La chute intellectuelle de Nassim Nicholas Taleb et l’explosion mondiale de « sincérité »

Nassim Nicholas Taleb (Crédit : capture d'écran YouTube)
Nassim Nicholas Taleb (Crédit : capture d'écran YouTube)

Le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 a fait tomber de nombreux masques, y compris ceux de personnalités que l’on croyait de solides penseurs ou des universitaires méritants. Ce jour-là, les portes de la « sincérité » se sont ouvertes, mettant à leur place plusieurs imposteurs intellectuels (comme le montre cette expression de haine sincère que vous pouvez voir ici). J’appelle « sincérité » ce sentiment de « libération » qu’ont ressenti certains de pouvoir exprimer dans l’espace public leurs plaintes contre Israël et les Juifs, comme si la réponse de l’État juif à l’attaque du Hamas leur donnait une sorte d’autorisation morale pour le faire.

À partir de ce jour une vague de révisionnisme historique s’est déclenchée, dans une ère dans laquelle la vérité en de moins en moins importante, et dans laquelle les plus jeunes ne connaissent pas l’histoire ou ont une idée très déformée de celle-ci, tel que montré par un récent sondage. Ils font davantage confiance à leur sensibilité et aux impressions émotionnelles que les réseaux sociaux produisent en eux qu’aux faits.

La démission de Claudine Gay, ancienne présidente de Harvard, en raison de la révélation de plusieurs de ses plagiats, est étroitement liée à la polémique post-7 octobre et à sa participation à la tristement célèbre audience du Congrès américain, celle au cours de laquelle elle a déclaré que l’appel au génocide des Juifs « dépendait du contexte ». Gay a payé le prix lorsque ses mérites universitaires ont été mis en doute. Mme Gay, d’une certaine manière, a été la victime de cette vague de « sincérité » qui a affecté le monde universitaire après les atrocités du Hamas.

De l’antifragile à l’obsession juive

Un autre cas emblématique de désintégration intellectuelle et morale est celui de l’ancien agent de bourse et écrivain Nassim Nicholas Taleb, auteur des best-sellers The Black Swan et Antifragile. Taleb s’est consacré à l’étude du rôle de l’incertitude, des probabilités et du hasard dans les phénomènes économiques, politiques et sociaux. Sa théorisation de l’antifragilité, fondée sur le postulat selon lequel il existe des systèmes qui se renforcent grâce au désordre, offre des perspectives pertinentes pour comprendre des notions comme le risque et la crise. J’ai inclus la lecture de quelques chapitres d’Antifragile dans un séminaire que j’ai donné sur la communication des risques et des crises, ce qui a suscité des discussions intéressantes avec mes étudiants.

Depuis le 7 octobre, Taleb a montré que son acuité intellectuelle était limitée par son obsession anti-israélienne et par sa compulsion pour les affaires juives. Ou, pour le dire plus clairement : l’écrivain se passe de tout vestige d’honnêteté intellectuelle lorsqu’il s’agit d’Israël et des Juifs. Ce n’est pas une question marginale pour quelqu’un qui compte un million de followers sur X (anciennement Twitter) et qui se promène par le monde avec l’aura d’un je-sais-tout. Son cas doit être considéré comme un symptôme de cette époque de célébrités intellectuelles avec un œil opportuniste pour accéder à la notoriété. C’est pourquoi il vaut la peine de s’y attarder. Nous allons analyser ici trois aspects de son révisionnisme historique : son antipathie pour Israël, son besoin « racial » de distinguer génétiquement les habitants du Levant, et sa croisade pour déjudaïser Jésus et le christianisme.

Quel État raté ?

Concernant Israël, l’auteur a tenu des propos grandioses, comme par exemple qu’il s’agit d’un « État fragile ». Dans une interview, en réponse à l’affirmation de son interlocuteur selon laquelle Israël était « un anachronisme », Taleb a déclaré : « …c’est comme mon ami Bernard Avishai (note : il fait référence à un universitaire israélien, car tout obsessif des Juifs a son ami Juif) qui a été battu, pour ainsi dire, il y a 30 ans parce qu’il disait qu’Israël était une agence d’immigration qui plus tard n’a pas réussi à devenir un véritable État. » (je souligne)

Décomposons ce qui a été dit tangentiellement mais « sincèrement » par Taleb, qui cite librement, sinon faussement, auteurs et références, comme nous le verrons plus loin. Il faut d’abord préciser que Taleb est originaire du Liban, un pays qui montre quotidiennement les signes de ce qu’est un État raté. Cet Israël qui, selon lui, n’a pas manqué de devenir un « véritable État » a accueilli plusieurs vagues d’immigrants juifs d’origines diverses, dont beaucoup étaient des survivants de l’Holocauste et des centaines de milliers ayant échappé à la discrimination et à la violence dans les pays arabes comme le Yémen, la Syrie, le Liban, L’Égypte et l’Irak. D’ailleurs, dans la grande majorité des pays arabes où vivaient des Juifs, il n’en reste pratiquement plus, à l’exception du Maroc (où il n’y en a qu’environ 2 000). Les Juifs persécutés ne sont pas devenus des « réfugiés éternels ». Ils ont eu un pays qui les a intégrés, non sans difficultés et épisodes problématiques. Pour la plupart, ils font partie d’une nation juive renaissante et renouvelée en Israël.

