La « nostalgie » des Juifs s’empare de l’âme polonaise

Nous savons tous que le judaïsme polonais a payé le plus lourd tribut à l’extermination nazie de notre communauté en Europe. 3 000 000 de Juifs furent exterminés. La plupart des camps d’extermination furent construits sur le sol polonais. La Shoah a mis fin à mille ans de vie juive en Pologne. Dix siècles faits de hauts et de bas pour une communauté tour à tour supportée et haïe, jamais aimée.

La culture yiddish est pratiquement partie en cendres ou sous les balles des einsatzgruppen. Des shtetl de naguère, il ne reste que le souvenir de leurs traditions si belles et si émouvantes, d’une musique gaie et triste à la fois. Les Juifs étaient pauvres pour la plupart. Ils priaient dans de belles synagogues, en bois ou en pierre, modestes ou majestueuses. Ils travaillaient dur et ne nuisaient à personne. C’est tout un monde évanoui que nous pleurons.

Les Polonais, quant à eux, si l’on en croit les témoignages recueillis par Claude Lanzmann pour son extraordinaire film « Shoah » (1985), n’ont pas excessivement regretté, encore moins déploré le traitement infligé à leurs compatriotes juifs. Ils n’étaient pas loin de partager la position des nazis par rapport à leurs six millions de victimes, à savoir que le Juif est l’ennemi intérieur, responsable de tous les maux, qu’il appartient à un grand complot mondial et que s’en débarrasser est œuvre de salubrité publique.

En disant cela, je n’oublie pas que c’est en Pologne qu’on a compté le plus grand nombre de Justes des Nations, donc de « bons » Polonais qui, au péril de leur vie, ont sauvé des Juifs. On peut supposer que cette haine, qui n’a pas vraiment désarmé malgré l’horreur de la Shoah, puise ses racines dans l’enseignement anti-judaïque de l’Église polonaise pendant très longtemps, associé à une aversion sociale pour une communauté culturellement supérieure, mais réduite à des professions avilissantes, notamment l’usure.

Aujourd’hui, il est possible d’assister à d’étranges retournements, du moins en apparence. Il y a environ 25 000 Juifs dans la Pologne d’aujourd’hui (contre 3 500 000 avant la guerre) sur une population totale de 38,5 millions d’habitants (0,065 %). Autant dire qu’il s’agit d’une communauté aux proportions infimes.

Pratiquement plus de Juifs dans un pays qui en a tellement compté ; mais l’antisémitisme perdure, paradoxalement allié à une recherche frénétique sur l’histoire des Juifs, leur patrimoine culturel et … les lieux de leurs persécutions.

Il y a quelques mois, j’avais parlé dans cette même Lettre des curieux porte-bonheur vendus en Pologne, représentant des Juifs très typés à côté de pièces d’or, censés représenter l’abondance et la prospérité, et qui sont accrochés aux portes de nombreuses habitations. – Mais on sait également que le gouvernement polonais a restauré des dizaines de synagogues désaffectées (et pour cause) qui sont autant de lieux touristiques, de même que l’ancien quartier juif de Casimir à Cracovie, à une soixantaine de kilomètres d’Oświeçim (Auschwitz). Du coup, les touristes peuvent « faire » dans la même journée le quartier très pittoresque où ont vécu les Juifs pendant des siècles et le lieu où un million de leurs descendants y ont trouvé la mort d’une manière affreuse. Je dois dire que la première fois où j’ai vu des autocars de tourisme indiquant sur leurs flancs « Auschwitz », j’ai ressenti comme un coup de poing dans l’estomac. Dedans y avaient pris place de braves visiteurs, l’appareil photo ou la caméra en bandoulière qui conversaient gaiment entre eux comme le font tous les touristes…

Mais, les promoteurs d’un nouveau tourisme sur les traces culturelles et religieuses d’une communauté juive exterminée à tout jamais n’entendent pas s’en tenir là. Dans son édition du 12 août 2017, le Times of Israel (édition quotidienne en français), sous la plume de Cnaan Liphshiz, nous relatait la célébration d’un « mariage juif sans Juifs ». Cela s’est passé dans le petit village de Radzanów, 900 habitants, à cent kilomètres au nord-ouest de Varsovie. Des figurants non juifs, autour d’un journaliste dans le rôle du marié et d’une résidente locale, ont mimé une cérémonie de mariage juif traditionnel, avec « rabbin » et musique klezmer, chants et danses d’accompagnement.

