L’Aliénation, du Sujet vide au Signe creux
Partons d’un constat qui concerne la philosophie contemporaine, et la philosophie sociale en particulier. Si la philosophie a bien pour tâche de penser le monde et les sujets qui y habitent, force est de constater que le monde contemporain ne permet plus cet habitat: les sujets y sont sont soit exilés, soit désimpliqués, soit désobjectivés: ils hantent le monde plus qu’ils n’y habitent. Autrement dit, ils sont aliénés.
Avant de tirer les conséquences de ce constat, il faut en remonter à l’origine et pour cela, en passer par une brève généalogie du concept « d’aliénation », afin d’en éviter tout contre-sens.
Le concept trouvera son origine chez Hegel, avant d’être repris par Feuerbach puis dans les écrits du jeune Marx, concept abandonné par lui ensuite – et fera l’objet d’une redéfinition par la philosophie sociale contemporaine.
Dans la Phénoménologie de l’Esprit (1), Hegel entend en effet par aliénation à la fois le déchirement malheureux- et le passage logique- de l’immédiat au médiat: une séparation, une scission et une médiation. L’aliénation chez Hegel se trouve imputable à un certain type de transcendance radicale, verticale, qui sépare le pur de l’impur, le fini de l’infini, et l’homme de Dieu. Principe de séparation qui renvoie à une extériorité qui opprime, écrase, aliène la créature qui devient étrangère à elle- même dans et par ce phénomène de disproportion. La tradition judaïque, dans laquelle le respect du jour de shabbat par exemple, met en effet une séparation indépassable entre Dieu et l’homme, entre le sixième jour et le septième, entre le peuple élu et les autres nations. D’ailleurs, le terme employé pour signifier le passage du jour du shabbat (jour saint, car tout travail y est interdit en mémoire du repos divin qui a été celui de Dieu lui-même après la Création), ce passage entre le shabbat et le jour d’après est appelé en hébreu « Havdala », « séparation » précisément. Il est bien évident que les textes les plus décisifs de Hegel sur l’aliénation demeurent ceux de la Phénoménologie de l’Esprit, parce qu’ils déploient le double registre de l’aliénation comme malheur dans son origine judaïque, tout comme de l’objectivité du processus d’extériorisation, en tant que la conscience a à se donner des figures extérieures à soi pour s’élever à la vie de l’Esprit.
Merleau-Ponty souligne en ce sens que l’insuffisance principale de la conception hégélienne de l’aliénation se trouve très précisément dans cet « Esprit », ou plutôt dans le fait de poser l’aliénation comme un acte de l’Esprit. Pour Hegel en effet, la consistance d’un être tient à sa capacité à s’extérioriser. S’il ne s’extériorise pas, s’il n’y a qu’enfermement en et sur soi, sans dehors, il y a du néant, mais pas de l’être. Pour être quelque chose, il faut s’exprimer dans l’extériorité, et cet extérieur peut bien être un lieu, une époque, une civilisation, une partie de l’Histoire; mais il lui faut se perdre, et se risquer au dehors. Cependant cette perte de soi permet de mieux revenir à soi-même, chargé alors de tous les objets extérieurs, appropriés à soi de façon dialectique. Ce sera cela que Hegel nommera expérience.
Si l’aliénation se comprend comme séparation, comme soustraction, comme extériorisation et comme perte, -et cela chez Hegel (2) comme ce sera le cas également chez Marx-, Merleau-Ponty (3) remarquera cependant que le concept prendra une signification différente chez ce dernier , puisque le « matérialisme historique » ne fait pas de la perte du sujet dans l’objet un acte de l’Esprit, mais un acte du sujet lui- même. L’aliénation, chez Marx, ne se comprend plus simplement comme un fait de l’Esprit (ensemble de lois régissant la conscience collective) mais une affaire d’existence, et plus exactement de conditions matérielles d’existence. Entre le sujet et l’extérieur, se trouvent des dispositifs, tels que les institutions politiques, les rapports sociaux entre entre les différentes classes, la domination matérielle des classes les plus puissantes, ou encore les rapports de propriétés et de luttes, et l’aliénation se définira alors comme ce vaste réseau dans lequel les sujets sont pris et dominés.
L’aliénation est un processus par lequel le sujet perd ses propres objets et se perd lui-même, c’est donc un processus qui prend la forme d’un auto-mouvement.
