La peste émotionnelle
La peste émotionnelle est une formule de Wilhelm Reich qui désigne parfaitement cet enchevêtrement de peurs collectives, de rancœurs ressassées, d’histoires mythiques et de traditions orales enseignées depuis le plus jeune age qui est la source véritable du conflit ou tout au moins l’information qui permet de le faire durer indéfiniment.
En effet, la réalité n’est pas constituée comme on le pensait au XIXe siècle seulement de matière et d’énergie, mais aussi pour une bonne part d’information. On ne pourra parvenir à une paix durable si on néglige l’importance de cette information transmise par les symboles, les récits déformés et tendancieux de l’histoire, les propagandes, et les religions dans leur version instrumentale.
Lecteur attentif des sites israéliens et palestiniens sur la toile, j’ai pu constater que la mise en avant des faits, des fautes et des erreurs de l’histoire, loin d’aider à l’objectivité des propos, alimentait l’esprit de revanche et la crispation sur les « traumatismes choisis » des uns et des autres.
Beaucoup trop souvent en effet, le « devoir de mémoire » entraîne le rejet de l’autre et sert de prétexte à une culture victimaire dans les deux camps, fondée sur les préjugés et les blessures transmises. Il en est de même pour les faits du présent qui sont interprétés au gré des idéologies et des propagandes.
Ainsi une occupation militaire, des implantations de colons ou un bouclage des territoires sont considérés par les uns comme des moyens d’assurer leur sécurité et par les autres comme une insupportable oppression et un déni de justice ; des actions terroristes qui visent délibérément des civils sont considérés par les uns comme des actes héroïques de résistance et comme la seule arme qui reste à leur disposition et par les autres comme la poursuite d’une éternelle série de persécutions et de génocides et la preuve de la barbarie d’un peuple monstrueux et suicidaire.
S’il est donc vain de remonter le cours de l’histoire et de chercher à savoir quels sont les torts respectifs des protagonistes du conflit, si les faits même de l’actualité sont déformés par les préjugés et les propagandes, si le manichéisme des spectateurs du conflit – individus, médias et gouvernements – ne sert qu’à attiser la peur et la haine, que reste-t-il à comprendre et à imaginer pour une paix improbable et pourtant nécessaire ?
Mes expériences dans les banlieues françaises, au contact des populations et des institutions, m’ont appris à ne pas sous-estimer l’importance des passions dans la genèse des violences. En France, cette situation de guerre larvée qui se cache sous l’appellation euphémiste de « violences urbaines » a des causes qui ne sont pas simplement sociales et économiques, mais qui relèvent également des passions collectives.
Un véritable rationalisme ne consiste pas à toujours supposer l’existence d’intérêts rationnels là où les passions l’emportent, mais au contraire à accepter de chercher les causes qui sont à l’origine des effets, y compris dans le monde trouble des sentiments et des passions. Cet aspect du problème, même s’il est souvent évoqué en passant et avec fatalisme, n’est pas suffisamment pris en compte. Je me proposerai de choisir cet angle de vue justement, celui des sentiments, des émotions et des passions à l’œuvre dans ce conflit et qui constituent, à mon avis, autant d’obstacles à son règlement rationnel et équitable.
Le premier problème à résoudre – qui n’est pas des moindres – est celui de la légitimité de chaque nation. Depuis l’origine, l’affirmation de l’identité nationale de chacun des peuples repose sur le déni de l’identité nationale de l’autre. Cette résistance à reconnaître cette identité nationale de l’autre est fondée sur l’idée que ces deux identités sont incompatibles et que la réalisation de l’une ne peut se faire qu’au détriment de l’autre. Car les deux mouvements nationaux ont pour objet exactement la même terre.
Accepter l’existence d’un état juif signifie pour les Palestiniens accepter l’idée que les juifs ont un droit à établir leur état en Palestine, ce qui pour beaucoup de Palestiniens signifie un renoncement à la raison d’être de leur mouvement. De même, pour beaucoup d’Israéliens, accepter l’existence d’un état palestinien, même en Cisjordanie et à Gaza, peut les amener à craindre qu’un tel état portant d’ailleurs le nom de Palestine veuille un jour ou l’autre réclamer la totalité de la terre, mettant ainsi en cause la légitimité d’Israël.
