La proportionnelle, vite !

Yael Braun-Pivet du parti au pouvoir Renaissance (anciennement LREM) et de la coalition Ensemble ! prend la parole après avoir été élue présidente de l'Assemblée nationale française, lors de l'ouverture des travaux de la nouvelle Assemblée nationale, à Paris, le 28 juin 2022. (Crédit : Christophe ARCHAMBAULT / AFP)
Yael Braun-Pivet du parti au pouvoir Renaissance (anciennement LREM) et de la coalition Ensemble ! prend la parole après avoir été élue présidente de l'Assemblée nationale française, lors de l'ouverture des travaux de la nouvelle Assemblée nationale, à Paris, le 28 juin 2022. (Crédit : Christophe ARCHAMBAULT / AFP)

Les Français ont (presque) tout connu après avoir vécu cette série d’élections depuis deux ans et demi. Nous venons de vivre un bouleversement que personne n’aurait pu prévoir il y a moins de trois mois, avec la dissolution surprise de l’Assemblée Nationale puis la « chambre ingouvernable » d’aujourd’hui, où aucun bloc ne se retrouve à moins de cent sièges du seuil de 289 députés pour avoir une majorité réelle.

Mais cette absence de majorité claire existait déjà en 2022, avec l’ensemble des partis « centristes » ne totalisant que 250 députés ; et ce n’était pas du tout ce qu’annonçait la victoire d’Emmanuel Macron à la présidentielle. Son élection était elle-même une première, puisque les présidents réélus précédents – Mitterrand en 1988, Jacques Chirac en 2002 – s’étaient en quelque sorte refaits grâce à un épisode de cohabitation. La course à l’Élysée avait aussi donné des scores minables pour Valérie Pécresse et Anne Hidalgo, accélérant le délitement des deux grands partis de droite et de gauche, qui avaient jadis alterné au pouvoir.

Dans ce qui n’était pas encore un champ de ruines intégral, le Président allait donc pendant deux ans « faire avec » une Assemblée pas encore ingouvernable, mais déjà viciée dans son fonctionnement, avec l’épée de Damoclès de motions de censure à répétition.

À gauche Jean-Luc Mélenchon, par son score inespéré au premier tour de la présidentielle – 22%, soit largement plus que tous les autres candidats de gauche réunis – allait imposer l’alliance de la Nupes (« Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale ») pour les élections législatives, avec candidatures uniques dans chaque circonscription. C’était en effet la seule porte de sortie pour les partenaires socialistes, communistes et écologistes : la barre des 12,5% des inscrits pour être présents au deuxième tour, couplée à une forte abstention, risquait de laminer collectivement la gauche, mais encore plus de faire disparaître leurs groupes à l’Assemblée Nationale. Surtout, en se réservant une majorité de circonscriptions gagnables, il allait imposer à la sortie un rapport de forces écrasant : 75 élus LFI, 31 PS, 23 EELV et 22 communistes et assimilés.

À l’époque, beaucoup avaient refusé de voir dans la Nupes autre chose qu’une alliance électorale de circonstance, alors que c’était un basculement historique que l’on vivait : pour la première fois, un parti radical à la fois dans son programme, son mode de fonctionnement et sa stratégie révolutionnaire, dominait la gauche à l’Assemblée Nationale, ce qui ne s’était jamais vu dans l’histoire politique du pays ; ce ne fut pas du tout le cas au moment du Front Populaire de 1936, où les socialistes de la SFIO avaient deux fois plus de députés que le PCF. Je reviendrai un peu plus loin sur les raisons de cette domination qui reste plus que jamais actuelle : la personnalité aussi agressive que dominatrice de Mélenchon n’explique pas tout.

Du côté droit du paysage, les choses ont aussi dérivé en faveur d’une poussée vers l’extrême, et pour des raisons dans le fond assez simples à comprendre : jamais les Républicains ne se sont remis en cause, jamais – en parfaite symétrie avec les Socialistes qui se sont refusés aussi à choisir une ligne – ils n’ont eu une vraie réflexion programmatique, ni choisi clairement où se positionner : dans la défense « identitaire » du pays, ou dans le libéralisme et une Union Européenne ouverte ? Avec comme amis et alliés : les Occidentaux, ou la Russie de Poutine ? Les frontières avec le Rassemblement National se sont brouillées chez certains, et beaucoup l’ont rejoint. Au final et sur le temps long, cela explique le lent et inéluctable progrès du RN, devenu aux dernières élections législatives, le premier parti politique du pays.

