La Guerre de Suez, soixante ans après. Partie 2 : L’alliance en actes
Si l’on se borne à considérer la campagne militaire, sans tenir compte des problèmes ultérieurs (intervention de l’O.N.U. et évacuation du Sinaï) les troupes israéliennes ont indéniablement atteint les buts qu’elles s’étaient fixé : démantèlement des bases de feddayin dans le Sinaï et dans la bande de Gaza, élimination de la menace d’une Egypte équipée de matériel soviétique et désenclavement du port d’Eilat.
Les plans d’une campagne israélienne dans le Sinaï égyptien et la bande de Gaza étaient prêts depuis longtemps, mais le manque de moyens de l’armée israélienne vouait l’attaque à l’échec.
L’assurance d’un soutien franco-britannique changeait la donne, Israël pouvait se lancer dans une guerre préventive, selon le plan d’action suivant : arrivée des troupes israéliennes jusqu’à l’embouchure du canal, occupation de la zone du canal par les troupes franco-britanniques et rétablissement de la libre circulation dans le canal de Suez.
La campagne israélienne a bénéficié de circonstances favorables. En effet, les Egyptiens furent surpris par l’attaque et étaient peu préparés à l’utilisation de l’armement sophistiqué fourni par l’Union soviétique.
Les soldats, dépourvus des formations et des préparations psychologiques requises, n’opposèrent aucune résistance. La victoire d’Israël résulte à la fois de cette absence de résistance de l’armée égyptienne et de l’aide extérieure qui lui fut apportée.
Les troupes israéliennes attaquent les Egyptiens le 29 octobre et s’emparent en quatre jours du Sinaï où elles bousculent les Egyptiens avec l’appui d’avions français camouflés aux couleurs israéliennes à l’insu des Anglais.
Bien que le plan général ait prévu que les Israéliens campent sur le canal en attendant que les alliés franco-britanniques occupent eux-mêmes la zone du canal, des forces françaises ont appuyé l’offensive israélienne. « La mission des forces françaises étant de renforcer l’aviation israélienne et de couvrir les flancs d’Israël », commente le général Beauffre.
Nombre d’articles et de livres, et même de documentaires, traitent de la présence de militaires français aux côtés des israéliens durant la campagne du Sinaï. Nous présentons ici le récit d’un témoin direct : « Soudain j’ai vu le premier Français de ma vie, un colonel avec un béret rouge.
A ses côtés, un canon et quelques jeunes officiers de mes amis. L’un d’entre eux, assure la traduction du français à l’hébreu. Ce colonel est en train de leur apprendre comment utiliser le canon. »
Le même témoin nous décrit un autre aspect de la collaboration franco-israélienne : « Nous étions à 35 Km du canal se remémore-t-il, la nuit tombait et des avions nous parachutaient des canons.
Des canons américains ! Les Français ont fait là, une chose extraordinaire, car ils n’avaient pas le droit de nous les donner et pourtant ils l’ont fait. Et ce n’est pas tout, le lendemain matin, nous avons découvert de grands cartons remplis de nourriture française. »
Parallèlement aux manœuvres militaires, les contacts diplomatiques se poursuivent entre représentants des deux pays. Ainsi, début novembre 1956, l’ambassadeur de France à Bruxelles demande à rencontrer son homologue israélien pour discuter directement de la situation.
« J’ai rencontré deux fois ces derniers jours l’ambassadeur français, Raymond Bousquet, à son initiative, rapporte l’ambassadeur israélien à son ministre.
Il m’a appelé le 2 novembre pour connaître mon appréciation de la situation. […] et m’a dit qu’il fallait que les trois représentants, l’Anglais, le Français et l’Israélien restent continuellement en contact, et que nous trois devions convaincre la Belgique de prendre une position positive envers nous. »
L’aide apportée par la France à Israël – soutien matériel ou participation active aux actions militaires – fut très vite connue et relatée dans la presse.
Pour Le Monde du 2 novembre 1956, la connivence entre Israël, la France et la Grande-Bretagne ne fait aucun doute : « à qui fera-t-on croire que le petit Etat se serait lancé dans cette guerre préventive s’il n’avait reçu l’assurance que l’incursion de son armée sur le territoire égyptien serait appuyée par une action presque simultanée des forces britanniques et françaises ? »s’interroge le journal du soir.
Le 31 octobre, l’ultimatum franco-britannique est adressé aux deux belligérants leur demandant « d’arrêter immédiatement toute opération de guerre et de retirer leurs troupes de part et d’autre de la zone du canal.