Du point de vue arabe, la conception même d’un état juif – basé sur une religion – les incite à penser que le sionisme n’est pas un véritable mouvement national mais plutôt une forme de racisme et un avant-poste de l’impérialisme occidental et que des Juifs originaires du Maroc, de Russie ou des Etats-Unis n’ont aucune légitimité à occuper la terre de Palestine.
Cette vision des choses ne peut être acceptée du point de vue israélien – à la fois en raison d’une expérience personnelle des individus et d’une conscience nationale qui pour beaucoup d’entre eux n’est pas uniquement liée à la religion.
De façon symétrique, certains Israéliens considèrent que les Palestiniens sont une partie de la nation arabe, que lorsqu’ils étaient occupés par les Turcs, les Egyptiens et les Jordaniens avant 1967 les Palestiniens n’ont jamais demandé leur indépendance, qu’il n’existe pas de nation palestinienne et que d’ailleurs un bon nombre d’entre les Palestiniens actuels sont en fait originaires d’autres pays arabes comme le Liban, l’Irak ou même le Maghreb, attirés au cours des dernières décennies par la nouvelle prospérité apportée par les Juifs. Pourquoi dès lors ne pas penser qu’ils peuvent vivre en Jordanie ou dans un autre pays arabe ?
Alors que pour les Palestiniens, la source de leur mouvement national est la perte de la terre natale : seul un état sur le sol de la Palestine peut guérir l’injustice qui est tout le fondement de l’expérience palestinienne. Il existe chez les Palestiniens une tendance à voir le conflit à la fois du point de vue de leur identité arabe, ce qui revient à considérer qu’ils doivent récupérer tout le territoire arabe sur lequel s’est établi Israël et du point de vue de leur identité locale – ce qui les amène à souhaiter le retour des réfugiés et de leurs descendants dans leurs villes et villages spécifiques, à l’intérieur d’Israël, dont ils sont originaires. Les deux options étant évidemment inacceptables pour Israël et synonymes de la destruction de l’état juif.
Ainsi le nationalisme de l’autre est considéré des deux côtés comme quelque chose d’artificiel, d’injustifié, une fiction propagée par une minorité fanatique. Chaque groupe fait des efforts systématiques pour nier l’identité de l’autre, même s’il n’avance pas de tels arguments dans sa propagande à l’usage du monde extérieur. Et en même temps, tout au fond, chaque groupe doute – avec il est vrai beaucoup de raisons valables – de sa véritable légitimité à être l’unique possesseur de cette terre. Et ce doute malheureusement constitue le noyau de cet insupportable (pour l’autre groupe) affirmation qu’il en est le seul authentique et légitime héritier.
Ces visions des choses représentent des obstacles certains à la coexistence des deux peuples. En fait, un groupe devient une nation dès lors que ses membres le considèrent comme tel et sont prêts à s’engager de toute leur âme sur cette vision, y compris en faisant le sacrifice de leur vie. Ce qui est le cas aujourd’hui des Palestiniens et des Israéliens. Ce déni de légitimité représente une menace de mort pour chaque peuple qui en raison des traumatismes historiques et des réalités du présent se sent très vulnérable et entraîne facilement une peur panique qui est portée par les mouvements les plus extrémistes dans l’un et l’autre camp.
Nous touchons aussi là à une difficulté proprement humaine à entrer dans le monde de l’autre et à voir la réalité avec son regard et avec son cœur. La possibilité d’un regard critique sur ses propres attachements affectifs et ses références culturelles est une acquisition et une richesse de l’esprit occidental, mais il nous est toujours difficile de nous dégager des certitudes et des évidences forgées dans l’enfance.
Sortir de ces visions du monde exclusives est difficile, pour des juifs comme pour des Arabes.
Il serait important et nécessaire que l’on apprenne dans les écoles l’histoire affective de l’autre, non pas l’histoire des faits encore une fois – toujours susceptibles d’interprétations partisanes mais l’histoire des émotions et des sentiments collectifs. Sans jugement, sans critique. Une sorte de reconnaissance du cœur de l’autre, où l’on considérerait comme légitime ce langage du cœur transmis par les générations, avec ses motivations, ses fiertés et ses angoisses.
Dans un après-demain malheureusement hypothétique, cet apprentissage de l’empathie favorisé systématiquement permettrait une meilleure compréhension mutuelle et éveillerait les sentiments de fraternité et de compassion sans lesquels aucune paix véritable n’est possible.