Ainsi donc, comme un film dont on voit se succéder les images mais dont on ne comprend le scénario qu’à la fin, s’est construite une nouvelle réalité ; ou, plus précisément, se sont déconstruites plusieurs certitudes après les législatives du 30 juin et du 7 juillet 2024.

D’abord, la certitude que la constitution de la cinquième République garantissait la stabilité tout en permettant des alternances. Cela a fonctionné au début, quand l’élection présidentielle définissait par ricochet l’équilibre des forces au Parlement ; puis cela n’a plus tout à fait fonctionné, lorsqu’on a vécu des cohabitations ; mais dans les deux cas un camp politique pouvait gouverner, car il s’appuyait sur une majorité au Parlement.

Or c’est terminé ! La « tri-partition », avec trois forces comparables, rend presque impossible la domination de l’une ou de l’autre de ces forces. Le scrutin majoritaire à deux tours ne garantit plus rien, et cela a été une surprise pour tout le monde.

Nouveauté aussi, même si peu de journalistes le relèvent : on aura rarement eu une représentation nationale aussi injuste sur un plan arithmétique. Quoiqu’on en pense par ailleurs, le Rassemblement National et ses alliés ont réuni le plus grand nombre de suffrages au premier tour, avec 10,6 millions de voix ; si on avait eu le mode de scrutin britannique (majoritaire à un tour) ils auraient pu obtenir une majorité absolue ; mais le « barrage républicain » au deuxième tour ne leur a accordé que 142 sièges.

Le « Nouveau Front Populaire » – édition 2024 de la Nupes – a obtenu un peu moins de 9 millions de voix au premier tour mais est devenu le bloc le plus important en sièges avec 178 députés (et une quinzaine de plus en comptant les apparentés). Clairement aussi, un grand nombre d’élus de la majorité sortante n’ont pu sauver leurs places que grâce aux voix de gauche ; et symétriquement de nombreux députés LFI au profil plus que douteux ont été élus, y compris ceux qui s’étaient distingués par des scandales dans l’hémicycle.

On savait déjà la logique majoritaire souvent injuste, mais celle des « barrages » remet maintenant en question la légitimité des élections. Alors, que faut-il remettre à plat ? Les deux tours ? Le scrutin majoritaire ? Le découpage des circonscriptions ?

Un autre constat et qui n’est malheureusement presque jamais fait, est celui de la quasi absence de programmes. Prise de court par la décision brutale de dissolution, la majorité sortante n’a pas eu le temps d’en proposer un. Le Rassemblement National, lui, avait a priori des propositions radicales ou démagogiques, mais la très brève campagne électorale l’a vu en remiser plusieurs, par prudence ou simplement par manque de professionnalisme. Restait la gauche, et là s’est imposé en quatre jours un programme inspiré très largement de celui de la France Insoumise ; programme de rupture, basé sur l’explosion de la dépense publique, un matraquage fiscal et un déficit largement aggravé ; bref débouchant sur une sortie possible et non avouée de l’Union Européenne.

La séquence que nous venons de vivre avec ce projet ahurissant présenté comme feuille de route d’un gouvernement, vient illustrer cruellement une autre réalité : la domination à gauche de LFI. François Camé, journaliste chevronné et ex-rédacteur en chef de « Charlie Hebdo », vient de publier sur le réseau social X un thread remarquable [1]. Il commence ainsi :

Ce n’est qu’un petit parti. Il ne recueille que 9% des suffrages. N’a que 12% des députés. Ne pèse rien au Sénat. N’a quasiment pas d’élus locaux. Et pourtant, on en parle beaucoup.

