La vérité dépasse la fiction
J’ai assisté à une pendaison. C’était un russe qui s’était enfui du camp, et qu’on avait repris. Ce jour-là, il y eut rassemblement général sur la place d’appel, où était dressé une potence (un pilon en bois, sur une estrade).
Tous les prisonniers étaient obligés d’assister au « spectacle ». On amena le coupable, qui était déjà à moitié mort. On le voyait bien: il marchait comme un automate, sans un geste ni un mouvement. C’était une loque humaine. Tout était prêt et un S.S. allait lui passer la corde au cou quand les sirènes d’alarme se mirent à hurler. Il y avait une « fliegalarm ».
Aussitôt, comme c’était la consigne dans le camp, tout le monde devait regagner son bloc respectif, le plus vite possible et y rester jusqu’à la fin de l’alerte, pour éviter les évasions, en cas de destruction dans le dispositif de garde. Tout était prévu par le règlement.
Cette fois-ci, l’alerte ne dura pas longtemps et on nous rappela sur la place d’appel, pour achever ce qui avait été interrompu.
A nouveau, un S.S. repassa la corde autour du cou du condamné et un autre S.S., se trouvant derrière le Russe fit basculer le tabouret sur lequel se trouvait le pauvre bougre. Toute cette scène se passa en une minute et le corps du supplicié pendait avec la langue sortant de la bouche. Je l’ai vu, je ne l’oublierai jamais.
Cet homme a été pendu parce-qu’il essayait de recouvrir sa liberté.
On avait, parfois, la chance de ramasser sur les routes que nous parcourions pour aller au travail, ou sur le chantier, des journaux allemands. En lisant bien entre les lignes, on pouvait déduire que la débâcle pour l’armée allemande commençait.
Les communiqués parlaient de « replis stratégiques » sur le front russe (pas très loin de chez nous), de « positions laissées à l’ennemi », auquel on avait infligé des pertes énormes. Pour celui qui pouvait analyser ces nouvelles, on déduisait que l’armée allemande avait des gros problèmes. Nous avions, parmi nous, des stratèges militaires et les discussions se poursuivaient parfois, tard dans la nuit.
Ces nouvelles, nous réconfortaient, nous donnaient du courage et valaient plus que le meilleur des repas! On s’attendait, dans notre espoir d’inconscient, à voir apparaître chaque jour les soldats russes.
Un jour, tout travail au-dehors cessa. Tous les groupes de kommandos restèrent dans leur bloc et furent mis à contribution pour participer à un nouveau travail. On nous emmena pour dresser des barricades et creuser des tranchées anti-chars. Ces sorties se faisaient avec beaucoup plus de gardes que d’habitude. Il y avait presque un garde sur deux prisonniers. Il fallait nous tenir à l’œil et, compte tenu de l’humeur des gardiens, les coups de matraques et de bêches pleuvaient de toutes parts.
Les barricades consistaient en de grosses pierres ou de dalles, entassées les une sur les autres, pour faire un mur infranchissable. Je n’ai jamais compris « ce travail » parce qu’un tank pouvait démolir cet obstacle d’ un coup…
En tout cas, pour nous, avec notre constitution de faiblesse, ce travail était trop dur et le lendemain les S.S. choisirent uniquement les plus forts pour le transport de ces grosses pierres. Les autres allèrent creuser des tranchées sur une longueur d’au moins 2 km.
On entendait le bruit du canon très distinctement, et les nouvelles affluèrent de toutes parts. « Ils » n’étaient plus qu’à 30 km de nous.
On se le murmurait à l’oreille, avec joie, toute la vie dans le camp était désorganisée. La nourriture encore plus mauvaise. Les rations diminuèrent (un pain pour huit hommes au lieu de quatre).
Plus d’obligation de nous laver. Plus de « lozenkontrole ». Le Vladek s’était calmé, ainsi que ses lieutenants de malheur.
Arrivée dans le camp, de convois de déportés venant de toutes les directions, et placés, en hâte, dans le nouveau camp érigé et aménagé par nos soins. Les baraques venaient juste d’être terminées et étaient encore vides sans lits ni literies, il n’y avait que les quatre parois en bois.
Pas de sanitaires, pas de chemin entre les blocs, on pataugeait dans la boue. La neige fondait et parfois on s’enfonçait jusqu’aux genoux dans cette mélasse. Même les S.S. y passaient, malgré leurs bottes et il fallait les entendre jurer! Quant à nous, avec nos chaussures en bois…
Il arrivait, que ces nouveaux arrivants ne restaient que quelques nuits et étaient, ensuite, dirigés vers d’autres camps, parce-qu’il n’y avait pas assez de place pour tout le monde.
Les Allemands faisaient tout pour éviter que des prisonniers « tombent aux mains » des libérateurs.
C’est à mon retour à Bruxelles, après la libération, que j’ai appris de la bouche d’un ancien déporté, Monsieur Pittel, une nouvelle incroyable: mon père se trouvait à Gross-Rosen dans ce nouveau camp, que nous avions érigé en vitesse et son transport venait de « Blechamer »!
Ce fût pour moi une révélation horrible. Ainsi, nous étions au même endroit et nous ne nous sommes pas retrouvés. Comment une chose pareille était-elle possible ?
Et pourtant, lorsque les nouveaux transports débarquaient chez nous, ils passaient dans la cour et je « visionnais » tous les rangs à leur passage, et je cherchais avec insistance un visage ami ou connu…
J’ai même été plusieurs fois de corvée pour apporter les caissons de soupe, qui venaient de »notre » cuisine et que nous déposions dans le nouveau camp, en pataugeant dans cette boue avec difficultés.
Je me demande même si, en se retrouvant face à face, par hasard, nous étions capables de nous reconnaître…Dans l’état de faiblesse, où je me trouvais, et mon père probablement épuisé, par la longue marche fournie pour arriver chez nous, il est possible qu’en nous croisant dans la cour on serait passé comme des étrangers, sans lever la tête, ployés sous le poids de nos malheurs.
Qui peut imaginer pareil scénario ? Quel auteur, assez démoniaque, peut inventer une situation de ce genre ? La vérité dépasse la fiction.
Toujours selon Monsieur Pittel, j’ai appris que mon père est mort à Gross-Rosen, en recevant un coup de gourdin sur la tête pendant un appel. Peut-être n’a-t-il pas répondu assez vite à son nom ou un autre Vladek s’est-il défoulé sur lui…Je ne le saurai jamais.
Souvent, je repense à ces évènements et je me dis que si on s’était retrouvés, il aurait eu le courage de survivre. Il aurait fallut encore « tenir » quelques mois et il aurait eu une chance d’être libéré…
Peut-être suis-je coupable de ne pas avoir suffisamment cherché, mais j’étais sans force et au bout du rouleau.