Nous en sommes encore bien loin aujourd’hui. La confiance est de plus en plus absente. La peur des Israéliens est largement sous-estimée par les Palestiniens qui se voient comme les victimes d’une superpuissance militaire tout comme la peur des Palestiniens est également sous-estimée par les Israéliens qui se voient, eux, encerclés et menacés par l’ensemble du monde arabe et musulman.
Ces perceptions respectives contribuent à renforcer une culture victimaire à la fois chez les uns et chez les autres.
Pendant la première Intifada, Leibowitz cité par Eyal Sivan (Le Monde 8/12/2001) affirmait à propos des Israéliens : rien de plus confortable que de se définir par rapport à ce que les autres nous ont fait. Nous nous sentons ainsi dispensés de nous poser la question « qui sommes-nous ? » et de tout examen de conscience.
Ces paroles pourraient s’appliquer également aux Palestiniens qui, de façon quasi mimétique, se vivent comme victimes d’un environnement hostile et malfaisant. Les expériences historiques de discrimination et de ségrégation avaient créé un type de juif pour lequel l’amertume et le sentiment d’injustice retirés des épreuves avaient effacé tout autre vécu, qui considérait son environnement comme irrémédiablement hostile et stupide, qui était mû par une quête de réparation insensible aux torts subis par autrui, vivant dans le cercle fermé de ses sentiments de persécution.
Il en est de même aujourd’hui pour beaucoup de Palestiniens qui, en des temps différents et différés, ont subi des injustices, des préjudices, des humiliations, vécus dans un climat de marginalisation historique, du fait d’Israël et de l’occupation militaire des territoires depuis juin 1967. Mais cette responsabilité d’Israël, si elle ne doit pas être passée sous silence, n’est pas la seule.
L’hystérie politique de l’Allemagne hitlérienne a elle aussi tiré sa source dans « l’humiliant traité de Versailles », dans « la brutalité et l’arrogance » des vainqueurs de 1918 et dans l’occupation du territoire allemand. Une Allemagne vaincue et humiliée qui elle aussi se voyait victime à la fois du capitalisme, du communisme et de la démocratie, tous trois d’ailleurs manipulés à l’arrière plan par la « juiverie internationale ».
Sans parler des responsabilités des autres pays arabes et de la classe dirigeante palestinienne, une responsabilité importante incombe à la population palestinienne elle-même. Ce point est essentiel : le caractère apparemment insoluble du conflit s’explique par la violence et la destructivité d’une partie de la population palestinienne, de sa jeunesse en particulier, et non pas seulement par l’oppression, l’occupation, le « racisme » sionistes, comme l’affirme la propagande arabe, entraînant derrière elle bon nombre de médias occidentaux complaisants ou abusés.
La « victimisation » des Palestiniens – à mon sens tout à fait comparable à la victimisation des jeunes de banlieue en France depuis un certain nombre d’années – a conduit à négliger un aspect important du problème : les pathologies sociales et collectives.
Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de mettre en accusation la malheureuse population palestinienne qui souffre depuis des décennies de tous les maux possibles mais de tenter de comprendre ce qui fait obstacle à la paix, dans les deux camps. Sans cette compréhension des interactions, sans cette analyse systémique, aucune solution ne pourra intervenir sur le long terme.
Il ne s’agit pas non plus de mettre en cause la légitimité d’un combat pour la dignité et la résistance à une oppression quotidienne réelle. Tout mouvement d’indépendance, toute action visant à la justice et à l’égalité sont respectables.
Mais, on l’a vu pour d’autres mouvements, les aspirations justes portées par une partie saine de la population, sont souvent contaminées par des éléments pathologiques qui déforment le sens même de l’action et aboutissent à ces névroses endémiques dont parle Jules Monnerot « qui confèrent à tous leurs nouveaux adhérents, quelles que soient les prédispositions particulières qu’ils apportent certaines caractéristiques névrotiques (perte de critique, censure de certains faits et de certaines représentations, « projections » grâce à quoi il y a des événements, des pays, des hommes, des institutions, des idéologies – dieu, des événements, des pays, des hommes, des institutions et des idéologies-diables ».
On peut parler alors de paranoïa et même d’hystérie collective et de fanatisme.
Contrairement à ce qu’on dit parfois, ce ne sont pas seulement la pauvreté, la misère, le chômage, le désespoir qui sont à l’origine de la violence et du fanatisme mais plutôt un sentiment de vide intérieur qui finit par trouver une forme de résolution dans une idéologie. Le vrai problème vient donc de la violence et la destructivité.
