Kurt Hruby [1921 – 1992]
Ce 5 septembre 2016 marque le 24ème anniversaire – pourrait-on dire même « yohrtsayt – יארצייט » – de la mort du Père Kurt Hruby, prêtre autrichien, né le 27 mai 1921 à Krems, en Basse-Autriche. Sa mère était issue d’une lignée connue de rabbins, dont Mordechai ben Abraham Benet (Markus Benedict) et d’un père violoniste, Max Hruby.
Il y a plus de 70 ans, en novembre 1938, le jeune Kurt Hruby quittait à pied l’Autriche. Sa mère appartenait a une vieille famille juive et pieuse au sein de laquelle il passa ses premières années et acquit un sens inné de la foi des ancêtres. Il fut chrétien par son père, violoniste viennois, non croyant, dont la famille fut liée à l’une des autorités les plus importantes du régime hitlérien en Autriche.
Le Père Hruby en arrivait à expliquer avec un sourire et en yiddish (il parlait un français parfait avec une pointe d’accent autrichien mais nous ne parlions que le yiddish) comment ses parents avaient divorcé par amour, c’est-à-dire contraints par les lois raciales votées en Autriche durant la période nazie.
Il fréquenta le lycée de la Sankt Galltal en territoire suisse mais l’établissement fut investi par les nazis au moment de l’Anschluss. Il fut donc contraint de partir, en route pour la Palestine. Il y fut tout d’abord membre du kibboutz religieux de Sde Eliyahu près du Jourdain. Il s’orienta ensuite vers des cours de Talmud à Jérusalem et eut comme professeur Martin Buber a l’Université Hébraïque de Jérusalem.
Durant toutes les années de la guerre, il habita en Eretz Israël, travaillant comme correspondant de l’Agence France-Presse (alors « Agence Havas ») et comme restaurateur à d’autres moments. Mes enfants ont gardé le souvenir de ses gâteaux et des mets qu’il cuisinait comme un Feinkoch, un vrai chef ! Il avait l’hospitalité chaleureuse, si typique de ces communautés juives austro-hongroises, où manger rime toujours avec bonté, amitié et Présence Divine. Cela reste encore vrai pour cette frénésie à nourrir les habitants en Israël, l’essence du « okhel – אוכל ».
Au cours de ces années de guerre mondiale, alors que sa famille juive disparaissait sous le joug nazi, il apprit la profondeur de l’existence juive traditionnelle et sa cohérence interne, spécifique. Il sut alors nouer des contacts précieux avec le monde juif mais aussi au sein de la communauté arabe, en particulier grecque-melkite et autre.
Il est peut-être utile de rappeler aujourd’hui le 24eme anniversaire de son décès car – à la manière dont le Pape de Rome mais aussi les Eglises orthodoxes et autres l’ont fait – il vécut en profondeur le sens d’une Europe sans frontières, dépassant de loin l’horizon des nationalités propres et des différences rituelles ou théologiques acquises au cours de siècles de conquête sans que l’Europe ait appris à se brider elle-même. Héritier d’un empire austro-hongrois aux allures de Société des Nations, il n’aurait sûrement pas été étonné des raidissements identitaires actuels qui parcourent l’Europe. Il était trop conscient de l’impossibilité à effacer du « disque dur » de la conscience culturelle les réflexes d’altérité et de haine qui planent trop volontiers sur l’illusion de la foi quand elle est s’apparente à l’apostasie.
Le déroulement de sa vie apparaîtrait comme un miroir paradoxal. Il avait découvert le monde de l’étude traditionnelle juive dispensée dans les yéshivot qu’il a fréquentées à Jérusalem. Un aspect fondamental car le précepte du « larnen – לערנען – étude » prime sur toute prétention à connaître le judaïsme avec quelque gouttes de citations vagues et en seconde main. Le judaïsme authentique implique une connaissance et une manducation intime de la Tradition qui ne peut s’acquérir sur quelques discussions, voire des années de cours.
Mais Kurt Hruby ne pouvait non plus esquiver une réflexion en profondeur sur les événements qui se produisaient en Europe nazie et dont nous continuons, d’une certaine façon, de vivre sur un temps tragique d’apostasie chrétienne – pratiquement absoute sans mot dire – et l’intime conviction christique de Jésus de Nazareth ressuscité. C’est un élément important de la réflexion à mener sans jugement, pour autant que cela soit possible comme une forme indescriptible du pardon humain.