Les productions objectives des hommes s’y transforment en produits objectivés: les cultures, les lois sociales et morales, les oeuvres, les religions, les civilisations, l’Histoire enfin, – autrement dit tout cet ensemble constituant des formes par lesquelles le sujet se donne une réalité substantielle, s’avèrent finalement être pour les sujets un processus aliénant.
Ce sera essentiellement Feuerbach qui servira à Marx de point d’appui dans sa volonté d’affranchissement de l’hégélianisme et dans sa redéfinition du concept d’aliénation. G. Bensussan le souligne ainsi: « Feuerbach décompose les éléments pertinents de cette projection fantasmatique et sublime : l’abstraction (le sujet effectif s’annihile dans la procédure projective pour qu’elle puisse avoir lieu), la séparation d’avec soi (le sujet se transforme, s’autotransforme en objet, se défait de ses caractères sensibles et concrets pour s’objectiver), le redoublement spéculaire ou la personnification (l’objet se reconvertit en sujet, le Dieu révélé infiniment subjectif). Dieu est le Sujet absolu. L’aliénation et la concrétude sensible, où se règle quelque chose du rapport de Feuerbach à Hegel, sont les axes parallèles de la critique durement adressée à l’auteur de la Phénoménologie pour avoir substitué la raison ou l’Idée, dites concrètes, à la sensibilité réelle et quasi-physiologique de l’homme » (4).
Autrement dit, Marx la retient la leçon de Feuerbach. De quelle façon ? En pensant désormais l’aliénation sous deux nouveaux registres, l’aliénation politique d’abord, autour de 1843, et l’aliénation du travail ensuite, dans les Manuscrits de 1844. Si l’aliénation est un processus par lequel ma propre production subjective peut s’autonomiser au point de m’apparaître comme une objectivité séparée, alors peuvent s’en suivre en cascade une série indéfinie de pertes, s’appliquant à des objets divers par simple validité de la structure même de l’aliénation: auto-extériorisation, perte et oubli de soi, renversement de la relation sujet-objet. Aussi, si l’aliénation religieuse constituait pour Feuerbach le paradigme même des processus de perte de soi dans une étrangeté à soi, c’est-à-dire en Dieu; Marx va jusqu’à étendre cette perte du sujet à d’autres objets, et à de toutes autres fins que l’analyse de la religion.
Il faut souligner qu’à partir de 1844, la question politique n’intéresse plus vraiment Marx, parce qu’il pense qu’elle n’a sa vérité que dans la production matérielle et sortant, et suivantes marchande. Aussi, la version marxienne de l’aliénation se dirige vers la notion de travail.
Le politique, lui, est investi comme le lieu d’un surmontement des conflits empiriques entre intérêts divers, inconcordants et parcellisés, -et de plus, l’Etat est séparé du peuple.
Le peuple lui, ou plutôt la société civile, est elle aussi, et en elle-même, tout entière régie par un processus d’aliénation. Le monde des besoins, de l’affrontement des intérêts privés, des objets produits soustraits désormais au travailleurs pour se trouver dans la sphère séparée qu’est la marchandisation capitaliste: l’aliénation est laïque, mais toujours efficiente en tant que structure.
A partir donc de 1843, Marx reprend le concept d’aliénation, en l’appliquant à la marchandisation, là où Feuerbach l’appliquait au religieux.
« Dans la Question juive donc, remarque encore G. Bensussan, et peu de temps après dans les Manuscrits de 1844 où cette tendance trouve son achèvement, la question de l’émancipation politique se distord, toujours autour de l’aliénation, et le radicalisme démocratique marxien se renonce. Marx passe déjà de la critique de la politique, projet toujours resté embryonnaire chez lui, insistant mais embryonnaire, à la critique de l’économie politique. Depuis son feuerbachisme, il refuse foncièrement la doctrine hégélienne selon laquelle l’Etat est un moment distinct qui se différencie à l’intérieur d’une même essence pour composer la société civile, soit son autre, dans une même unité, plus élevée. Il refuse l’ontologie politique de Hegel parce qu’elle est une métaphysique de l’Etat. Ce refus se détermine et s’auto-articule autour de la distinction entre l’aliénation comme genèse des déterminations du concept (Hegel, la logique prouvée par l’Etat comme mode d’existence de la substance) et l’aliénation comme genèse des opposés effectifs et subsistants (Marx et Feuerbach). De l’Etat à la société, et de l’émancipation politique (1789) à l’émancipation sociale, une sortie se cherche et s’éprouve dans l’expérimentation du concept d’aliénation, dans son étirement continué. La question de Marx, c’est donc désormais : par quels mécanismes effectifs et matériels la société et l’Etat se constituent-ils en opposés réels, c’est-à-dire en opposés ne relevant pas d’un traitement dialectique, échappant définitivement au « fatras des médiations » et constitués comme forces antagonistes? La modernité politique, sociale, économique, est dès lors circonscrite et pensée comme le lieu d’une dissociation entre des sphères opposées et autonomisées, auto-aliénées et aliénées l’une à l’autre » (5).