L’idéologie ou la religion, aussi nobles qu’elles soient dans leurs principes et leurs aspirations, ne sont que des masques. Considérer l’autre groupe comme essentiellement inhumain, monstrueux et mauvais par essence, c’est lui dénier le droit à l’existence. L’idéologie sert de prétexte à cette violence.
Dans tout mouvement fanatique, il y a des aspirations justes et saines, humaines respectables et acceptables. Mais ce qui caractérise le fanatisme, c’est la mégalomanie, le refus de toute limitation, le fait de n’accepter aucun frein. Face aux contraintes, la force du fanatisme réside dans la promesse de réaliser des désirs infantiles de toute-puissance. Les fanatiques ne voient pas la complexité de la situation, avec ses nuances, avec ses aspects bons et mauvais. En de telles visions peuvent communier les mécontents et les déshérités. Cela caractérise aussi bien les extrémistes israéliens.
Le poids des fanatiques dans les deux sociétés est relativement plus important chez les Palestiniens en raison des maigres satisfactions accordées par la vie politique, sociale, économique, sexuelle, familiale. En raison également du contraste violent entre la puissance rêvée et mythifiée et la réalité de l’impuissance, telle qu’elle est vécue depuis 1967 surtout.
Il serait trop long mais néanmoins indispensable de s’intéresser à l’état réel de la société palestinienne et en particulier de sa jeunesse, fer de lance de l’Intifada, y compris dans ses aspects psychopathologiques. Il serait important de regarder de plus prêt ce qui se passe dans les familles, entre les parents et les enfants, les frères et les sœurs, à ces enfants agressifs et autoritaires, à ces souffrances familiales et au sentiment de vide intérieur qui ne sont pas seulement causées par l’occupant israélien.
Les raisons pour lesquelles une partie importante de ces jeunes gens vivent leurs relations aux Israéliens sur un mode paranoïaque dans lequel l’autre est vu sans nuance, « tout noir » alors qu’on est soi-même « tout blanc » tiennent beaucoup à une problématique familiale et sociale d’une part, politique d’autre part.
La diminution de l’image de la force paternelle introduite par les révolutions techniques et industrielles représentées de manière significative au Moyen Orient par Israël et son super pouvoir technologique et militaire ont mis en cause l’identification des fils aux pères battus et humiliés. Ces pères palestiniens qui n’ont plus de travail ou qui ont un travail dévalorisé ont abouti à faire passer les jeunes chebab d’une civilisation où le père représentait l’autorité à une société de fratries, de bandes.
Dans l’inconscient clivé de ces jeunes, Israël représente une mère archaïque toute puissante, castratrice et mauvaise ; la Palestine devient une mère bonne tout comme l’islam, objets parfaits désirés pour lesquels on est prêt à tout sacrifier. Le conflit œdipien étant impossible, l’agressivité normale des fils contre les pères se transforme en une rage aveugle et destructrice. Face à cette destructivité et à cette haine, la réaction de défense sécuritaire et autoritaire des Israéliens ne fait que renforcer les fantasmes de persécution.
Ces pathologies sociales ne touchent pas seulement les milieux les plus défavorisés. C’est en fait presque toute la société qui vit un phénomène de contagion psychique et entre dans une spirale de violence et d’excitation morbide. On peut parler en l’occurrence d’une dynamique hystérique.
Lorsqu’une société est prise dans une dynamique hystérique, elle agit comme si elle était unie quels que soient ses dysfonctionnements et dissensions intrinsèques. Sa cohésion est assurée par l’existence d’un ennemi. Ce mécanisme entretient un état de guerre permanent dans le psychisme collectif ; les membres de cette société entretiennent avec la réalité un rapport de plus en plus faux, les uns entraînant à leur suite les esprits les plus sensés, les autres donnant du sens à une soif de vengeance aveugle.
Tous ensemble, ils deviennent incapables de voir que la cause de leurs malheurs et de leurs échecs réside dans un enchaînement normal de causes et d’effets. Ils cherchent des explications qui permettent de faire perdurer leur vision faussée de la situation. Les slogans permettent d’oublier les faits désagréables. En cherchant d’autres groupes sur lesquels faire retomber la faute et les responsabilités, ils peuplent le monde extérieur de croquemitaines et finissent par créer les intentions hostiles en face.
