La Shoah, poison incurable
On marque ce 28 avril en Israël et dans la Diaspora la Journée de la Shoah et de l’Héroïsme, et c’est l’occasion de rappeler que, contrairement à ce qu’on entend parfois dans certains milieux « qui nous veulent du bien », ce n’est pas nous qui « en faisons trop » ou qui nous complaisons dans cette mémoire si lourde à porter, et que parfois nous voudrions pouvoir enfermer celle-ci dans une armoire verrouillée et en jeter la clé au fond de l’océan; c’est la Shoah qui poursuit jusqu’à ce jour les survivants dans leur vie reconstruite mais jamais vraiment libérée de leur passé, leurs descendants, et pratiquement chaque Juif qui sait qui il est. Pour illustrer cette réalité, je voudrais partager avec vous aujourd’hui deux moments de la vie de mes parents et de la mienne.
Quel geste plus banal peut-il y avoir que d’ouvrir sa boîte aux lettres pour prendre son courrier ? C’est ce que fit ma mère z »l, comme tous les jours, en janvier 2004. Mais ce jour-là, une bombe à retardement l’y attendait. Une lettre du Prof. Hans-Joachim Lang, de l’Université de Tübingen, lui annonçait que, sur la base de la feuille de témoignage qu’elle avait déposée à Yad Vashem, il avait identifié son oncle, Maurice Francès z »l, de Salonique, comme l’une des 86 victimes des « travaux médicaux » sataniques du prof. Hirt, de l’Université de Strasbourg occupée.
L’histoire de son oncle et de sa soeur jumelle Rachel z »l, déportés tous les deux de Salonique, et dont on n’avait plus jamais eu aucune nouvelle, avait toujours été une blessure profonde pour ma mère, et voilà que tout cela revenait brutalement à présent, d’une seconde à l’autre, dans cette lettre de l’historien allemand qui avait entrepris de faire oeuvre de mémoire envers les 86 martyrisés et de leur redonner un nom, un visage et de relater leur terrible parcours.
Joachim Lang lui demandait d’ailleurs pardon, dans sa lettre, pour avoir ravivé ces douloureux souvenirs, mais expliquait l’importance de sa démarche, destinée, comme le dira le titre de son livre, à mettre « Des noms derrière des numéros » (Presses universitaires de Strasbourg, 2018 – la version originale en allemand avait paru en 2004). A sa demande, ma mère lui envoya quelques souvenirs personnels et une photo de son oncle, qui figurent désormais dans ce livre, qui est la vraie tombe de Maurice.
C’est le même choc qui attendait mon père z »l quand, en 2018, arriva une lettre de Londres adressée à lui par la mère d’une petite fille, Millie, diminutif d’Amelia, qui préparait sa bat-mitsvah. Dans cette lettre, elle lui racontait que dans le cadre d’un projet de mémoire de sa communauté, sa fille allait « adopter » pour cette cérémonie une petite fille de son âge, assassinée pendant la Shoah, elle aussi était passée par le site de Yad Vashem et, avait voulu trouver une fillette du même nom; elle était donc arrivée à la feuille de témoignage que mon père avait remplie pour sa petite cousine Amalia (Malinka), déportée enfant lors de l' »action » allemande dans le ghetto de Cracovie le 28 octobre 1942. Elle partit ce jour-là avec les parents de mon père, et le petit frère, les deux grands-mères et un des grands-pères (l’autre avait eu la chance mourir avant la guerre) de celui-ci; tous furent assassinés à leur arrivée au camp de Belzec.
La lettre de Londres catapulta mon père en un instant dans l’espace et le temps, vers ce 28 octobre qu’il avait toujours qualifié de jour « le plus maudit » de sa vie. La mère de Millie aussi demandait à mon père quelques souvenirs personnels et une photo de la petite fille. On les lui envoya, et pour un moment le nom de cette fillette, l’une du million et demi d’enfants juifs massacrés sous un ciel vide, put revivre; Millie parla de Malinka dans son discours pendant la cérémonie, en juin 2019, au cours de laquelle une chaise libre fut laissée à la mémoire de l’enfant morte. C’est à la fois si terriblement peu, et si spirituellement grand.
Dans les deux cas, je pense que même si bien naturellement ces courriers et les échanges qui les suivirent ont certainement rouvert des blessures, qui ne s’étaient d’ailleurs jamais vraiment cicatrisées, ils ont aussi montré à mes parents que dans les nouvelles générations nombreux sont ceux, Juifs et non, qui n’oublient pas, agissent pour la Mémoire, qu’ils se sentent concernés et impliqués.
La grande peur des survivants de la Shoah est en effet que l’oubli ne s’installe quand leur voix se sera éteinte. Je crois (j’espère) que cela a été pour eux un signe important, réconfortant à sa manière, qu’ils ont apprécié à sa juste valeur, surtout quand on pense à l’ignorance et à l' »humour » détestable de trop de gens ici-même, en Israël, quand on parle de la Shoah, ce qui les avait choqué plus d’une fois.
Il y a tant d’autres exemples de ces recoupements qui surgissent soudain et nous replongent trop souvent, que nous le voulions ou non, dans ce terrible trou noir. Israël est plein de ces histoires personnelles de survivants, qu’on découvre au hasard d’une conversation qui avait démarré sur un tout autre sujet, et dans laquelle le vieux monsieur, le voisin discret que l’on croise dans l’escalier, ou la vieille dame de la maison de retraite, s’avèrent être porteurs d’une expérience pratiquement indicible, mais en même temps, veulent aujourd’hui parler et être écoutés, pas seulement entendus.
J’ai fait pas mal de ces rencontres fortuites, toujours surprenantes, parfois pénibles, souvent marquantes et inspirantes. Même né dix ans après la guerre, on n’échappe pas à l’ombre, au poids de ces années-là. On veut entendre et lire les récits de tous ces « revenants », comme Claude Lanzmann appellait les survivants de la Shoah, par respect pour eux avant tout, mais aussi pour leur permettre de libérer un moment ce qui les étreint, et apprendre les leçons de ce « passé qui ne passe pas », pour reprendre la formule désormais célèbre de l’historien Henri Rousso et du journaliste Eric Conan à propos de Vichy, et que l’on peut certainement élargir à la Shoah dans son ensemble.