Le travailleur se trouve séparé de toute notion de propriété, et il devient le produit de son travail en tant que marchandise. Il se produit lui-même comme marchandise en travaillant, et ce processus aliénant est fondamentalement une perte, du produit, de soi, du monde. L’aliénation, autrement dit le devenir étranger à soi et la perte de ce qui est mien, se produit par un triple dessaisissement: perte de l’objet du travail (le produit est soustrait au travailleur en étant directement directement placé dans la sphère séparée que constitue le Capital), perte du travail lui-même en tant que principe d’extériorité réifiante, en enfin perte du sujet lui-même dont l’essence lui est retirée en même temps que son objet lui est soustrait.
Une thèse fondamentale s’annonce donc en 1844 dans la détermination de l’aliénation du travail que les schémas théoriques du Capital permettront de dégager au-delà d’elle-même. Le principe général en est l’extension du concept d’aliénation au domaine social, extension essentiellement déterminée comme dialectique du sujet et de l’objet. Le sujet, en travaillant, produit un objet, qui lui est soustrait. Le travail est non plus une activité productrice et productive, mais un rapport social inégalitaire. Et le sujet, en perdant son objet, se perd lui-même.
« Récapitulons et concluons sur l’aliénation, annonce G. Bensussan à partir de ce constat. L’homme se heurte au produit de son propre travail comme à une puissance étrangère, alors qu’il en est le producteur. Il met sa vie dans l’objet produit, comme en Dieu, comme en l’Etat, et ce faisant, il la perd. Plus il produit de richesse, plus il s’appauvrit. Il est aliéné dans le produit qu’il produit, dans le travail comme activité au profit d’un autre, dans sa vie propre. Le champ économique comme champ de mises en rapports constitue désormais le lieu originaire à partir duquel l’homme se déploie comme être objectif-naturel, être en relations avec la nature, avec le monde, avec les autres hommes, en même temps qu’il signifie actuellement le dessaisissement de ces relations avec soi, avec l’objet, avec le monde en son entier. On a bien, comme on l’a dit, un usage paroxystique du concept d’aliénation » (6).
Ainsi l’aliénation sera bien un concept déjà présent chez Marx (7) – mais s’en sera Hegel le promoteur, et elle sera définie comme une séparation, une déliaision, une rupture, une épuration, une interruption, qui videra les subjectivités de leur contenus.
Slavoj Zizek, héritier lui aussi du concept d’aliénation, à son tour évoquera cela dans les termes suivants: « le sujet subit ‘’une perte du réel’’ » (8). Et cette perte du réel est pour nous aujourd’hui un état si normal qu’Agamben, quant à lui, affirmera que cet « état d’exception est devenu la règle » (9). Autrement dit, les sujets perdent leur rapport au réel, en étant capturés, orientés, modelés, contrôlés par un développement infini de dispositifs qui régissent le quotidien. Que ces dispositifs soient politiques, universitaires, sociaux, mondiaux- ils desubstantialisent le sujet qui n’est plus sujet- substance, mais sujet-objet.
Et plus précisément, ces sujets-objets sont vidés de leur objectivité même: lorsque Agamben écrit que « les sociétés contemporaines se présentent comme des corps inertes traversés par de gigantesques processus de désubjectivation auxquelles ne répond plus aucune subjectivation réelle » (10), il entend bien signifier par là que ces subjectivités, y compris prises dans des mouvements sociaux-politiques (la bourgeoisie, le mouvement ouvrier, la classe gouvernementale), mais aussi dans des mouvements religieux ou financiers, ne sont plus apparents autrement que comme essentiellement impuissants. Les « dispositifs » apparaissent bien comme l’ensemble des processus « qui soustraient les choses, les lieux, les animaux ou les personnes à l’usage commun pour les transférer au sein d’une sphère séparée » (11). Privation, captation et neutralisation, voire anéantissement des éléments constitutifs de l’objectivité, voilà comment opèrent ces dispositifs, déjà décrits chez Marx et hérités de Hegel, via Feuerbach.