La peur et l’excitation qui rendent violents créent en retour la peur et la violence de leurs adversaires.
Une société devient hystérique quand elle ne sait pas comment répondre à des commotions sociales et à des traumatismes historiques et lorsque les frustrations sont trop nombreuses. C’est le cas pour la population palestinienne bien entendu, et même pour l’ensemble du monde arabe aujourd’hui. Ce climat hystérique fait émerger ceux qui font écho à l’hystérie de la communauté et réduit l’influence des personnalités clairvoyantes.
Cet incendie prend son origine chez les individus, dans la pathologie des individus qui est lui-même allumé par les circonstances extérieures, l’environnement social et politique. La victoire israélienne de juin 1967, succédant à la Nakba de 1948, l’écroulement des espoirs fondés dans l’unité arabe, la misère et la stagnation politique.
Or contrairement à ce que croient les masses ou à ce qu’on leur fait croire, ce ne sont pas seulement les Israéliens ou les Occidentaux en général qui en sont responsables, mais aussi leurs propres gouvernements autocrates, corrompus, clientélistes.
Dans beaucoup de sociétés arabes, dont au premier chef la société palestinienne, ces sentiments de frustration et d’humiliation, s’ajoutant aux problèmes d’identités, créent un certain nombre de blessures au narcissisme individuel et surtout collectif.
C’est le cas de toutes les sociétés qui vivent une impasse et voient s’écrouler tous leurs espoirs et constatent la stagnation et la paralysie politique. Une autre issue consiste à créer des mythes qui visent à restituer les époques de grandeur. Ce fut le cas pour les Allemands, hantés par le souvenir du Saint empire romain germanique mais surtout motivés par l’esprit de revanche, la défaite de 1918 et les clauses humiliantes du traité de Versailles.
Ce fut le cas également pour les juifs, pour les Grecs, les Italiens au temps de Mussolini, les Serbes, etc. Dans les pays arabes, c’est l’Islam qui permet de constituer cette nouvelle identité et de restaurer le narcissisme blessé.
Dans l’entretien du climat hystérique et de la fièvre nationaliste, les mouvements islamistes fondamentalistes jouent en effet un rôle important. Leur emprise est tout à fait logique et inévitable car ils répondent à des besoins essentiels. Chez les Palestiniens, la vie est difficile – familles nombreuses, camps de réfugiés, punitions collectives, mépris, décalage entre l’instruction de certains jeunes Palestiniens et les emplois possibles sur place – et les besoins fondamentaux non satisfaits sont nombreux : valorisation de soi, sécurité, affection, affiliation, repérage, projection dans l’avenir…
Le narcissisme de groupe est proportionnel à l’absence de vraies satisfactions dans la vie et l’hystérie est une échappatoire devant les problèmes. La non-satisfaction de ces besoins met en danger l’individu. Lorsqu’elle est partagée par une proportion importante de la population, c’est la cohésion collective qui est menacée, fondée sur un équilibre de forces et de tensions.
L’Islam a des effets réparateurs compensateurs. Face à la mondialisation et aux transformations qu’elle apporte, l’ethnocentrisme est une source de fierté, de dignité, de respect et de valeur morale. Face également à la propagation des idées démocratiques et libertaires qui sont liées à l’invasion ou à la domination étrangère et n’apportent pas toujours le bonheur et la justice.
La fierté dont on parle beaucoup en Palestine consiste à être inflexible, à relever la tête, à défendre la terre musulmane et à honorer le devoir de mémoire. Face à l’incertitude de l’avenir et contre la violence quotidienne de l’occupation mais aussi du mépris d’une classe dirigeante corrompue, l’islam est la solution. Il donne la sécurité, une compréhension du monde et des objectifs pour le transformer.
Dans cet attrait pour l’Islam, il y a quelque chose de parfaitement rationnel, un idéal de justice et de liberté qui propose de préserver la société palestinienne de ses maux politiques et sociaux, de la présence des dérives autocratiques, de la corruption, des enjeux de pouvoir. L’islam radical a remplacé la gauche anti-impérialiste.
Mais à côté de ce désir légitime de justice et de liberté pour tous les opprimés, les mouvements islamistes représentent aussi une psychopathologie collective. Comme ce fut le cas pour d’autres mouvements politiques de masse qui furent en réalité, des psychoses collectives, des épidémies de masses, l’annihilation de l’adversaire est légitime parce que ce dernier représente le mal absolu.