Kurt Hruby aurait pu rester en Israël, y compris sans doute après 1948. Il fut aussi un fils attentionné qui accompagna sa mère après la guerre en Autriche. Mais, il y avait plus. Il avait aussi découvert le christianisme à ses sources, en Terre Sainte, et considéra comme un fait, un appel de consacrer sa vie à une sorte de reconnaissance du fait juif par l’Eglise. Il ne faut surtout pas se payer de mots à cet égard. Ce serait très illusoire et dangereux.
Comme je l’ai toujours entendu dire et j’ai fait miennes ses paroles: « Il faudra des siècles pour réparer des siècles » d’ignorance, de haine, de mépris entre le christianisme et le judaïsme. Il serait gravement illusoire de croire que le Deuxième Concile du Vatican qui s’acheva en 1965 ait réparé quoi que ce soit de la distance extravagante qui sépare le judaïsme du christianisme.
Nous sommes à des millions d’années lumière de distance si l’on peut se permettre une telle comparaison. Il ne faut ni rêver ni croire que des textes publiés ces dernières décennies soient des pas qui changent des comportements, attitudes, paroles. Le chemin du changement est pris.
La voie peut s’ouvrir, mais nous sommes devant une porte exigüe, très étroitement entrouverte, des deux côtés. A cet égard, l’Abbé Hruby a vraiment fait le sacrifice de sa vie. Il fut conscient qu’en voulant devenir prêtre catholique romain en Europe, il devait faire le choix de renoncer à fonder une famille. Il dût coexister dans un milieu terriblement marqué par un anti-judaïsme viscéral dont il était à même de comprendre le mécanisme païen interne. Cette dimension est rarement prise en compte dans le rêve angélique des relations judéo-chrétiennes qui restent encore un territoire théologique vierge au niveau du dialogue. Ce dialogue prend des allures d’ignorance réciproque gravissime pour la foi chrétienne orientale malgré des proximités envers le judaïsme plus fortes peut-être qu’en Occident.
Kurt Hruby se rendit un temps à Feldkirch, puis, en 1949, il commença ses études théologiques en vue de la prêtrise a l’Université de Louvain, en Belgique. Ce ne fut pas évident. Il bénéficia du soutien de l’archevêque de Liège, mais eut du mal à trouver sa place dans l’Eglise.
Il fut ordonné prêtre le 18 mars 1956 par Mgr Kerkhofs. Il commença à travailler en liaison avec les Soeurs de Sion, puis ce furent l’Institut orthodoxe Saint Serge et le Pontificium Institutum Biblicum à Rome. Il fut officiellement nommé professeur de Judaïsme à l’Institut Catholique en 1960, puis à l’Institut Oecumenique en 1965. En 1968, sa rencontre avec Robert Brunner qui dirigeait alors la « Schweizerische Evangelische Judenmission » lui permit de vivre principalement à Zurich en développant la « Stiftung fuer Kirche und Judentum ». Le Père Hruby travailla ainsi à cette reconnaissance du peuple juif par l’Eglise catholique romaine sur la base des traditions propres.
Il est essentiel de saisir cet élément. Les bonnes volontés n’y font rien. Du moins, il faut des êtres qui soient prêts à frayer un chemin de reconnaissance du fait juif comme cohérent, pertinent et sans antagonisme avec le christianisme. Le Père Hruby avait compris que cette tâche n’est possible qu’au sein-même de la tradition chrétienne. Il est impossible de l’imposer de l’extérieur ou de la considérer comme un élément qui ferait abstraction de l’histoire et de ses drames.
Le Père Hruby, après son ordination, exerça son ministère à la Basilique du Sacré-Coeur de Montmartre, assurant une direction spirituelle sensible, en phase avec les développements ultérieurs du diocèse parisien. Mais il appartenait avant tout à un large monde d’expression germanique et il eut une vaste correspondance avec des fidèles vivant en Israël, en Europe et aux Etats-Unis. Il fut vraiment, avec réalisme et sans être dupe, un « mentsch – מענטש ». Un homme de vraie bonté. Le mot est aujourd’hui trop galvaudé.
