La jordanie face aux Frères musulmans : de l’alliance à la défiance, le face à face

Aux origines
L’Émirat de Transjordanie a été créé en 1921. Le territoire actuel de la Jordanie faisait partie de l’Empire ottoman pendant plusieurs siècles. Après la chute de l’Empire à la fin de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations (l’ONU avant l’heure) confie à la Grande-Bretagne un mandat sur la région, qui inclut la Transjordanie[1].
L’émirat était dirigé par l’émir Abdallah, de la dynastie hachémite Il a servi de base pour l’évolution politique qui a mené à l’indépendance complète et à la transformation en Jordanie après avoir obtenu son indépendance, officiellement proclamée le 25 mai 46, devenu jour de l’indépendance. Elle devient ensuite le Royaume hachémite de Jordanie.
Avant la période ottomane
Ce territoire avait une histoire, incluant des civilisations comme les Nabatéens (avec Pétra comme capitale), les Romains, les Byzantins, et plus tard les empires islamiques successifs. Et avant « avant » ? La région a fait partie du califat omeyyade, puis abbasside, avant de passer sous le contrôle des croisés et des Ayyoubides, puis des Mamelouks, et enfin des Ottomans, qui incluait l’actuelle rive Ouest du Jourdain : la Judée-Samarie de la Bible ou Cisjordanie.
Cette région faisait partie des royaumes bibliques d’Israël et de Juda. Occupée par les Romains, elle fut connue sous le nom de Judée. Après la destruction du Second Temple en 70 après J.-C., la région passa sous contrôle musulman.
De l’occupation à l’annexion
En 1948, après la guerre israélo-arabe, la Cisjordanie est occupée par la Jordanie. Les notables de Cisjordanie en demandèrent l’annexion à l’occasion de la conférence de Jéricho organisée par la Jordanie – conférence condamnée par la Ligue arabe.
En avril 1949 furent établies les lignes de démarcation. Enfin en avril 1950 l’annexion de la Cisjordanie a lieu par décret, qui justifie l’unification du territoire.
Lors de la réunion de Ligue Arabe du 15 mai 1950, les réactions seront très contrastées :
- le comité politique de la ligue condamne l’annexion, jugée illégale ;
- seules l’Arabie saoudite, le Liban et la Syrie exigent l’expulsion de la Jordanie de la Ligue.
En revanche, la Grande Bretagne, le Pakistan et l’Irak reconnaissent l’annexion. Décidément, les temps ont bien changé..
Quand les Frères musulmans arrivent
Les Frères musulmans se sont implantés en Jordanie au début des années 1940, leur présence devenant une force politique et sociale influente. En 1945, sous le règne du roi Hussein Ier, les Frères musulmans fondent une branche officielle sur place.
Ils furent un allié clé dans la création de l’État jordanien, et jouent depuis un rôle politique important – trop, au goût de la monarchie. L’arrivée du roi Abdallah II (1999) marque le début de tensions croissantes. Ce dernier considère que depuis le déclenchement du conflit entre Israël et le Hamas, l’organisation est devenue une menace pour la monarchie. Le divorce interviendra en avril 2025.
Entrisme et pouvoir
Les Frères n’ont eu de cesse de développer leur implantation partout. Il s’agissait de promouvoir leur doctrine par tous les moyens permettant d’atteindre la population. L’implantation d’écoles fut une première étape, suivie par l’islamisation de la société, créant par là même un ciment social de nature à soutenir la monarchie- en mal de stabilité.
À deux reprises dramatiques, les Frères sauvèrent le régime :
- une première tentative de coup d’État en 1957,
- la seconde en 1970-71 face à une menace des Fedayins palestiniens.
Les Frères furent des alliés fidèles du roi Hussein. Pendant la guerre froide, leur lutte anti-communiste coïncidait avec le besoin de la monarchie de trouver de la stabilité face aux tentatives d’ingérence de l’axe URSS-Égypte de Nasser.
On considère que durant la période 1945-1989, la monarchie et les Frères entretinrent une relation confiante ; pour autant, les Frères y poursuivirent leur entrisme dans les institutions, les instances sociales, l’administration, créant leur propre réseau direct vers la population. Ils réussirent même à entrer au conseil consultatif national (1978-1984). Leur déploiement a continué dans les années 1980, où leur influence culmine dans les universités, devenant un mouvement populaire et urbain.
En 1994, les intérêts commencent à diverger, après le traité de paix avec Israël. Ils s’aggravent en 1997 en raison du boycott des élections par le Front d’Action islamique, leur branche politique créée en 1992. Le Roi Abdallah, face à ce qu’il percevait comme une menace potentielle, a mis en œuvre de multiples mesures afin de limiter leur influence et leur pouvoir. Les Frères musulmans ont été exclus des départements de la Charia dans les universités, les imams liés aux Frères sont bannis, et parfois même mis en demeure de quitter le pays.
2008 : les relations se dégradent
À partir de 2008, l’organisation, encore ouverte à une coopération avec des partis relativement libéraux, devient beaucoup plus rigoriste. Elle adopte une ligne strictement fréristes. Le régime intensifie ses pressions et exclusions :
- contre la branche politique,
- contre l’entrée de ses membres dans les organismes politiques du régime,
- contre leur présence à des postes de commande, dans les hôpitaux et l’administration, notamment.
