L’antisémitisme : le plus ancien et le plus criminel des métarécits

Une caricature antisémite intitulée "Le mensonge des médias sionistes", publiée au Qatar le 20 novembre 2023. (Crédit : Anti-Defamation League)
Une caricature antisémite intitulée "Le mensonge des médias sionistes", publiée au Qatar le 20 novembre 2023. (Crédit : Anti-Defamation League)

Le métarécit fait partie du vocabulaire de la condition postmoderne dont le philosophe Jean-François Lyotard fut le grand exégète. La postmodernité prend acte de l’ « incrédulité » existante vis-à-vis des grands récits globalisants, qui ont pour vocation d’expliquer le monde au travers de dogmes dont la validité se veut universelle. De façon plus schématique, et en citant les propos du sociologue Alain Touraine :

La postmodernité est définie […] selon les thèmes de Lyotard, comme pensée rejetant les discours idéologiques.

Ces discours ont donc pour vocation l’explication totalisante et téléologique du monde. Ces métarécits furent produits, par exemple, par la pensée des Lumières, par le marxisme, par la notion de Progrès ou encore par certaines religions, etc…

À ces thèmes exposés supra, à ces métarécits donc, nous décidons d’ajouter l’antisémitisme, qui lui aussi offre une explication totalisante et univoque du monde. L’antisémitisme donne un « sens » bien pratique et totalement primaire aux malheurs qui frappent les différentes sociétés à travers le monde (« c’est la faute des Juifs, c’est la faute d’Israël »).

Tocqueville disait (en parlant évidemment d’un tout autre sujet) :

Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe.

Le conflit à Gaza et l’hystérie antisémite qui en découle depuis le 7 octobre 2023 en est la preuve irréfragable.

Un grand nombre d’idéologies ou de métarécits font des Juifs l’explication centrale des malheurs du monde :

  • le christianisme en a fait des déicides pendant des siècles (merci au concile Vatican II d’avoir, en 1965, réprouvé cette idée) ;
  • l’islam les a présentés comme des ennemis de la nouvelle foi ;
  • le marxisme les a dépeints comme les suceurs de sang de la classe ouvrière ;
  • le capitalisme comme des révolutionnaires ;
  • le nazisme – qui est un « panantisémitisme » – comme des germes s’attaquant au corps de la nation allemande (et même de toutes les nations).

Le nazisme utilisa même le dogme du progrès scientifique et techno-industriel comme moyen d’anéantissement (Auschwitz et tous les autres camps d’extermination).

Aujourd’hui c’est principalement l’islamisme et l’islamo-gauchisme qui font d’Israël l’ennemi ultime dont l’élimination signifierait la libération d’une « Palestine » inexistante et fantasmée devenue paradigme universel de la (prétendue) « Colonisation ».

On le voit, l’antisémitisme est un grand récit – qui pourrait presque s’apparenter au métarécit des métarécits – dans lequel la figure du Juif devient le « signifiant à tout faire » (expression qu’utilisait Lacan pour parler des phobies. Ne parle-t-on pas de judéophobie ?).

L’antisémitisme explique et interprète donc le Mal à travers la figure du Juif considéré comme cause de tous les problèmes les plus graves de la planète : explication universelle…

Le char du carnaval d’Alost en Belgique représentant des caricatures de Juifs orthodoxes assis sur des sacs d’argent, le 3 mars 2019. (Crédit : FJO, via JTA)

Je voudrais préciser que – selon moi – le judaïsme ne peut être considéré comme un métarécit malgré l’aspect téléologique et eschatologique de sa pensée. Tout d’abord le judaïsme n’a pas de vocation universelle (d’où le fait qu’il se refuse au prosélytisme), et d’un point de vue formel, la Torah – selon les propos de Lyotard lui-même – se présente sous la forme du style parataxique (qui se caractérise par la faiblesse des liens de dépendance entre les propositions), style qui est celui de la postmodernité (qui comme l’explique Lyotard « n’est pas une époque mais plutôt un mode »).

De surcroît, et c’est le plus important à souligner, le judaïsme possède une variété quasi-infinie de récits et de styles différents qui comprennent la formalisation de la Loi (Halakha), l’apologue (Haggadah), l’ésotérisme (la Kabbale) ou encore la poésie (Les Psaumes), etc…

Le judaïsme s’exprime donc à travers une foultitude de récits qui parfois s’opposent et revêtent différents styles (à l’exclusion du style hypotaxique). Mais, malgré cette diversité « littéraire » il existe quand même dans les Écritures juives une unité entre les textes, un « miracle de la confluence » comme le disait Emmanuel Levinas.

Ces récits juifs sacrés, en s’opposant aux métarécits, ont toujours évité au judaïsme de sombrer dans le totalitarisme qui est toujours la cause – au fil des siècles et malheureusement jusqu’à aujourd’hui – du malheur dont les Juifs sont frappés.

à propos de l'auteur
​Frédéric Sroussi est journaliste et essayiste. Il a collaboré, entre autres, au Journal du Parlement français, à l'édition française du Jerusalem Post, à la revue de l'Instituto Centroamericano de Prospectiva e Investigación (ICAPI), à la revue France-Israël Information, à Front Populaire, Tribune Juive et Atlantico. Il est aussi l'auteur de trois essais dont un ouvrage collectif pour les éditions du Centre Pompidou de Paris.
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