus conscience que l’obsession du problème palestinien dans le pathos arabo-musulman obère l’évolution de ces sociétés vers la modernité.
Outre les nombreuses prises de position courageuses d’acteurs d’origine musulmane, les accords d’Abraham avec quelques États du Golf, difficilement concevables il y a encore quelques années, dénotent un changement d’attitude important chez certains acteurs de poids.
Prenant acte que cet État d’Israël ne va pas disparaître de sitôt et qu’il vaut mieux composer plutôt que de s’opposer frontalement à lui dans des luttes aussi dérisoires que stériles qui ne profitent à personne sinon aux extrémistes de tout poil, ils ne comprennent plus trop l’intransigeance de la position palestinienne qui reste campée sur des exigences irréelles vis-à-vis de sa priorité absolue qui est maintenant perçue comme relevant d’un autre âge.
Si ces deux évolutions pouvaient converger, on pourrait imaginer la création d’une entité palestinienne démilitarisée dont les frontières seraient basées sur la ligne verte, avec quelques ajustements pour tenir compte des évolutions intervenues sur le terrain depuis 1967.
Typiquement, d’un côté le maintien des colonies juives de Cisjordanie qui bordent la ligne verte et d’un autre côté l’agrandissement de la bande de Gaza dans le secteur nord-ouest du Néguev pour donner un peu plus d’air à cette enclave déjà surpeuplée. Avec éventuellement une route « extraterritoriale » passant par le nord du Néguev pour relier ces deux territoires.
Mais le préalable absolu à un tel développement serait bien évidemment la reconnaissance mutuelle des deux parties en présence du droit à vivre en paix avec son voisin, sans les ambiguïtés qui ont miné le processus d’Oslo enclenché en 1993 et que le camps de la paix en Israël n’a pas pu, su ou voulu voir.
Seul un tel changement d’attitude des Palestiniens pourrait redonner des couleurs au pacifisme israélien et lui faire oublier qu’il s’est trop longtemps fourvoyé dans un déni qu’il paie maintenant au prix fort. C’est en cela qu’il a oublié les enseignements de la sagesse populaire qui énonce :
Si pour faire la paix il faut être deux, pour faire la guerre un seul suffit.
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[1] Universitaire et femme politique israélienne. Elle a coécrit avec Adi Schwartz un excellent livre sur le droit au retour, qui est une demande non négociable de quasiment tous les dirigeants palestiniens qui comptent : « The War of Return »
[2] Il est peu de dire que cette personnalité politique anglaise qui a présidé à la fin du mandat britannique en Palestine n’était pas un aficionado de la communauté juive de Palestine. Celle-ci a d’ailleurs fini par le haïr, et il le lui rendait bien…
[3] On notera que la carte de ce partage était très étrange : à chacune des communautés était attribué un espace composé de trois morceaux à peine connectés les uns aux autres.
[4] La grande révolte arabe de 1936 à 1939 a été très violemment réprimée par l’occupant britannique ; elle a fait des milliers de victimes, a dressé les familles les unes contre les autres et a profondément déstabilisé la fabrique de la société palestinienne de l’époque.
[5] Rappelons que cet accord d’Oslo intervient alors que la direction de l’OLP est exilée à Tunis, soit très loin de son champ d’action, qu’elle paie au prix fort son soutien à Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweït de 1990 – support qui a tari ses ressources financières et que l’URSS, l’un de ses soutiens traditionnels – et qu’elle est en phase de décomposition avancée. D’aucun prétendent que c’est ce processus d’Oslo qui a permis à l’OLP de ne pas sombrer, étant miraculeusement et paradoxalement remis en selle par cette séquence…
[6] On peut malheureusement observer que le nombre d’États à majorité musulmane qui peuvent être qualifiés de laïcs et démocratiques ne sont pas légions. La Turquie, qui pouvait éventuellement répondre à cette caractéristique à l’ère de Mustapha Kémal et de ses héritiers directs, a pris un tournant très préoccupant ces dernières années. Quoi qu’il en soit, la manière dont les minorités religieuses ou nationales sont ou ont été traitées dans ces États à majorité musulmane (Kurdes, Arméniens, Coptes et autres Chrétiens d’Orient), on comprend que ce slogan de « Palestine laïque et démocratique » ne fasse pas rêver la communauté juive d’Israël…
[7] Le dirigeant israélien de l’époque Ehud Barak a quant à lui été fermement dégagé par les électeurs israéliens quelques mois après cet échec des négociations à Camp David. Il payait ainsi ce qui a été perçu soit comme une incapacité à obtenir un accord, soit comme une incapacité à discerner les sombres desseins de l’adversaire.