C’est ainsi qu’une grande partie de la philosophie sociale contemporaine s’aligne sur ce constat. Il reviendra à A. Honneth de tenter de refonder le projet d’une philosophie sociale critique en réinvestissant le concept d’aliénation. F. Fischbach analysera cette tentative, dans « Sans objet, capitalisme, subjectivité, aliénation » (12) . « La démarche de A. Honneth peut sembler, par certains côtés, relever d’un repli sur l’intériorité subjective dont on peut estimer, d’abord, qu’il n’est pas compatible avec l’inspiration marxienne avec laquelle l’auteur prétend pourtant renouer en réinvestissant un concept comme celui de réification, et ensuite, qu’il ne constitue pas théoriquement une amorce suffisamment forte pour relancer, ou refonder, comme Honneth entend pourtant le faire, le projet d’une philosophie sociale critique » (13), écrit-il.
Il faut rappeler en ce sens qu’Honneth se propose de reformuler une thématique significative du marxisme occidental, « la reconnaissance », pour redonner un sens au concept de réification qui semble donc être la difficulté de la philosophie sociale telle que nous venons d’en faire état la liste, pourtant non-exhaustive. Cette démarche n’est pas seulement la sienne, mais elle s’inscrit dans ce que l’on appelle l’Ecole de Francfort (14). Cependant, F. Fischbach en souligne également les aspects les plus méritoires: « l’idée selon laquelle ‘’l’attitude réifiante’’ est fondamentalement celle d’un sujet spectateur de lui-même, des autres et du monde, d’un sujet retiré du monde, désengagé, désimpliqué,- ce qui nous conduit à penser que l’aliénation du sujet n’est pas sa réification, sa chosification, mais son retrait du monde en tant qu’il implique une désobjectivation, constitutive du sujet comme tel, et par là donne naissance à ce que j’appellerai un sujet désinvolte » (15). Quelle différence détermine un sujet désinvolte et un sujet réifié ?
La réification du pôle de la subjectivité pour un sujet se caractérise essentiellement par une contemplation extérieure, un désengagement, une conduite d’extériorité et de neutralité engagée par le sujet, essentiellement liée à la marchandisation des choses (extériorité objective et neutralité affective), posture impliquant et un oubli de soi et un oubli de la reconnaissance. Le sujet réifié s’éloigne de manière contemplative du rapport d’engagement, d’implication, d’activité liée aux choses, aux autres, au monde et à soi. En résumé, l’interaction devient inexistante. Par opposition, le sujet reconnaissant garde pour fonction le « souci » heideggerien, c’est-à-dire le rapport d’implication, de participation active et pratique aux phénomènes extérieurs, aux choses et à soi. En ce sens, il est littéralement « intéressé » (16). S’il ne l’est pas, le sujet devient le spectateur impuissant de tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et intégrée à un système étranger, nous pouvons désormais rajouter: pris dans une multiplication de systèmes divers. Cet « oubli de reconnaissance » caractérise alors le sujet (« Anerkennungsvergessenheit »).
Même si Luckàcs remplace le terme heideggerien de « souci » par celui de « reconnaissance », les caractéristiques demeurent semblables: reconnaissance, intéressement, implication, engagement et participation constituant un rapport aux autres et à soi. Evidemment, il faut souligner que la cause première de cette réification du sujet et de sa « désinvolture » est intrinsèquement liée à l’emprise croissante des tensions d’échanges marchands en tant qu’il est devenu, dans les sociétés de types capitalistes, le mode régissant et dominant de l’interaction sociale; les sujets eux-mêmes y sont considérés comme de marchandises, échangeables et dépendants d’une certaine quantité de travail dont ils n’ont pas l’usufruit, la production des hommes réifiés consiste principalement à les considérer comme partenaires des échanges marchands. Enfin, les autres sujets voient leur capacité leur qualités, leurs désirs et leurs besoins réifiés, car considérés uniquement en fonction de leur usage économique. Autrement dit, la réification des sujets passe par le fait qu’ils ne sont plus considérés comme des participants de leur vie sociale, mais au contraire comme des observateurs de processus qui leur échappent. Puisque le calcul de gains sociaux qui régit le marchandage est pris en charge par les dispositifs, il ne nécessite plus le « souci », la « reconnaissance », ou la « participation » des sujets.