2010 : les Printemps arabes
L’appartenance au parti frériste étant devenu un redoutable handicap, le parti enregistre ses plus mauvais résultats électoraux en 2007, ce qui entraîne sa décision de boycotter les élections de 2010 pour contester la situation qui lui était faite.
Pour éviter une évolution semblable à celle des Frères en Égypte, le souverain hachémite tente, en vain, de rétablir un dialogue avec le mouvement fréristes. Le rapprochement avec la monarchie est rejeté par la direction du mouvement dont un dirigeant, Zaki Bani Irsheid, est emprisonné.
Le régime accentue encore ses pressions et noue une nouvelle alliance avec les Soufis asharis, plus ouverts au dialogue, plus apolitique que les Frères. Ce faisant, la relation avec les Frères continue de se dégrader.

Les membres de l’initiative Zamzam, fondée en 2012 par des Frères musulmans modérés et issue de la division des Frères, créent en 2016 le Zamzam[3], parti politique islamiste modéré appelant à une monarchie constitutionnelle. Le régime lui réserve un accueil plutôt positif à ce nouveau parti.
En 2022, le pouvoir promulgue de nouvelles lois et dispositions électorales pour faire face au contexte évolutif. Il publie la liste de nouveaux partis et des lois électorales qui réservent un tiers des sièges aux partis et coalitions. Il introduit aussi des seuils de votes validant l’entrée au parlement. Ces contraintes visent particulièrement les petits partis islamistes, et les incitent à se coaliser pour s’opposer au parti frériste. Le pouvoir prend ainsi le virage indispensable pour rester maître de la situation.
L’après 7 octobre
Le parti frériste se relance, y compris avec une participation féminine accrue.
En juillet 2023, dans la poursuite de sa politique de défiance, voire de contrôle, des Frères musulmans, le royaume promulgue une loi sur la surveillance numérique pour restreindre les libertés en ligne, criminalisant toute publication portant atteinte à l’unité nationale ou ayant caractère immoral. Tous les partis ou personnalités politiques, dont le Front Islamique d’Action (branche politique des Frères), doivent désormais agir avec une extrême prudence, sauf à tomber sous le coup de la loi. Cette mesure permet aux autorités d’accroître leur surveillance, et de réprimer toutes les formes d’opposition, d’autant plus que ce parti organisait d’importantes manifestations de soutien au Hamas.
Ces manifestations, très mobilisatrices dans les centres urbains, débordent rapidement de leur cadre initial : bien que le parti ait cherché à leur conserver un cadre pacifique, les manifestants s’attaquent à l’ambassade d’Israël, et exigent :
- la rupture des relations diplomatiques entre la Jordanie et Israël,
- et la sortie des accords d’Abraham.
Les étudiants emboîtent le pas au parti dans son soutien à la « cause palestinienne ». Une majorité de la population (dont 60 à 63% est d’origine palestinienne) soutient le mouvement.
Les Frères musulmans à la manœuvre, l’affrontement
À l’issue des élections du 10 septembre 2024, le parti frériste obtient 31 sièges sur les 130 du parlement, ce qui confirme son implantation et sa capacité à rester une force populaire et représentative.
Le chemin parcouru depuis 1945 a porté ses fruits. Sa victoire est d’autant plus significative que pour la première fois, huit femmes sont élues (sur les 31 députés). La pénétration des Frères est réelle.
Cette situation provoque une tension très vive entre le royaume et les États-Unis, son premier bailleur de fonds, sans qui le pays ne pourrait survivre (la dette publique de la Jordanie fluctue autour de 95% du PIB). Or, les Frères musulmans sont classés terroristes par les États-Unis.
Le pays est sous perfusion chronique, et dépend de nombreux donateurs, prêts, FMI, pays du Golfe, UE, mais Washington est de très loin son principal soutien. Outre les aides déjà connues, un accord de 2022 conclu avec les États-Unis prévoit une aide annuelle de 1,45 milliards de dollars jusqu’en 2029. La dépendance de la Jordanie est donc totale et sa stabilité précaire.
L’interdiction des Frères musulmans doit certainement beaucoup à l’influence de la Maison blanche, allié stratégique majeur du royaume et pièce indispensable pour les États-Unis dans la région. Le 23 avril 2025, point culminant de la crise, le royaume prononce l’interdiction totale des activités des Frères musulmans sur son territoire. Il aligne sa position sur celle des monarchies du Golfe qui comptent parmi ses soutiens, et ayant déjà décidé d’une telle interdiction. Israël voit ainsi s’éloigner le spectre d’un nouveau front créé par un affidé de l’Iran.
À date, les Frères sont interdits :
- en Égypte,
- en Arabie Saoudite,
- aux Émirats,
- à Bahreïn,
- en Russie,
- en Autriche.
L’Union Européenne, la France n’ont pas encore défini leur position. On attend sous peu un rapport sur l’entrisme des Frères en France. Mais qu’attend-on pour les interdire ?
Ainsi va le monde…
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[1] En 2021, la Transjordanie composait 76,6 % de la superficie totale de la Palestine mandataire. Elle fut détachée de ce territoire en 1922 à la suite du mémorandum transjordanien. (source)
[2] La Fondation pour la recherche stratégique : Le mouvement des Frères musulmans jordanien : de pilier de la monarchie à l’ennemi du régime.
[3] The Jordan Times : Zamzam leaders discuss plans for projected political party.