L’Annexion (rampante), l’impossible projet

Deux cartes qui présentent la région : à gauche avec la ligne verte qui doit servir de base dans des négociations à venir pour délimiter l'État d'Israël d'un futur État palestinien ; à droite sans la ligne verte qui présente cet espace comme une seule et unique entité politique, telle qu'était la Palestine mandataire en 1922 (Crédit : Wikimedia Commons / domaine public - Wikimedia Commons / GPL)
Deux cartes qui présentent la région : à gauche avec la ligne verte qui doit servir de base dans des négociations à venir pour délimiter l'État d'Israël d'un futur État palestinien ; à droite sans la ligne verte qui présente cet espace comme une seule et unique entité politique, telle qu'était la Palestine mandataire en 1922 (Crédit : Wikimedia Commons / domaine public - Wikimedia Commons / GPL)

Lors de sa gestation puis de sa création, beaucoup d’idéologues sionistes avaient de grands idéaux universels dont celui, à vrai dire quelque peu prétentieux, de faire de leur futur État « une lumière parmi les Nations ».

Dans l’environnement international actuel, la perception qu’a de ce pays une partie importante de l’opinion mondiale serait plutôt celle d’un État qui serait devenu « une tâche parmi les Nations », quand bien même cette perception est calomnieuse, inique, discriminatoire et même farfelue par rapport à tous les critères d’appréciation communément admis et appliqués aux autres pays.

Mais un autre mot d’ordre plus pressant devrait interpeller les personnes de plus en plus rares qui se disent encore favorables au sionisme : celui de faire de ce pays un « État juif et démocratique ». En effet, cette vocation est en contradiction flagrante avec le projet d’appropriation de la Cisjordanie qui perdure de manière sourde depuis bientôt six décennies. Quelques statistiques démographiques qui illustrent l’incohérence patente de cette formule avec la réalité sur le terrain – NB : il s’agit d’ordres de grandeur, pas de chiffres précis :

  • Population juive d’Israël, incluant les colons : ~7 millions, soit ~78% des Israéliens
  • Population arabe d’Israël : ~2 millions, soit ~22% des Israéliens
  • Population arabe de Cisjordanie : ~3 millions
  • Population arabe de Gaza : ~2 millions

Maintenir le statu quo ou annexer la Cisjordanie et Gaza comme le demande certains, résulterait en un espace global de près de 30 000 km²[1] où les populations juives et arabes seraient de taille sensiblement équivalentes, soit 7 millions d’habitants pour chacune des deux communautés. Dans cette perspective de rattachement, qu’il soit explicite en étant officiellement établi par une future loi, ou implicite par le maintien d’une mainmise de ce territoire ad vitam æternam, deux possibilités s’offrent alors aux dirigeants israéliens pour les populations non juives :

1. Accorder la nationalité israélienne à tous les habitants de cet espace qui en deviendraient des citoyens à part entière. C’est alors le caractère juif de cet État qui serait sérieusement affecté puisque l’on passerait d’un ratio de Juifs de 78% à 50%, et par conséquent c’est l’ensemble du projet sioniste qui serait compromis dans la mesure où un habitant sur deux ne serait pas juif. Cette possibilité est en quelque sorte l’équivalent du fameux slogan d’une « Palestine laïque et démocratique » brandi par d’innombrables militants antisionistes. Seul le premier mot changerait et, au mieux, on aurait alors un « Grand Israël laïc et démocratique ».

Sachant qu’au-delà de ces deux slogans de façade agités par les radicaux des deux obédiences, ce qui est plus ou moins sous-entendu par les promoteurs de chacun de ces projets est la domination d’une communauté sur l’autre. La Palestine laïque et démocratique vise ainsi à supprimer toute trace de souveraineté juive sur cet espace et rétablir les Juifs dans leur éternel statut de minorité assujettie à une majorité arabe dominante, alors que le Grand Israël juif et démocratique vise à créer une situation inverse où la population juive dominerait une population arabe en situation d’infériorité.

2. Ne pas accorder la citoyenneté israélienne aux habitants non juifs de cet espace constituant cet ensemble territorial. C’est alors le caractère démocratique de cet État qui serait très sérieusement mis en question, laissant plus d’un habitant sur trois privé des attributs qui caractérisent un citoyen. S’approprier ainsi la Cisjordanie serait donc étendre à l’ensemble du pays la situation déjà existante dans ce territoire occupé : on se rapprocherait alors de cet apartheid qui a si longtemps prévalu en Afrique du Sud, pays qui à la fin des années 1990 a été mis au ban des Nations, à juste raison, pour crime de racisme et discrimination d’État gravée dans la loi.