Il est également demandé au gouvernement égyptien son accord à ce que des forces franco-britanniques s’installent à titre temporaire dans les positions clés du canal, Port-Saïd, Ismallia et Suez, pour y garantir le libre passage des navires de toutes les nations. »Faute de réponse dans les douze heures, les forces franco-britanniques se déploieront.
Israël accepta l’ultimatum que refusa, naturellement, l’Egypte, c’était le signal du début de l’intervention franco-britannique. Les deux alliés ont réuni 60 000 hommes à Chypre, le 5 novembre, les troupes françaises et britanniques débarquent dans la zone du canal.
Eden comme Guy Mollet espéraient toujours l’abstention des Etats-Unis, paralysés par les élections présidentielles, et de l’Union soviétique, tétanisée par la révolution hongroise. Mais il n’en fut rien et sous la pression conjointe de Washington et de Moscou, les troupes durent évacuer le Sinaï.
Comme on le sait, le problème vint de la lenteur de l’action franco-britannique. Il nous faut insister sur le fait que le commandement des opérations était britannique car il en découla des conséquences importantes, tel le retard qui affecta le débarquement allié à Port-Saïd.
Du fait du leadership britannique, les troupes françaises ne pouvaient poursuivre leur avancée sans avoir obtenu, préalablement l’accord des Britanniques, or ces derniers manifestaient beaucoup d’hésitations et répugnaient à employer la force.
D’autre part, le débarquement tardif avait mis les troupes franco-britanniques dans l’impossibilité d’atteindre les buts fixés. Du coup, les succès remportés par l’armée israélienne ne furent pas exploités.
La France aurait souhaité que la Grande-Bretagne poursuive l’opération. En effet, les Anglais possédaient des bases importantes à Malte et à Chypre.
De plus il paraissait souhaitable de les impliquer mais la collaboration israélo-britannique était aléatoire. Les Britanniques, pro-arabes, souhaitaient avant tout renforcer leur influence en Jordanie et au Moyen-Orient et les Israéliens se souvenaient trop de l’époque du Mandat pour faire confiance aux Britanniques.
L’intervention soviétique et américaine mit un terme à une opération déjà compromise en imposant un cessez-le-feu. En intervenant au Moyen-Orient, les Soviétiques voulaient étendre leur influence dans les pays arabes et d’autre part détourner l’attention de la tragédie qui se déroulait en Hongrie.
Quant aux Etats-Unis, préoccupés par leurs élections présidentielles et désireux de ménager les Etats arabes, ils préféraient qu’une résolution rapide soit trouvée dans le cadre de l’O.N.U.
Ces deux grandes puissances se sont d’autant plus impliquées dans la résolution de cette affaire de Suez qu’elles souhaitaient faire oublier leurs propres problèmes.
Objectivement d’accord, elles interviennent en deux temps : les Soviétiques proposent d’abord aux Etats-Unis d’unir leurs forces afin de mener une action concertée au Moyen-Orient avec l’accord des Nations Unies ; les Soviétiques menacèrent ensuite d’envoyer des « Volontaires » en Egypte, si les forces d’occupation étrangères n’évacuaient pas les territoires égyptiens.
Ainsi le retard qui affecta l’intervention transforma l’opération en échec. Les Etats-Unis purent exercer des pressions sur Eden qui fut contraint d’arrêter les opérations quarante-deux heures après leur début.
Les Israéliens, après leurs succès militaires durent renoncer à tous leurs gains, du fait du cessez-le-feu franco-britannique. Du côté franco-britannique, ce fut l’échec total, militaire et diplomatique.
Nasser avait perdu militairement, mais remporté une victoire diplomatique. Le prestige du leader égyptien, de l’union Soviétique et des pays arabes s’en trouve accru.
En Angleterre, Eden n’est plus au pouvoir et la France accuse les Etats-Unis d’être responsable de l’échec en ayant entravé l’action militaire franco-britannique.
La guerre de Suez a révélé la faiblesse politique de l’Europe et débouché sur une crise pétrolière. Les traités de Rome sur l’utilisation de l’énergie atomique et la formation de la communauté économique européenne, en 1957, furent une des conséquences de ce conflit.
Extrait du livre La France et Israël 1947-1970, de la création de l’État d’Israël au départ des Vedettes de Cherbourg, publié en Janvier 2009 chez Honore Champion.