Cette folie collective qui après avoir possédé l’Europe des croisades, de l’inquisition et de la Chasse aux sorcières, la Russie de Staline, l’Allemagne de Hitler, la Chine de Mao, le Cambodge de Pol Pot, s’empare aujourd’hui du monde arabe et musulman est le phénomène commun d’une même et terrible maladie collective qui prend des formes épidémiques et conduit comme toujours au massacre de tous ceux qui prétendent faire obstacle à l’avènement de la justice de Dieu ou de l’Idéologie sur la terre.
La diabolisation des juifs et des Américains qui souillent une terre musulmane et qui représentent une autorité étrangère en pays musulman se combinent avec un bricolage explicatif du présent qui est une répétition du passé. Les juifs perfides ont tué Jésus et ont refusé l’islam. Les discours contre le monde moderne – dont les sociétés israélienne et américaine sont très représentatives – la violence valorisée, sacralisée comme un rituel de purification, répondent aussi à une quête de féerie pour enchanter le monde et permet de transformer l’exclusion grâce au rêve nostalgique de l’Age d’Or.
Ce n’est pas par hasard que beaucoup de Palestiniens parlent de « dignité volée », d’estime de soi piétinée, d’honneur bafoué et écrasé par l’armée israélienne mais aussi par l’autorité palestinienne qui n’a pas choisi la voie démocratique pour faire participer la jeunesse au processus de paix – cette jeunesse qui vit dans la douleur son problème de mémoire et d’identité et qui a vu se dégrader sa situation économique et s’écrouler son rêve de récupérer tous les territoires.
Ces jeunes Palestiniens ont quelque chose de cet enfant abandonné avec un sentiment de faiblesse et d’impuissance dont parle Erich Fromm, sentiment qui, d’après lui, constitue les facteurs de formation d’un caractère sadique.
Bien entendu, je le répète, tous ces phénomènes ne sont pas propres à la société palestinienne. En Israël même, dans certains milieux, la logique paranoïaque est à l’œuvre, entretenue également par la religion dans sa forme la plus fanatique.
Ces mouvements extrémistes comme le Goush Emoumim revendiquent, comme le Hamas du côté palestinien, la totalité de la terre. Ces extrémistes ont un certain poids en Israël, mais ce poids est relatif à la situation : la majorité des Israéliens aimerait se débarrasser des territoires, de la Cisjordanie et de Gaza en échange de la paix. D’ailleurs beaucoup de colons dans les implantations ont, avant tout, des motivations économiques : il serait facile de leur donner l’équivalent à l’intérieur d’Israël ; il ne resterait qu’une poignée d’irréductibles fanatiques qu’il faudrait expulser par la force au cas où ils ne pourraient pas trouver leur place dans l’état palestinien. (Voir le récent sondage de La Paix maintenant)
En fait, le véritable obstacle à l’établissement de la paix, c’est comme toujours, cette logique paranoïaque qui diabolise l’autre et en fait l’unique responsable de toutes les souffrances subies ou ce racisme qui rabaisse l’autre au rang de l’animal et lui dénie toute humanité.
Au racisme de certains colons d’Hébron, sûrs de la supériorité morale et spirituelle du peuple juif répond un antisémitisme arabe qui voit dans le juif l’éternel ennemi et le véritable meneur de jeu de l’impérialisme occidental.
Mais pourquoi cette logique paranoïaque qui est le fait de minorités au départ se propage-t-elle, à certains moments, à la manière d’une épidémie psychique ? Quelles sont les causes, politiques, culturelles, économiques qui contribuent à entraîner les masses fanatisées derrière des leaders fanatiseurs, eux-mêmes convaincus de la justesse de leur combat manichéen ? Telles sont les questions fondamentales qu’on doit se poser car cette logique paranoïaque qui est une logique de guerre réveille dans le cœur des masses la haine et la violence qui elles-mêmes suscitent dans un retour inéluctable la peur et la violence.
CONCLUSION
Si les uns et les autres sont amenés, peu à peu, à choisir comme leaders et comme porte-parole les hommes et les mouvements les plus extrémistes et les moins susceptibles de favoriser la paix et la coopération, ce n’est certainement pas par hasard.
Les violences collectives ont toujours des causes qui, si elles sont d’ordre politique, économique ou culturel, ont des retentissements sur le psychisme des individus et des masses. Il faut donc travailler à la fois avec les individus en souffrance et provoquer des changements dans les structures politiques et sociales.