Toute personne sensée comprend bien que chacune de ces deux éventualités serait une catastrophe pour l’état d’Israël et l’idéologie sioniste dont celui-ci est issu. Souvent, la première solution d’un État unique s’accompagne d’ailleurs d’un projet parallèle plus fourbe qui vise à un nettoyage ethnique, partiel ou complet.

D’un côté le Hamas a clairement montré le 7 octobre la forme meurtrière que pourrait prendre cette épuration, et d’un autre côté des ministres israéliens d’extrême droite en poste parlent ouvertement de « transfert » de populations. Si ce second projet de transfert peut apparaître moins sanglant que le premier, il devrait néanmoins faire horreur à toute personne ayant gardé un minimum de valeurs humanistes. Sa mise en œuvre réelle confirmerait définitivement aux yeux de beaucoup cette appellation d’Israël comme étant devenu une tâche parmi les Nations.

Pour éviter d’avoir à trancher entre deux mauvaises solutions, la logique et la raison élémentaires dicteraient d’adopter l’autre approche suggérée par l’évidence qui est incarnée par le fameux mot d’ordre « deux États pour deux peuples ». Mais si cette solution est tellement évidente, comment se fait-il qu’elle ne se soit pas imposée aux dirigeants politiques israéliens, et que ce soit l’inertie de cette occupation militaire qui ait si longtemps prévalu, qui perdure encore et qui présente ce fatal dilemme ? Les opposants à cette vision rationnelle de deux États pour deux peuples font valoir de multiples arguments qui ont quasiment tous une grande part de légitimité et qu’il importe d’énoncer pour comprendre l’impasse actuelle.

  • Le monde arabe, et plus généralement le monde musulman, ne s’est jamais résolu à l’existence d’une souveraineté juive dans un espace qu’ils considèrent comme devant exclusivement relever de l’islam. Aussi, dans ce contexte tout arrangement avec les Palestiniens ne pourrait être que temporaire et, pire, ne serait interprété par l’adversaire auto-déclaré que comme une bataille gagnée préparant la prochaine étape d’une lutte de longue haleine dont l’issue ultime serait d’en finir avec cette souveraineté juive jamais digérée et constamment combattue. Par conséquent, la création d’un État palestinien, loin de terminer le conflit serait susceptible de l’élargir en lui donnant une autre dimension, soit celle d’État à État.
  • Cette possibilité de deux États pour deux peuples a déjà été proposée à au moins quatre reprises (1937, 1947, 2000, 2008) et a été systématiquement rejetée par les Palestiniens du fait de l’exigence qui leur était demandée de s’engager à clore le conflit. Ce qui confirme l’argument développé au premier point du refus absolu de toute souveraineté juive. En outre, la ferme revendication d’un droit au retour en Israël pour les réfugiés palestiniens[2], contre toute rationalité logique et politique, met sérieusement en doute la crédibilité de cette volonté de coexistence pacifique parfois proclamée par certains Palestiniens.
  • L’exemple de ce qu’est devenu Gaza qui n’est plus occupé militairement depuis une petite vingtaine d’années n’incite pas à l’optimisme sur ce que pourrait devenir un futur État palestinien établi sur la Cisjordanie. On peut argumenter à l’infini sur les conditions incertaines dans lesquelles le retrait israélien s’est déroulé en 2005 sous l’impulsion de Ariel Sharon, faucon s’il en est, il reste que le Hamas, démocratiquement élu, a pris le contrôle de ce territoire et a systématiquement privilégié la lutte armée au détriment du bien être des populations civiles, avec souvent l’accord tacite de ces dernières. Il est peu de dire que cette vision de « deux États pour deux peuples » ne fait pas partie du vocabulaire de sa charte, surtout après l’attaque du 7 octobre 2023 dont le seul objectif plausible, et malheureusement atteint, était de faire couler une nouvelle rivière de sang entre Juifs et Arabes qui sera un obstacle supplémentaire à une résolution pacifique du conflit.
  • L’État palestinien à naître pourrait assez facilement devenir un relais pour les autres ennemis d’Israël, eux-aussi auto-déclarés, ne se satisfaisant pas d’une telle solution de compromis pacifique au conflit. Dans ces ennemis, on trouve des entités qui agiraient activement pour gangrener ce nouvel État de l’intérieur[3] et menacer ainsi dangereusement le cœur économique d’Israël[4] : Hezbollah, Houthis, Daesh ou Al Qaïda, activistes syriens ou irakiens, avec pour une partie d’entre eux le soutien actif de l’Iran qui considère étrangement que la destruction d’Israël est la mère de toutes ses batailles.
  • Le terrorisme palestinien ainsi que les guerres israélo-arabes ont déjà fait des dizaines de milliers de victimes israéliennes dans un pays qui n’a pas connu la paix une seule seconde depuis sa création en 1948, et dont la population n’est pas prête à prendre le moindre risque sécuritaire dans un environnement qui ne s’est jamais apaisé à leur encontre depuis plus d’un siècle – à l’exception notable des deux accords de « paix glaciale » signés avec l’Égypte en 1979 et la Jordanie en 1994.
  • L’attitude hostile des instances internationales, du moins depuis les années 1970, a conforté les Israéliens dans un état d’esprit malsain résumé par le raccourci « de toute façon, le monde entier est contre nous ». Il est vrai que la résolution de l’ONU de novembre 1975 assimilant le sionisme à du racisme[5] ou bien le nombre disproportionné voire délirant de résolutions votées contre Israël a pu légitimer ce mépris israélien des instances internationales[6]. D’où la crainte des Israéliens qu’un État palestinien ne mobilise ces mêmes instances très partiales – dont il fera alors partie – pour arracher encore et toujours plus de concessions.

