Featured Post

L’abcès enfin crevé

Un glacier qui s'effondre au Groenland (Crédit : capture d'écran YouTube)
Un glacier qui s'effondre au Groenland (Crédit : capture d'écran YouTube)

Vous connaissez comme moi ces images impressionnantes des glaciers qui s’effondrent dans l’océan. Ce phénomène spectaculaire ne se produit pas d’un coup. Il est le fruit désastreux d’une longue érosion, de fissures internes qui s’agrandissent au fil du temps, jusqu’à ce qu’elles minent la cohésion de la masse glacière, et provoquent à un moment donné cet effondrement, porteur de tant de dangers pour l’avenir.

Ce qui se passe aujourd’hui en Israël correspond exactement à ce processus destructeur. La déferlante que nous voyons maintenant est le fruit d’une longue érosion de tous les principes humanistes du sionisme originel, tel qu’ils apparaissent par exemple dans la déclaration d’Indépendance de 1948.

Quand cette érosion a-t-elle commencé ? Certains diront : avec l’assassinat d’Itzhak Rabin en 1995, et la recherche effrénée par Shimon Perès de la « réconciliation » à tout prix avec ceux qui, pendant des mois, avaient créé l’atmosphère qui allait pousser au meurtre, au lieu de les poursuivre pour les punir, afin de renforcer la démocratie israélienne. Car cet assassinat, plus encore qu’un homme en particulier, visait aussi tout le sionisme laïque, libéral et démocratique.

D’autres diront : avec le réseau clandestin juif coupable de plusieurs meurtres et qui faillit faire sauter les mosquées sur le mont du Temple en 1984, dont les membres furent rapidement graciés après leur condamnation (lien en hébreu). D’autres enfin, avec les premières implantations illégales dans les Territoires, tout de suite après la guerre des Six-Jours et certainement depuis la cristallisation de ces implantations en un mouvement nationaliste-religieux comme Gouch Emounim (1974), signal fort auquel seule répondit la lâche démission de nombreux leaders du sionisme laïque, tous courants confondus.

DOSSIER – Dans cette photo d’archive du lundi 8 février 2016, portrait de l’ancien président israélien Shimon Peres au Centre Peres pour la paix à Jaffa, en Israël. AP Photo/Oded Balilty , Dossier)

Quoi qu’il en soit, excusez cette métaphore peu engageante, cet abcès est aujourd’hui enfin crevé. Devant nous se déroule un combat existentiel, que l’on ne peut plus escamoter, entre deux Israël, je dirais-même deux peuples juifs. L’un veut rester fidèle au sionisme occidental, libéral, démocratique, respectueux des droits de l’homme (sans y arriver toujours), il se souvient avoir été une minorité opprimée et en a tiré les leçons morales; l’autre voit dans tous ces principes des « ennemis de l’identité juive », et appelle de ses voeux un régime autoritaire basé sur le culte du Chef, de la terre et du sang, où la foi et la Torah règleront la vie des citoyens, où les tribunaux rabbiniques feront la loi et où femmes, populations étrangères, minorités nationales et sexuelles se tiendront coites, à la place qu’on leur aura assignée.

Pendant beaucoup trop longtemps, les discours du genre « nous sommes tous frères », « nous sommes un seul peuple », et autres paroles de « réconciliation », qui curieusement ne se manifestaient qu’après des imprécations de rabbins orthodoxes de premier plan contre les Juifs laïques ou non-orthodoxes, et plus spectaculairement encore, comme on l’a dit, après l’assassinat de Rabin, ont réussi à endormir et à démobiliser le public sioniste laïque et démocrate de ce pays. Les choses en étaient arrivées au point où quand des laïques ou traditionnalistes lucides voulaient protester contre telle ou telle manifestation d’impérialisme orthodoxe, ils avaient souvent devant eux d’autres laïques inconscients ou hypnotisés, qui les combattaient (« mais enfin, quel mal peut faire un peu de Tradition ? », « pourquoi être toujours contre ? », etc.). Aujourd’hui, face à la déferlante national-messianique, cléricale et proclamant son intention de liquider le système démocratique israélien, la colère des laïques, des Juifs libéraux, ainsi que de nombreux religieux modérés ou traditionnalistes, est aujourd’hui portée à incandescence.

Grâce au coup d’Etat juridique que Netanyahou et ses adulateurs ont annoncé leur intention de perpétrer, la jeune génération qui veut son Israël moderne, ouvert au monde et moralement digne, est dans la rue. Il faut s’en féliciter, s’en émouvoir même. Personnellement, je les croyais perdus, vaincus par l’étouffoir de « l’unité », de « nous sommes tous juifs », et plongés dans la recherche de leurs plaisirs quotidiens. Quelle injustice et quelle erreur. Ils sont là, par dizaines de milliers, devant une police d’une brutalité jamais vue dans ce pays, selon les ordres d’un condamné en justice kahaniste que Netanyahou a fait ministre de la Sécurité nationale (bientôt Securitate à la Ceaucescu ?). Oui, en effet, parfois, « à quelque chose malheur est bon ».

Car nous avons été longtemps sourds et aveugles, par inconscience, par incompréhension de ce qui était en jeu, mais aussi, avouons-le, par paresse, par hédonisme. Maintenant, on peut l’espérer, c’est fini.

Le député d’extrême droite israélien Itamar Ben Gvir montrant son bulletin de vote dans l’implantation cisjordanienne de Kiryat Arba lors des élections israéliennes, le mardi 1er novembre 2022. (AP Photo/Tsafrir Abayov)

Dans notre folie suicidaire, nous avons permis aux rabbins orthodoxes d’entrer dans les écoles d’Etat pour empoisonner nos enfants et petits-enfants de leur judaïsme primitif, sectaire et superstitieux, alors qu’il y a aussi un judaïsme ouvert et humain, et ceci sans contrepartie : jamais les orthodoxes  n’ont permis que les élèves de leurs écoles, yéchivot etc. n’entendent, ne fût-ce qu’une seule fois, un invité leur présenter une autre manière d’être juif, et chez les sionistes religieux la situation n’est guère meilleure.