En ce sens, on peut parler de thérapies sociales et collectives qui articulent une éducation des individus à une transformation des structures de pouvoir.
Les négociations d’Oslo, de Camp David et celles qui ont suivi ont eu le mérite de poser les bases de compromis historiques mais elles n’ont engagé que des leaders et des experts. Il aurait fallu généraliser ces dialogues au niveau du terrain : enseigner le compromis, préparer les opinions publiques à l’acceptation de la réalité.
Dans l’avenir – dans longtemps peut-être – après beaucoup de destructions et de morts – il faudra entamer un processus de guérison et de réconciliation, multiplier les occasions de rencontre et apprendre des formes nouvelles de communication conflictuelle et non-violente.
Comme disait Freud, là où était le Ca,advienne le Moi. C’est-à-dire un idéal de raison qui comporte l’exigence de réfléchir sur soi-même, de se remettre en question, totalement opposé à la projection qui consiste à localiser le mal et l’ennemi uniquement à l’extérieur.
Pour réduire le narcissisme de groupe, il faut bien sûr éliminer la misère, l’ennui et le sentiment d’impuissance. Cela ne signifie pas seulement changer les conditions de vie matérielles des Palestiniens comme le souhaitait Shimon Pérès, mais aussi apporter des changements radicaux dans l’organisation sociale et politique.
En Palestine et dans l’ensemble du monde arabe, comme ailleurs, encore plus qu’ailleurs, la modernisation en cours qui a apporté beaucoup d’inquiétudes et d’incertitudes, a besoin que se constitue un Etat qui associe sa population et au premier chef sa jeunesse au processus de démocratisation et qui accepte de partager le pouvoir. La nostalgie des « Pères forts » ne pourra être combattue que par une génération de nouveaux leaders.
Démocratisation des institutions en Palestine, éducation au « vivre ensemble », développement économique, telles sont les solutions qui permettraient d’arrêter les violences ou en tout cas empêcheraient qu’elles se développent davantage.
Mais cela serait insuffisant sans une intervention tierce, internationale et médiatrice. Mais cette solution est une des plus difficiles à mettre en œuvre, d’une part parce que chacune des parties actuellement au pouvoir cherche à faire prévaloir son point de vue et d’autre part parce qu’un manichéisme aveugle, ignorant ou peut-être intéressé anime bon nombre de responsables de la politique et des medias, suscitant évidemment la méfiance et la suspicion de part et d’autre.
Les solutions sont donc à la fois locales et globales. Cette opposition entre Israéliens et Palestiniens reflète une opposition beaucoup plus générale entre un monde dit démocratique – dont les Etats-Unis et Israël sont les parfaits représentants – qui ne se sent pas toujours responsable des violences qu’il exerce et un monde musulman dont les masses précarisées et victimisées sont agitées par des mouvements de plus en plus clairement totalitaires.
Il ne s’agit pas simplement d’un conflit de civilisation au sens où l’entend Huntington entre Islam et Occident chrétien. Il faut comprendre plutôt que, comme au temps du communisme et du nazisme, les tares et les faiblesses d’une démocratie faible servent de prétexte et de point de départ aux doctrines totalitaires qui prétendent défendre les opprimés.
J’ai vu à l’œuvre cette dynamique dans les banlieues françaises, dans la confrontation entre les institutions de notre société pseudo démocratique avec ses violences institutionnelles, son mépris et sa peur des « barbares », et une jeunesse à la dérive, d’ailleurs également souvent d’origine musulmane qui a besoin de trouver sens, réassurance, dignité et qui se jette à corps perdu de plus en plus dans les bras des islamistes. Le conflit israélo-palestinien est à ce titre exemplaire.
Ce n’est pas par hasard que nos jeunes de banlieue s’identifient aux enfants et aux adolescents de l’Intifada.
Le processus de guérison qui devrait être mis en place ne concerne donc pas seulement les sociétés israélienne et palestinienne. Si nous voulons rester résolument utopiques, il faut imaginer une véritable révolution culturelle, un véritable changement de paradigme civilisationnel qui concernerait l’ensemble des sociétés mondiales et permettrait de créer des confédérations d’états membres bien enracinés dans leur société civile et des citoyens pour lesquels l’autre n’est pas synonyme d’ennemi.