Tous ces arguments, et bien d’autres encore, ont contribué à une absence de décision sur ce qu’il convient de faire sur le long terme, absence qui a conduit à cette inertie délétère que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui dans le maintien de cette occupation militaire interminable ; pire : cet immobilisme qui s’est installé fait que la problématique n’est même plus abordée. Lors des quatre dernières élections israéliennes qui ont égrené les années 2019-2022, la plupart des partis politiques ont jeté un voile pudique sur leur position vis-à-vis de l’avenir de la Cisjordanie, thème qui occupe pourtant une place si importante pour l’avenir du pays et qui était quasiment absent des campagnes électorales. Ce vide favorise mécaniquement la poursuite d’un statu quo pernicieux conduisant vers un apartheid de fait qui maintient la population palestinienne de Cisjordanie dans une condition insupportable de sous-citoyens, avec des écoles, des routes ou des institutions séparées pour les colons juifs et pour les autres, sans qu’aucun droit démocratique ne soit accordé aux habitants arabes de cet espace.

Ce laisser-faire et cette absence de positionnement des partis politiques israéliens sont d’ailleurs encouragés par la montée d’un sentiment religieux équivoque et nébuleux où l’introduction d’une intervention du Très Haut dans l’équation du conflit finit parfois par remplacer la logique élémentaire dans les prises de décision. Sur le mode : « Un problème ? Dieu y pourvoira ». En outre, cette atmosphère malsaine qui s’est installée dans la durée a des conséquences dramatiques sur le terrain : ayant tout fait pour que le mouvement de colonisation ait pris de l’ampleur et soit devenu massif, la priorité de tous les gouvernements israéliens[7], quelque soit leur couleur politique, a toujours été de préserver la paix civile au prix d’innombrables reculades et concessions aux extrémistes qui minent le pays.

Un exemple parmi beaucoup d’autres : cette impunité judiciaire dont bénéficient nombre de colons et de soldats ayant commis des exactions sur des civils palestiniens. Celle-ci devrait être considérée comme un scandale national dans l’État de droit que la démocratie israélienne prétend encore être.

Il est capital de noter que les considérations importantes qui militent contre cette hypothèse de « deux États pour deux peuples » s’inscrivent toutes dans le négatif et pointent sur ce qu’il ne faudrait PAS faire, soit la création d’un État palestinien. À l’exception de l’extrême droite suprémaciste, avec sa vision perverse de transfert de populations, aucun autre parti ne présente un programme positif cohérent, soit ce vers quoi le pays devrait tendre, qui permettrait de définir une politique de nature à favoriser l’émergence d’une situation plus propice à l’objectif fixé. Les partis politiques semblent avoir complètement déserté ce champ de réflexion et démissionné d’une prise de position claire qui ne relève pas de la poursuite de cette ambiguïté néfaste qui prévaut depuis trois générations et dont malheureusement quasiment tout le pays finit par s’accommoder vaille que vaille.