Mariage « juif » à Radzanow (Crédit Wikipédia)

En fait, le but de cette mise en scène est différent selon les organisateurs. Pour Jonny Daniels, fondateur britannique de l’ONG From the Depths, qui promeut la commémoration de la Shoah en Pologne, il s’agirait d’ « une sorte de thérapie qui a lieu dans le pays ». En revanche, pour la productrice de l’événement, ce serait un moyen de commémorer les centaines de Juifs qui représentaient environ la moitié de la population de son village avant la Shoah. « Nous voulons nous rappeler toutes les maisons, tous les Juifs d’avant-guerre, qui ont vécu une vie paisible ponctuée par le rythme de leurs fêtes religieuses, des fêtes de famille et des événements plus banaux », a-t-elle déclaré au site d’information Nasza Mlawa. – Que penser, que croire ?

Selon le premier point de vue, les Polonais actuels, traumatisés par la disparition cruelle des Juifs de leur pays, en organisant ces simulacres de cérémonies juives, opéreraient une « thérapie ». Ils en auraient donc besoin, ce dont je ne doute pas un instant au vu de ce qui s’y passe encore actuellement.

Selon le second point de vue, il s’agirait de rappeler la mémoire de toutes ces familles à jamais englouties dans les abîmes par la barbarie nazie, mettant ainsi fin à une présence juive qui remontait à 1710 pour le village de Radzanów. C’est un donc un musée vivant pour une communauté morte qu’organise ainsi la population non juive, parée de talitoth, de kippoth, avec des figurants auxquels on a, pour la circonstance, enseigné les coutumes juives.

Pitoyable ! Peut-être me jugerez-vous trop dur, mais je ne peux ni ne veux oublier tous ces villageois juifs arrachés à leur terre et menés à l’abattoir sans que quiconque ait protesté et surtout sans qu’aujourd’hui un quelconque remords officiel ne s’exprime à leur endroit. J’irai même plus loin : je suis persuadé que 75 ans après la Shoah, les seuls qui pleurent les Juifs assassinés en Europe par une nation hautement civilisée sont… les Juifs eux-mêmes.

Ne voyez pas un excès d’amertume dans ces propos, simplement du réalisme. Un réalisme qui ne laisse pas place à trop de naïveté, mais qui nous renforce dans notre volonté de perpétuer nos valeurs et d’étudier toujours davantage, d’enseigner et de pratiquer ces traditions que d’autres prétendent s’approprier. Un réalisme qui nous renforce également dans notre attachement aux valeurs de la démocratie dans nos pays respectifs, et à l’existence de l’Etat d’Israël dont, une fois encore, il convient de rappeler que s’il avait existé au moment de la guerre, des centaines de milliers de Juifs auraient pu y trouver refuge. De rappeler enfin que, même si nous exprimons parfois des réserves quant à la politique intérieure et extérieure d’Israël, nous sommes résolument aux côtés de cet État qui accueille depuis sa création des Juifs de tous les pays, de toutes opinions, de tous courants religieux (hum!) et de toutes couleurs de peau. Qui fait face à l’hostilité du monde arabe et de nombreux pays entraînés par lui au sein des grandes organisations internationales, qui malgré cela, maintient une démocratie doublée d’une éducation, d’une technologie, d’un avant-gardisme que pourraient lui envier bien des nations. Même si, théologiquement, nous ne pouvons pas considérer la création d’Israël comme une réponse à la Shoah, nous n’oublions pas que son avènement a été une lumière éclatante après les ténèbres que notre peuple avait connues.

Daniel Farhi.

à propos de l'auteur
Daniel est né à Paris en novembre 1941 de parents venant de Turquie. Il poursuit des études rabbiniques à Paris et à Jérusalem. Il est auteur d'une dizaines d'ouvrages; Officier de la Légion d'Honneur; Chevalier de l'Ordre du Mérite National. Il a également été emprisonné en Allemagne pour son combat antinazi auprès des époux Klarsfeld et jugé à Cologne pour cela.
Comments