Et il donne trois raisons principales expliquant la victoire – on l’espère provisoire – de Mélenchon : la stratégie du « buzz » qui permet d’occuper constamment le terrain ; une gauche vassalisée, qui croit au mythe de l’union (Nupes, Nouveau Front Populaire), une union absolument nécessaire car sans les voix des électeurs de LFI ils ne peuvent passer au deuxième tour ; mais surtout, les Insoumis avaient un programme alors que les autres n’en ont quasiment pas.

François Camé évoque les contradictions que les Socialistes n’ont jamais voulu assumer : le programme de 1981 stoppé en raison des contraintes financières ; le virage social-démocrate qu’aurait pu incarner Michel Rocard mais qui n’a jamais été franchement assumé. Et pourtant, ailleurs en Europe cela marche ! Au Royaume Uni, les Travaillistes sont de retour après avoir tourné la parenthèse « mélenchoniste » de Jeremy Corbyn ; les sociaux-démocrates sont aux commandes en Allemagne, en Espagne, au Danemark et ailleurs, mais eux ont pris ce virage.

La séquence électorale que nous venons de vivre a débuté les 8 et 9 juin par les élections européennes, dont le type de scrutin (un tour et proportionnelle) est tout à fait différent de celui des législatives. Il avait fait espérer une renaissance du Parti Socialiste : lui-même leader d’un mini-parti (« Place Publique »), il a réuni un peu moins de 14% des suffrages, soit 4 points de plus que LFI.

On aurait pu espérer que cela inspire des velléités d’indépendance de la part des dirigeants du PS, mais hélas cela n’a pas été le cas : l’annonce de la dissolution a tout de suite été suivie par le programme du Nouveau Front Populaire, et on connait la suite.

La plupart des pays européens ont un système électoral intégralement ou partiellement basé sur la proportionnelle. Cela oblige chaque parti à se présenter pour ce qu’il est, et non sur le dos des électeurs, avec comme chez nous des séquences de marchandage  pour se partager les circonscriptions ; ou de « barrage », pour voter « contre » et pas « pour » des propositions.

Proposer aux électeurs un programme, c’est d’abord réfléchir sur un mode théorique avant de prétendre gouverner. C’est aussi, à partir d’une liste de propositions, être capable de négocier ensuite des compromis pour définir le programme pratique, celui d’un gouvernement de coalition.

C’est ainsi que fonctionnent les démocraties européennes, et il serait plus que temps de faire comme eux. Une démarche dans le fond plus modeste que ce que nous vivons depuis trop longtemps, où on prendrait les électeurs pour des adultes et pas pour les acteurs de psychodrames surjoués.

Un système proportionnel peut casser le chantage des extrêmes, émanciper la droite et la gauche de ceux qui, RN d’un côté, LFI de l’autre, ont faussé le jeu démocratique. Disant cela, je sais parfaitement que l’on peut aussi se retrouver dans une configuration où, hélas, des partis extrémistes appartiennent à la coalition au pouvoir, et font chanter le chef du gouvernement : c’est la triste situation en Israël actuellement.

Je ne suis pas un expert de la science électorale, et je ne saurais dire quel seuil imposer pour éviter une fragmentation trop grande de l’offre politique, ou quelle dose de scrutin majoritaire il faudrait pour permettre un lien fort entre une partie des députés et les différentes régions du pays. Mais je pense vraiment que la décision de modifier le mode de scrutin doit être prise le plus vite possible, pour éviter le pire demain.

[1] : https://x.com/FrancoisCame/status/1827327114040803426

à propos de l'auteur
Bénévole au sein de la communauté juive de Paris pendant plusieurs décennies, il a exercé le métier d'ingénieur pendant toute sa carrière professionnelle. Il a notamment coordonné l'exposition "le Temps des Rafles" à l'Hôtel de Ville de Paris en 1992, sous la direction de Serge Klarsfeld. Producteur de 1997 à 2020, sur la radio Judaïques FM, de l'émission "Rencontre". Chroniqueur sur le site "La Revue Civique". Président délégué de la Commission pour les relations avec les Musulmans du CRIF (2009-2019). Vice président (2012-2024) de la "Fraternité d'Abraham" association laïque pour le rapprochement entre Judaïsme, Christianisme et Islam.
Comments