Ce « faux État » a fait revivre une langue ancienne à usage presque exclusivement religieux, et a transformé l’hébreu en une langue moderne qui a produit et produit une littérature, une presse, un cinéma, une éducation et une recherche scientifique dynamiques. Ce qui n’est pas un « véritable État » dispose d’une armée populaire qui l’a défendu contre l’objectif déclaré de ses ennemis de l’effacer, et il n’a pas de « milices parallèles » (à la Hezbollah, un État au sein de l’État raté libanais). Lorsque de type de milice armée a tenté d’émerger, elle été supprimée par ce « non-État ». Ce qui n’est pas un « véritable État » possède un secteur technologique qui a apporté des contributions fondamentales à l’agriculture, à l’informatique, aux télécommunications et à la médecine. Ce « faux État » a converti les zones désertiques et marécageuses en terres arables et fertiles. Israël peut être critiqué pour de nombreuses raisons, mais ses grandes réalisations ne peuvent être ignorées.

La carte raciale

En ce qui concerne les questions juives, l’obsession de Taleb est nuancée par ses prétendus amis juifs, ce qu’il appelle son « étape talmudique » et sa maîtrise déclarée des langues sémitiques, dont l’hébreu. L’écrivain ne peut cependant éviter d’utiliser la carte de la race pour tenter de trouver une sorte de « pureté génétique » parmi les habitants du Levant. Dans la même interview, il a déclaré ceci : « Même si l’on accepte l’idée que les Juifs sont rentrés chez eux après 2 000 ans, il n’en reste pas moins qu’ils y ont passé beaucoup moins de temps qu’à l’extérieur, contrairement aux indigènes qui semblent représenter une continuité de l’âge du Bronze tardif. Et même si l’on considère les arguments « raciaux », « ethniques » ou génétiques, les Palestiniens ont de plus fortes revendications sur la terre que ces nouveaux arrivants. Une analyse génétique rapide montrerait que les groupes les plus proches des Juifs de l’époque romaine, avant la seconde destruction du Temple, sont les Samaritains, les Palestiniens chrétiens, les Libanais chrétiens [en raison d’un moindre mélange], les Juifs karaïtes [une petite minorité], les juifs syro-mésopotamiens [c’est-à-dire les Mizrahim – note : « orientaux » – pas yéménites], les Druzes et, enfin, les musulmans libanais et palestiniens. C’est-à-dire la majorité des Levantins aujourd’hui. Par conséquent, l’argument « nous rentrons chez nous » perd du poids à l’ère de la génétique et de l’analyse de l’ADN. C’est plus proche du colonialisme pur. »

Regardons attentivement ce que Taleb a dit. Les Palestiniens auraient, selon lui, plus de liens « génétiques » avec la terre d’Israël, ou ce qui était connu depuis 135 apr. J.C. sous le nom de Syrie-Palestine, que le même peuple qui a maintenu une présence constante, bien que minoritaire, sur le territoire où se trouvait la Palestine, où il a été souverain, dont il fut expulsé, et qui répéta pendant deux mille ans dans ses prières son désir de retourner à Jérusalem. Mais l’auteur libanais oublie de dire que la majorité des Palestiniens sont des descendants d’Arabes, de Turcs et d’autres groupes ethniques venus de différents territoires hors Palestine, y compris ceux qui sont arrivés en Terre Sainte lors des diverses invasions et vagues migratoires arabo-musulmanes et ottomanes. Cela a été démontré par Frantzman et Kark (2013) dans une étude publiée dans le Digest of Middle East Studies sur les migrations d’Égyptiens, d’Algériens, de Bosniaques et de Circassiens installés dans une Palestine assez dépeuplée au XIXe siècle.

Jésus et le pont à New York ?

Bien que Taleb déclare dans l’interview qu’il ne considère pas la variable raciale comme valable (je suppose pour ne pas être perçu comme raciste), il recourt à nouveau à l’argument « racial » lorsqu’il écrit sur Jésus de Nazareth. Le Jésus historique était Juif, né de parents Juifs et adepte de la religion juive selon les paramètres du pharisaïsme du 1er siècle. Certains provocateurs et ignorants ont dit que Jésus était palestinien. Dans X, Taleb a dit : « Il est difficile de nier que les chrétiens palestiniens (plus largement les chrétiens levantins) sont génétiquement plus proches de Jésus, d’après ce que nous savons… Méfiez-vous des anachronismes des termes palestiniens ou israéliens. »