On l’a vu : l’aliénation n’est pas le fait, pour une activité subjective, de devenir objet ou de se faire chose, mais consiste davantage en une perte de l’objet. F. Fischbach souligne toutefois que l’aliénation n’est pas une objectivation qui aurait pour suite, ou qui serait suivie d’une perte de l’objet produit (en l’occurence, si l’on se place du point de vue marxiste, il s’agira par exemple de la perte, pour le sujet-travailleur, du fruit de son travail: son objet produit lui est soustrait par le système qui le capitalise, et donc qui ‘’lui enlève des mains’’) : non, l’objectivation ce retrait-même, cette soustraction elle-même.
Autrement dit, il n’a pas de ligne temporelle linéaire sur laquelle se placerait d’abord le sujet qui produit un objet, pour ensuite se le voir soustrait: l’objectivation ne fait pas suite à la production.
L’aliénation par le processus d’objectivation n’est pas à comprendre comme une suite ou une conséquence d’une situation qui la précèderait; celle-ci est toujours-déjà-là, incluse, présupposée, inhérente. Autrement dit également: nécéssaire. Toute activité productive (ici, le travail) comporte déjà en soi une aliénation, puisque l’objet produit est d’emblée objectivité.
Ainsi, F. Fischbach (17) souligne que « l’aliénation elle est en même temps une perte de l’objet, c’est la production d’un objet toujours déjà perdu, c’est une activité productive toujours déjà sans objet. De sorte que le modèle qui part d’un sujet actif et productif, et qui conçoit l’aliénation comme la perte et la fixation de cette activité dans l’être de l’objet produit, est un modèle qui a déjà l’aliénation pour cadre d’élaboration de lui-même : il part comme d’un fait de ce que l’aliénation engendre, à savoir un sujet se concevant comme essentiellement actif, un sujet coupé ou séparé de l’objectivité, c’est-à-dire un sujet qui peut d’autant mieux se concevoir comme purement actif que ses objets lui ont été soustraits – c’est-à-dire que la part inactive, inerte et passive de son être lui a été soustraite » (18). La nature même du travail est de produire des objets qui sont soustraits aux sujets, c’est bien l’auto-objectivation de l’activité qui produit un sujet « sans objet » (19).
L’aliénation est donc précisément cela: l’objet produit se détache du sujet qui le produit; et le sujet se retrouve donc privé de l’objet. La définition de l’aliénation est donc à comprendre non comme le fait pour un sujet d’être dépendant de son objet, ou de dépendre de son activité productive (ainsi, le sujet serait dépendant du fait de travailler, afin d’assurer ses moyens de subsistance); non, l’aliénation est à comprendre comme la soustraction de l’objet produit, comme le fait que le sujet ne dépende non pas de son objet, mais précisément qu’il en soit dépourvu. Comme une dépossession.
Autrement dit, l’aliénation ne consiste pas pour le sujet d’être dépendant de son objet, de se perdre en lui, mais au contraire, elle consiste dans le fait même que le sujet n’a plus d’objet. Ainsi, l’évolution du concept d’aliénation désigne le fait que l’on n’ait plus rien dans quoi se perdre.
Aussi, et paradoxalement, l’objectivation (die Vergegenständlichung) pour le sujet se définit comme le fait de devenir un sujet vide, spectral, vidé et évidé et tout objet: un sujet creux (20).
Il nous fallait ainsi remonter de manière généalogique au concept d’aliénation, afin de montrer que c’est lui qui est coeur de la conception que l’on a du sujet dans la philosophie contemporaine, -et conception qui n’a eu de cesse de se radicaliser, jusqu’à vider le sujet de toute substance propre, après lui avoir soustrait ses objets propres.
Pour lui en effet le dasein, chacun d’entre nous, n’est jamais aliéné: il est ou trop près ou trop loin de soi, jamais « étranger » dit-il, et pour lui toutes les théories (notamment celles de Marx et Freud) qui font du sujet un étranger à soi s’effondrent. Mais l’intérêt de Heidegger, c’est qu’il ne revient pas pour autant (on ne le peut plus) aux théories du sujet conscient de soi et souverain et autonome. Le dasein est à la fois au plus intime de soi (qui me connaît mieux que moi, d’une certaine façon) et exposé à toutes les mésinterprétations de soi. Aussi, l’aliénation est un concept de part en part hégélien. Le jeune Marx le reprend, le vieux Marx l’abandonne, et Heidegger, en supprimant la notion de « sujet », n’en fait pas cas. Voir, concernant la position heidegerienne sur la notion d’aliénation, le paragraphe 5 d’Etre et Temps: « Le dasein est ontiquement « au plus près » de lui-même, ontologiquement au plus loin, sans être pour autant préontologiquement étranger à lui-même » (16). Le terme d’Etranger se dit fremd, ce qui fait signe tout de suite vers aliénation (entfremdung: trois « optiques » : comment accéder au dasein, comment le dasein peut accéder au dasein, sans le recours, désormais, d’une explication scientifique, laquelle présuppose toujours sans le questionner un mode d’être déterminé et qu’on pourrait « appliquer » dogmatiquement au dasein (« aliénation » hegelo- marxienne selon Heidegger) : il s’agit de commencer par entreprendre une description phénoménologique du dasein, c’est-à-dire une explicitation qui soit telle que l’étant dasein puisse « se montrer en lui-même à partir de lui-même ».