Dans tous les médias vous trouverez des journalistes et commentateurs en kippa, celle brodée des sionistes religieux ou celle noire des orthodoxes, certains faisant leur métier avec compétence et honnêteté, mais de nombreux autres se comportant en vrais missionnaires. De l’autre, jamais vous ne trouverez, dans aucun média orthodoxe, un journaliste non-religieux.

Nous avons permis aux missionnaires de ‘Habad, secte anti-sioniste d’extrême-droite, d’installer ses tables d’endoctrinement dans les villes et quartiers laïcs, oubliant qu’en 1999, une seule et unique fois, des militants sionistes laïcs qui avaient tenté d’installer à leur tour, à Kfar ‘Habad, centre des Loubavitch en Israël, un tel stand d’information pour parler de sionisme et de laïcité, avaient fini la journée à l’hôpital Assaf HaRofeh voisin (Maariv, 12/7/1999).

Nous avons toléré que les leaders orthodoxes, ashkénazes et séfarades, délégitiment publiquement cette même démocratie qui nourrit leurs ouailles, et éduquent dans cet esprit des dizaines de milliers de leurs jeunes, emprisonnés aux frais de l’Etat dans une système « éducatif » totalement rétrograde; le rav Schach, patron du monde orthodoxe ashkénaze, disait en 2001 que la démocratie est « comme la maladie du cancer » (lien en hébreu) et le rav Ovadia Yossef disait en 1994 que les lois d’Israël sont « celles de Sodome et Gomorrhe » (Haaretz, 3/9/1993).

Les dirigeants du Shas Eli Yishai (à gauche) et Aryeh Deri lors d’une réunion du parti Shas à la Knesset, le 18 février 2013. (Crédit : Miriam Alster/FLASH90)

Nous avons même avalé sans quasiment broncher le fantastique cri du coeur de l’ancien président du Shass Eli Ishai, ministre de l’Intérieur en 2011, au moment le plus fort de la crise qui secouait la ville de Beit Shemesh, où les orthodoxes prétendaient imposer leur loi aux sionistes religieux et aux laïques. La tension avait dégénéré en violences, en particulier contre des femmes et des fillettes religieuses habillées de manière « immodeste » aux yeux des fanatiques. C’est alors que l’on commença à parler d’une division de la ville en deux : une ville orthodoxe et une autre sioniste et moderne, et ledit Ishay s’exclama : « Une ville orthodoxe sera sans revenus, sans impôts, sans industrie, c’est une erreur de faire cela » (lien en hébreu). En somme, que les laïcs continuent à travailler pour nous, comme le dira également, sans sourciller, Chanoch Ziebart, maire de Bné Brak en 2018 : « La population orthodoxe doit habiter une ville non-orthodoxe » (lien en hébreu). On comprend bien le message : afin qu’elle puisse vivre du fruit du travail et des impôts de ces sionistes laïques et religieux honnis.

Cette attitude d’une grande partie du monde orthodoxe (pas tous évidemment) envers tous ceux qui ne sont pas de leur bord, soit « les sionistes », laïques surtout, est devenue insupportable. Le monde sioniste laïque se révolte aujourd’hui aussi contre ceux qui, comme le déclara le professeur Motti Ravid, écoeuré par le refus des ‘hassidim d’obéir aux instructions gouvernementales lors de la première vague du Covid-19, et en conséquence démissionnaire après avoir servi 16 ans comme directeur de l’hôpital orthodoxe Maayané HaYeshouah de Bné-Brak, se sont habitués à tout recevoir sans jamais rien donner » (lien en anglais).

Je conclurai avec une cerise (très indigeste) sur le gâteau : un sondage publié par Haaretz le 14 juillet dernier (lien en hébreu), selon lequel 40 % des orthodoxes (‘haredim) sont convaincus que de tous les groupes au sein de la population israélienne, ils sont ceux qui contribuent le plus à l’économie et à la sécurité du pays. Pour rappel : un homme orthodoxe sur deux ne travaille pas, ceux qui travaillent ne gagnent en général que des salaires très modestes, faute de qualification, et le nombre des jeunes orthodoxes qui s’engagent à l’armée est ridiculement bas. Contre toute évidence, cependant, et avec une insondable arrogance, une grande partie d’entre eux sont convaincus que c’est en fait grâce à eux qu’Israël vit et survit.

C’est contre tout cela aussi, au-delà du coup d’Etat juridique de Netanyahou, que se déroule aujourd’hui le formidable soulèvement démocratique auquel nous assistons. Pratiquement sans exception, tout l’establishment sécuritaire, économique, scientifique et culturel de ce pays, tous ceux qui le font vraiment vivre, et qui en assurent la sécurité, soutenus par des centaines de milliers de patriotes démocrates, ont juré de tout faire pour que Netanyahou et ses alliés fanatiques ne réussissent pas à plonger ce pays dans la nuit de l’autocratie et du khomeinisme version juive.

à propos de l'auteur
Né à Bruxelles (Belgique) en 1954. Vit en Israël depuis 1975. Licencié en Histoire contemporaine de l'Université Hébraïque de Jérusalem. Ancien diplomate israélien (1981-1998) avec missions à Paris, Rome, Marseille et Lisbonne et ancien directeur de la Communication, puis d'autres projets au Keren Hayessod-Appel Unifié pour Israël (1998-2017).
Comments