Dans la mesure où la solution de « deux États pour deux peuples » est la seule solution rationnelle qui évite l’écueil de la fin du sionisme originel, que ce soit par la fin de la démocratie ou la fin d’une majorité juive, et que les considérations énoncées dans ce texte qui plaident contre cette possibilité restent valides, comment sortir de cette impasse ? Bien évidemment, cet article ne prétend pas venir avec des idées neuves sorties d’un chapeau qui n’auraient pas déjà été avancées dans les innombrables échanges entre représentants israéliens et palestiniens qui se sont tenus depuis une trentaine d’années. En revanche, il milite pour la reprise d’initiatives israéliennes susceptibles de briser ce statu quo qui s’éternise et qui est aussi dommageable que dangereux. Un florilège des formes que pourraient prendre de telles initiatives de nature à réamorcer un dialogue qui semble aujourd’hui inexistant – il s’agirait d’engagements des partis d’opposition (car malheureusement, il n’y a plus grand-chose à attendre du gouvernement actuel qui s’est complètement disqualifié depuis sa nomination, quelque soit le sujet considéré) :

  • Une déclaration officielle confirmant et renouvelant les accords d’Oslo qui réaffirmerait la volonté d’Israël d’aboutir à un État palestinien lorsque les conditions seront favorable à la création de celui-ci.
  • Le démantèlement des colonies qui ne bordent pas la Ligne Verte, en particulier celles supposées être illégales où prospère une radicalité juive aussi dangereuse qu’incontrôlée.
  • La refonte des cartes qui présentent ce territoire de Cisjordanie comme faisant intégralement partie de l’État d’Israël, que ce soit dans l’éducation, dans les programmes météo ou ailleurs.

Bien évidemment, aucune de ces micro-actions ne résoudra les problèmes de fond, mais étant donné que la réalité n’est pas figée mais procède d’une dynamique mouvante, de tels gestes pourraient constituer l’amorce d’échanges plus apaisés que l’atmosphère actuelle de confrontation ultra-violente, que le Hamas n’a pas créée le 7 octobre mais qu’il a considérablement exacerbée. Sachant que ce qui sépare un cercle vicieux d’un cercle vertueux est souvent moins important qu’il n’y paraît, comme l’a montré la visite de Anouar el-Sadate en Israël en 1977, ou l’accord du Vendredi saint en 1998 entre les protagonistes du conflit en Irlande du Nord.

Bottom line pour reprendre une expression anglo-saxonne rentrée dans l’hébreu courant (בשורה התחתונה) : la poursuite de l’occupation militaire ou pire, l’officialisation d’une annexion de ces territoires, ne sont pas seulement des orientations stratégiques impossibles : ce sont des projets politiques impensés. Israël ne peut plus se permettre de se complaire dans ce funeste statu quo et il est urgentissime de prendre des initiatives pour y mettre fin au plus tôt, d’une manière ou d’une autre.

[1] À titre de comparaison, c’est plus ou moins la taille de l’Albanie, de la Belgique ou du Lesotho. Ce qui donne une idée de la place démesurée qu’occupe Israël dans l’actualité internationale.

[2] Les Palestiniens sont les seuls au monde et de l’histoire à bénéficier du statut de réfugié de façon héréditaire. De même, ils sont les seules à avoir une agence à l’ONU qui leur est propre, l’UNRWA, lorsque tous les autres réfugiés dépendent du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR).

[3] L’exemple du Hezbollah qui s’est introduit dans tous les interstices de l’État libanais incite à beaucoup de prudence sur ce qui pourrait advenir dans ce nouvel État palestinien face à des groupes armés et organisés disposant d’appuis solides d’États étrangers hostiles.

[4] On oublie trop souvent la petitesse de tous ces territoires. Pour mémoire, seule une poignée de kilomètres sépareraient la frontière d’un potentiel État palestinien des grandes villes israéliennes du centre du pays. On comprend les hésitations d’Israël à exposer ses métropoles les plus peuplées à des tirs de roquettes incessants, comme cela s’est produit depuis le retrait de Gaza en 2005 : plus de 20 000 roquettes tirées en 20 ans, soit une moyenne de 2 à 3 roquettes par jour pendant deux décennies.

[5] Résolution ultérieurement révoquée en décembre 1991, mais du point de vue de l’opinion publique israélienne le mal était fait.

[6] Selon l’ONG UN Watch, entre 2015 et 2023, l’Assemblée générale a voté 155 résolutions contre Israël tandis que la Chine, Cuba, le Venezuela ou le Zimbabwe par exemple n’ont fait l’objet d’aucune résolution négative, et que l’Iran n’était condamné que 8 fois, la Russie 24 fois et les États-Unis 10 fois.

[7] À l’exception peut-être du gouvernement Rabin de 1992 à 1995 ; le Premier ministre ayant payé de sa vie son opposition aux gangs de colons.

à propos de l'auteur
Franco-Israélien né à Paris (France) en 1954, David Musnik vit en France avec un passage de plusieurs années en Israël dans les années 1970’s. Diplômé du Technion en 1977 dans la faculté "Electrical Engineering", puis mobilisé dans Tsahal pendant presque 3 années. Informaticien retraité spécialisé dans l’ingénierie documentaire.
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