La malhonnêteté intellectuelle de Taleb l’a amené à omettre quelque chose que @MiroCyo lui-même a dit dans son fil sur X : « La vérité est que tout le monde au Levant descend pour la plupart des anciens Juifs, ou du moins, il est génétiquement impossible de les distinguer des anciens Juifs. »
Poursuivant avec sa volonté de transformer Jésus en Palestinien, Taleb a écrit dans X l’absurdité suivante, difficile à déchiffrer : « Les idiots soutiennent que « le Christ n’était pas palestinien (c’est-à-dire qu’il n’avait aucun lien avec les Palestiniens d’AUJOURD’HUI) parce que les Romains ont nommé cette terre 100 ans plus tard. » Le pont Triboro (note : fait référence à un pont à New York) a été rebaptisé « RFK Bridge » en 2008, donc toutes ses photos de 2006 se sont désormais évaporées. »

À noter ses bonnes manières pour qualifier d’ « imbécile » quiconque ne « raisonne » pas comme lui (j’ai eu ma part de «fuc…ing idiot» dans un échange avec Taleb sur X). Le problème, cependant, n’est pas que la Palestine ne s’appelait pas ainsi en 1 apr. J.C., mais que Jésus était un Juif né en Judée. C’est ce qu’ont prouvé tous les spécialistes du sujet. L’histoire du pont à New York ne sera donc comprise que par Taleb dans ses divagations, mais elle remplit son objectif de déformer les faits sur Jésus et ses racines juives, c’est-à-dire pour accomplir son but révisionniste.

Mais l’apogée de la déjudaïsation du christianisme est confirmée dans un texte qu’il a écrit en préface d’un livre de Tom Holland intitulé Dominion. Il y utilise des citations partielles et manipulées. Par exemple, se référant de manière décontextualisée à un texte du professeur israélien Yuval, Taleb souligne : « Ce qui est moins évident, c’est que même si nous sommes enclins à croire que le christianisme descend du judaïsme, le contraire pourrait être vrai. Même la relation mère-fille entre le judaïsme et le christianisme a été remise en question de manière convaincante ces derniers temps. « Si Paul n’avait pas existé, Rabbi Akiva n’aurait pas existé », affirme le théologien Israël Yuval, car nous pouvons voir dans le judaïsme rabbinique les traces indubitables du christianisme. » (je souligne)

Encore une fois, si Taleb avait été intellectuellement honnête, il aurait cité Yuval plus en détail, puisque le professeur israélien ne prétend pas qu’il y ait eu une influence de la pensée pauliste sur le judaïsme rabbinique. C’est ce qu’écrit Yuval dans son article de 2011, The Orality of Jewish Oral Law, sur les processus historiques qui se sont produits en parallèle et non séquentiellement : « Au début, il y avait « l’Évangile » oral qui est ensuite devenu un livre canonique, le Nouveau Testament. Dans le même temps, la loi orale est créée pour la première fois et, à son tour, l’œuvre canonique, la Mishna.

Cependant, il existe également des différences entre les deux. Le christianisme affirmait que le nouvel enseignement remplaçait l’ancien, tandis que le judaïsme rabbinique considérait le nouvel enseignement comme une partie intégrante de l’alliance unique. Selon cette approche, il ne s’agissait pas d’un nouvel enseignement ou d’une nouvelle loi, mais plutôt d’un enseignement supplémentaire qui avait déjà été donné à Moïse à l’occasion de la Révélation de la Loi écrite. » (p. 241)

En réalité, la seule chose qui relie l’apôtre Paul (circa 5 – 64/65 apr. J.C) et le rabbin Akiva (circa 50 – 135 apr. J.C.) est qu’ils étaient tous deux liés à la tradition pharisienne qui a donné naissance au christianisme et au judaïsme rabbinique. Taleb, dans son but révisioniste, oublie de le mentionner. Plus tard dans son prologue, Taleb établit des parallèles entre la numérologie des « douze » dans l’islam chiite et les 12 apôtres du christianisme. Il ne dit cependant pas que la référence à la douzaine dans le cas des disciples de Jésus est évidemment liée aux douze tribus d’Israël, et que c’est aussi probablement le cas du chiisme à partir des sources bibliques du Coran.

Les péripéties que Taleb fait pour soutenir ses « non-arguments » dirigés contre tous les « imbéciles » (j’utilise ses propres mots) qui ne pensent pas comme lui sont la meilleure preuve d’une intention révisionniste qui n’a aucun support dans l’évidence historique. Cela ressemble plutôt à un besoin d’exprimer ses malaises contre Israël, le sionisme, les racines juives du christianisme et ses autres obsessions judaïques. Mais qu’importe que l’auteur de renom raconte des mensonges, des demi-vérités et avance même des arguments qui ne résistent pas à un minimum d’analyse logique. A l’ère des réseaux sociaux, ce qui compte c’est de faire une impression pour plaire aux sensibilités du moment, aujourd’hui plus anti-israéliennes et plus anti-juives après le 7 octobre 2023. L’opportuniste Taleb profite des préjugés et de l’ignorance, même si cela c’est sacrifier sa rigueur intellectuelle. Tout soit pour la « sincérité ».

à propos de l'auteur
Isaac Nahon-Serfaty est professeur agrégé au Département de communication à l'Université d'Ottawa (Canada). Sa recherche s'intéresse aux représentations visuelles du grotesque dans l'espace public, y compris dans la propagande terroriste.
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