La Gauche

Contrairement au pronostic de ses amis, Jonathan se tint à sa décision. L’abandon de la focalisation des débats du groupe autour des soubresauts, insupportables, de la situation israélienne. Seule exception, pour lui, l’évocation du pays dans le cadre d’une réflexion sur un phénomène sociétal, général.

Un débat sur le concept de « Gauche », proposé par l’expert-comptable, en prise à une interrogation existentielle sur ce sujet, offrit à tous une première nouvelle expérience. La diabolisation de « la Gauche », telle qu’elle fleurit un peu partout, a-t-elle une raison et un sens ? demanda-t-il. Question qui rassembla un large consentement. Tellement cette curieuse unanimité pouvait susciter questionnement et suspicion. « La Gauche », cette maudite, cette scélérate, mérite-t-elle en un temps excès d’honneur, et maintenant cette indignité ?

La jeune avocate tira la première. Le choc de deux composantes majeures expliquent en grande partie ce déboulonnement en règle. D’un côté l’alternance politique entre « Gauche » et « Droite » qui semblait marquer communément, jusqu’à présent, la vie publique des sociétés. De l’autre le processus naturel du changement qui rythme l’évolution de l’humanité ordinaire. Qui, brusquement, subit une accélération de nature exponentielle sous l’effet de ruptures technologiques successives, incessantes.

Le monde qui change devient soudainement un autre monde. Ébranlant toutes les certitudes. Espace et temps, économie et métiers, éducation et santé, guerre et sécurité, communication et échanges, Occident et reste du monde… Avec comme conséquence immédiate, inévitable, la peur.

L’enthousiasme de quelques-uns ne peut balancer le réflexe majoritaire. Plus grand le changement, plus grande la peur. Avec comme conséquence spécifique, l’attractivité de « la Droite », historiquement jugée protectrice, conservatrice. Avec l’éloignement, parfois le rejet de « la Gauche », historiquement dérangeant de l’ordre établi.

D’accord. D’accord, mais une troisième composante doit être ajoutée à ta mayonnaise, reprit dans la foulée un des nouveaux participants, solide inspecteur de police. Le vide dramatique de toute pensée du nouveau monde par les forces de gauche traditionnelles. Leur incapacité à produire un récit, un système alternatif. Avec cette fois-ci, comme circonstance automatique, tant la nature a horreur du vide, l’éviction du monde des idées par la sulfure, « l’extrême gauche ». Dont, conséquence de la conséquence, l’extrémisme ne fait que renforcer le recours à la protection attachée aux forces de droite.

L’occasion est trop belle. La tentation trop forte, s’exclama, à son tour, la jolie gérante d’un petit hôtel des beaux quartiers. Au plan politique, la « droite » triomphante ne peut résister.

Surfant sur toutes ces vagues de peur au plan sociétal que le train précipité du monde génère. Les courants de migration stimulés par les nouvelles facilités de transport déclenchent en chaîne les réflexes anti-immigration généralisés et les rebouclages de frontières. Les systèmes sécuritaires se radicalisent. Voilà la raison de la diabolisation en marche.

Les élites, les cultures, les innovations marquées du signe infamant de « la Gauche », sont désignées, vilipendées, condamnées. Sans rémission. La justice, contre pouvoir susceptible de constituer une force de freinage, sinon d’opposition, devient ennemi. Une dégradation qui trouve son expression ultime dans la dénonciation du « Gauchisme ».

Qui peut aller, excuse-moi Jonathan, de prendre cet exemple, jusqu’à l’attaque directe de média d’opposition. Des journalistes « analystes », ouvertement zélotes du pouvoir en place, par ailleurs incapables de s’exprimer correctement, d’une chaine franco-israélienne, dénonçant sans la présence de leurs collègues incriminés, le journal phare Haaretz, sans aucune vergogne.

Quant au sens de cette diabolisation, c’en est aveuglant. Il suffit de voir se gausser tous les personnages stars du nationalisme, du protectionnisme, les Trump, Orban, Putin, Netanyahou…

Sauf qu’il y a une petite erreur. C’était cette fois le prof de math qui prenait le relais. La victoire de la Droite conduisant à la diabolisation de la Gauche, est une victoire à la Pyrrhus.

Le vent du changement a emporté aussi, la « Droite » et la Gauche ». Des concepts et des réalités qui appartiennent au monde d’hier. Autant en emporte le vent ! C’est une mauvaise blague mais une vérité du temps présent. Car il ne s’agit plus de mener une politique d’un côté ou de l’autre. Il s’agit de transformer la politique en instrument de la nouvelle société en création. De subordonner la politique à cette société. Et non plus l’inverse. D’intégrer la politique dans le changement. De la réinventer.

Le libraire se leva alors, pour déclamer « Un mal qui répand la terreur / Mais que le ciel en sa fureur / Inventa pour punir les crimes de la terre / La politique (puisqu’il fait l’appeler par son nom), / Faisait aux peuples la guerre / Ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient frappés ». On en est là, dit-il. Un long processus de dédiabolisation globale nous attend tous. Mais au lieu d’hurler « peuple, garde-toi à gauche, garde-toi à droite », il vaut sans doute mieux de nous mobiliser comme Bayard, « sans peur ni reproche ».

Inch Allah, murmura Jonathan pour lui-même.

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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