« L’Auto m’intéresse moins que la Fiction »
Clotilde Leguil est philosophe et psychanalyste. Elle a publié Céder n’est pas consentir, une approche clinique et politique du consentement, en 2021, aux Presses universitaires de France.
Votre thèse portait sur les liens entre la pensée de Jean-Paul Sartre, qui se voulait l’initiateur d’une psychanalyse existentielle, à la manière de la Daseinanalyse, de Ludwig Binswanger ; et la pensée de Jacques Lacan. Pourriez-vous nous en parler ?
Clotilde Lguil: C’est de Lacan qu’il a été question dans ma thèse, d’un Lacan peu exploré jusque-là, soit le Lacan s’inspirant et subvertissant à la fois les concepts de la pensée existentialiste sartrienne. Lacan cite Sartre à de nombreuses reprises dans ses Séminaires et dans ses écrits, lorsqu’il aborde notamment dans les années cinquante la question du désir et celle du manque dans l’expérience analytique et dans les années 60 la question de l’œil et du regard, pour rendre compte de la rencontre du réel, dans le cauchemar mais aussi de la dimension de la pulsion.
Ce qui a fait rencontre pour moi, c’est de lire Lacan, et de tirer le fil d’une indication donnée par Jacques-Alain Miller en 1999 dans son cours sur L’Orientation lacanienne. Cette indication consistait à montrer que le sujet divisé lacanien, était en somme une reprise du sujet sartrien en manque d’être, mais depuis la perspective de la parole et du langage, soit depuis l’inconscient. Par conséquent, je me suis attelée à trouver dans l’enseignement de Lacan les traces de cette empreinte sartrienne et à faire émerger un autre Lacan que le Lacan du structuralisme.
Il y a chez Lacan une réinvention de la psychanalyse depuis les catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel, mais il y a aussi une reformulation du sujet souffrant, en tant que sujet se questionnant sur son être à travers ses symptômes. Ce sujet qui souffre – celui dont il s’agit le plus concrètement dans l’expérience analytique – est aussi celui qui peut grâce à l’analyse assumer son manque-à-être – reformulation lacanienne du manque d’être sartrien – et accéder à un rapport renouvelé à son désir. Enfin, la perspective magistrale que Lacan propose sur l’articulation entre l’œil et le regard dans son Séminaire XI doit beaucoup à l’analyse sartrienne du regard dans L’Être et le Néant. Mais Lacan fait subir une torsion à cette analyse phénoménologique du regard, pour rendre compte de ce que l’analysant voit/ne voit pas, dans un rêve qui peut s’apparenter à un tableau, dans un cauchemar aussi qui est une réédition du trauma. La dimension de la lumière telle que Lacan l’analyse alors, aveuglante et ne laissant pas sa place à l’ombre, offre une perspective nouvelle sur l’inconscient articulé au corps. Dans mon livre sur « Sartre avec Lacan », il est question finalement d’un Lacan au-delà de Sartre, d’un Lacan qui prend appui sur la phénoménologie sartrienne pour récuser la dérive psychologisante de la psychanalyse mais aussi d’un Lacan, qui se sert des concepts existentiels pour redéfinir, bien loin de toute psychanalyse existentielle, l’expérience analytique comme expérience de l’inconscient et de la pulsion.
Dans votre dernier ouvrage Céder n’est pas consentir, vous remettez sur la table l’idée subversive jusqu’au crime de la pensée de Michel Foucault pour qui le pervers n’est jamais celui qu’on croit, que le désir est toujours réciproque et le consentement invérifiable. Comment sortir de cette perception sadomasochiste de l’amour ?
Clotilde Leguil: Dans mon dernier essai Céder n’est pas consentir, je propose un autre régime du consentement que le régime juridique, qui réduit le consentement à un contrat. Précisément, le contrat, comme l’a montré Gilles Deleuze, peut fixer les termes d’une relation sado-masochiste. Ce qui m’intéresse, pour ma part, c’est un autre régime du consentement, le consentement amoureux et sexuel, le consentement au désir et à la jouissance. Ce consentement-là n’est pas de l’ordre d’un contrat, mais d’un déssaisissement de soi envers l’autre, qui suppose une confiance. C’est un consentement qui n’est pas éclairé car il ne repose pas sur un savoir, mais sur un désir. Ce consentement a à voir avec ce qu’on nomme en psychanalyse, le transfert. Dans le contexte des conséquences psychiques et politiques du mouvement #Metoo, j’ai voulu montrer l’opacité du consentement amoureux et sexuel en tant qu’il engage le corps et qu’il relève aussi toujours d’une dimension inconsciente. Mais pour autant, il y a une distinction à faire entre cette opacité du consentement, toujours ambigu, et la mauvaise rencontre. La frontière entre « consentir » et « céder », au sens du « céder à la situation » lacanien, qui est une définition du traumatisme dans le Séminaire de L’Angoisse, est une frontière au niveau du corps. Le forçage, c’est l’expérience d’une effraction subie en son corps, qui fait chuter le sujet. Le sujet ne peut dire « non », car il n’est plus là. Il a disparu. Il y a eu cession. C’est dans l’aprèscoup qu’il pourra s’apercevoir de la difficulté à énoncer ce qui a fait trauma, car l’effraction l’a aussi fait disparaître en tant que sujet. La parution du récit de Vanessa Springora au début de l’année 2020 sur Le consentement me semble aussi avoir fait bouger les lignes du consentement. Ce à quoi elle a consenti au départ, n’est pas ce à quoi elle a cédé ensuite. Elle l’écrit avec beaucoup de finesse clinique. La psychanalyse donne un statut à cette distinction entre « céder » et « consentir », au sein de l’expérience du sujet lui-même. J’ai donc pu déplier une interrogation psychanalytique sur l’expérience du « se laisser faire » et du « se forcer soi-même » afin d’éclairer ce passage du « consentir » au « céder ». Voilà la voie que j’ai voulu frayer.
Vous faites partie du jury d’un prix qui récompense le titre d’une oeuvre Dans quelle mesure est-ce qu’un livre peut l’emporter sur l’identité de son auteur ?
Clotilde Leguil: Le titre d’une œuvre, c’est une fulgurance. Cela peut être un mot seulement (Commencements) qui d’être mis au pluriel ouvre sur des perspectives nouvelles, mais aussi un bout de phrase (A la recherche du temps perdu) qui fait rêver, une phrase en entier, qui fait énigme et suscite le désir de lire et de savoir. Rien ne s’oppose à la nuit, le titre du roman de Delphine de Vigan, roman que j’interprète dans un de mes essais L’être et le genre, homme/femme après Lacan, depuis la question de ce qui se transmet et ne se transmet pas de la féminité, ce titre là par exemple, m’a évoqué ce que Lacan appelle dans les années cinquante « la nuit noire 3 du traumatisme ». C’est une coïncidence, une rencontre. Rien ne s’oppose à la nuit noire du traumatisme et pourtant il faudra s’en arracher. J’ai lu dans ce titre entre les lignes une évocation de cette couleur noire, qui est aussi celle du trauma, et peut être celle du réel. J’ai lu ce roman comme l’exploration des vestiges d’un monde familial disparu et comme un fantastique effort pour cerner le réel. La question ne me semble pas être celle de l’identité de l’auteur, mais la façon dont ici l’écriture fait reculer les limites de l’indicible. Je ne m’intéresse pas tant à l’auteur qu’au sujet de l’énonciation, celui qui s’actualise à travers un dit et un écrit. Ce qui m’intéresse dans l’autofiction, ce n’est pas tant l’auto que la fiction sur le réel, et finalement sur l’intime.