Notes:
(1) G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, ed. Flammarion, Paris, 2012.
(2) Il est à souligner que ce que Hegel appelle « l’esprit objectif » (où se produisent ses extériorisations, morale, art, droit ou d’autres ) sont relevées dans « l’esprit absolu »: donc l’aliénation ne sera pas le dernier mot pour lui.
(3) Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectiques, ed. Gallimard, Paris, 1955.
(4) G. Bensussan, Marx ed. Hermann, Paris, 2007, p.32
(5) G. Bensussan, ibidem, p.41
(6) Ibid. p. 57
(7) Mais il faudra souligner qu’au terme de son expérimentation intensive du concept d’aliénation, Marx note son abandon dans L’idéologie allemande, qui ne fournit aucune explication détaillée, mais un constat simple et radical : l’aliénation est un « concept », un mot-témoin, et il faudra pour s’en défaire changer de langue, quitte à peut-être abandonner la langue de la philosophie.
(8) S. Zizek, Le sujet qui fâche. Le centre absent de l’ontologie politique trad. S. Kouvélalis, Paris, Flammarion, 2007, p. 72.
(9) G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Payot et Rivages, 2007
(10) Ibid, p. 46
(11) Ibid, p. 39
(12) F. Fischbach, Sans objet, capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009
(13) Ibid., p. 99
(14) A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rush, Paris, Le Cerf, 2000.
(15) F. Fischbach, Ibidem., p. 99
(16)Le concept de sujet « intéressé » reviendra essentiellement à Lukàcs, dans Histoire et de conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Boris, Paris, ed. Minuit, p. 118.
(17) Il nous faut souligner ici un point de désaccord entre F. Fischbach et G. Bensussan, concernant la notion d’aliénation. La divergence porte sur les différentes façons d’interpréter un même passage des Aventures de la dialectique de Merleau-Ponty, passage comparant l’aliénation selon Marx et selon Hegel. En effet, pour F. Fischabch, Marx n’a progressivement restreint le terme d’aliénation dans ses écrits que dans l’exacte mesure où il vise à lui redonner un sens nouveau, un contenu totalement inédit. Il en aurait en ce sens restreint l’utilisation, car celle-ci était trop chargée pour ses lecteurs du sens hégélien, -et, le terme étant immédiatement rattaché à son origine, il en aurait fait une utilisation très prudente dans les Grundrisse et dans Le Capital. Pour G. Bensussan en revanche, il s’agit davantage d’une disparition du concept plutôt que de la restriction du terme. Il s’agit d’une coupure épistémologique, il s’agirait dans Le Capital, pour Marx, de changer de paradigme pour penser l’extostion de la survaleur par l’exploitation de la force de travail, problématique que le concept d’aliénation ne permettrait plus de penser. G. Bensussan appuie son propos sur le fait que le Marx du Capital substitue aux concepts de sa jeunesse l’aliénation et le travail aliéné les concepts de force de travail et d’extorsion de la survaleur. Toutefois, F.Fischbach et G. Bensussan reconnaissent tous deux que le terme d’aliénation se restreint dans les derniers écrits marxiens.
(18) F. Fischbach, Activité, passivité, aliénation, une relecture des manuscrits de 1844, In Actuel Marx, n°39, 2006, p.4
(19) L’expression est F. Fischbach, ibidem.
(20) Il y aura un bien un philosophe au 20 e siècle qui tirera le fil rouge jusqu’au bout: pour Heidegger, il n’y a pas de sujet (donc pas d’aliénation) il n’a que des dasein.
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*Coralie Camilli and the ‘Islander philosophy’
Coralie Camilli, professeur de philosophie remplaçante à l’école de santé des armées (ESA), championne de France de boxe, publie, en 2020, L’art du combat (Puf), Jours de grâce et de violence (Vérone éditions) et, en 2023, Insulaires (Puf).