Il rédigea un nombre appréciable – malheureusement dispersé – d’articles, de cours, participant au « New Catholic Encyclopedia » et le « Dictionnaire des Religions ». Il écrivit aussi sur le véritable sens de la Kabbale et la tradition de Rabbi Louria de Safed. Il fut aussi un homme de grande charité juive et chrétienne. Il n’a jamais fermé sa porte aux prêtres d’origine juive qui avaient souvent quitté le ministère et l’Eglise après le temps de la Shoah. Aujourd’hui, cet aspect pourrait paraître peu glorieux. Il est fondamental. A Jérusalem et en Israël, nous croisons de ces fidèles qui furent parfois des chrétiens convaincus rattrapés par l’enseignement du mépris et ne sachant franchement rompre avec le christianisme.
Il y a un devoir de compassion que le Père Hruby a toujours su témoigner. Il a aussi développé des liens avec les Eglises melkites car, lors de sa présence en Israël, il avait mesuré l’importance de la présence arabe au sein du Moyen-Orient et des Eglises, tout comme aussi, à terme, au sein d’un Etat hébreu dans lequel il a peu habité.
Nous avions fait connaissance alors qu’il était chargé de lire et de donner son avis sur la traduction des Divines Liturgies en yiddish que j’avais faites. En le rencontrant, j’ignorais qu’il avait cette « charge ». Nous étions bien d’accord sur le fait que la liturgie en yiddish relevait davantage d’un mémorial, un travail qui rendait hommage à des populations juives qui auraient définitivement disparues et la langue semblait en voie d’extinction.
Ce n’est nullement ce à quoi j’assiste en Israël. Il y a un renouveau. Aujourd’hui, j’interviens régulièrement sur les ondes en yiddish, discute et dialogue avec des personnes de toutes tendances et origines. Le yiddish reste très vivant parmi les immigrants de l’ex-URSS. Mais il a encore plus. L’Abbé Hruby (abbé fut très souvent son titre sans doute par proximité avec l’hébreu) était tout à fait d’accord sur l’intuition qui m’avait conduit à « prier en yiddish dans l’Eglise », même si cela semble irréel ou utopique. Pourtant, il est indubitable que par sa structure et son mode de pensée, sa grammaire et son lexique entre l’araméen et de nombreuses langues européennes et turco-altaïques – entre autre – il fut bien plus en contact avec le déploiement du christianisme dans toute l’Europe. Il permet une clarification au couperet entre les réalités de la foides uns et des autres. Il contraint à l’authenticité.
C’est l’expérience hors normes que je fais en Israël. Je n’ai jamais autant parlé, écrit en yiddish de ma vie alors que c’est ma langue maternelle de pensée et d’écriture ! Et le plus extraordinaire c’est que cela sert de pont avec autrui. Que souvent cela permet de franchir des obstacles au sein de familles mixtes, de situations ecclésiales. Bien mieux, les fidèles savent qu’il y a des choses que, dans l’Eglise comme ailleurs, on ne peut vraiment dire qu’en yiddish surtout que cette langue s’est aussi maintenue en ex-Union Soviétique.
Mais le Père Hruby a aussi fait autre chose. Il me semble que cela fut tardif, encore que… Cela procède de cet esprit de « réparation » qui l’animait. Il traduisit du yiddish, essentiellement vers l’allemand et parfois le français – certains textes du Rabbi Nachman de Breslav. Cela me paraît vraiment un signe. Car le Reb Nahman a écrit le « Tikkun Haklali – תיקון הכללי – Réparation en totalité » qui inclut dix psaumes ouvrant sur la possibilité d’apporter au monde un peu de cette joie immense de la foi.
Dès 1975, souvent épuisé par ses voyages, le Père Hruby décida de desservir les paroisses proches de Vulaines-en-Champagne. En fait, il se dépensait à courir la campagne assurant la vie pastorale de fin de semaine d’une vingtaine de paroisses qu’il visitait par roulement !
Aujourd’hui, certains voient le rapport entre le judaïsme et le christianisme comme étant plutôt porté par des spécialistes nord-américains, plus rarement sud-américains – c’est sans doute une lacune et cela concerne majoritairement l’investissement de Juifs perçus comme modérés. Le catholicisme verse dans un consumérisme trop simple qui tend naturellement à accaparer, se saisir du judaïsme. En le regardant, il ne le vit pas de l’intérieur C’est normal car il reste extérieur. Beaucoup le happent à la mesure de ce qu’ils étudient ou captent même en ligne, en solitaire, mais « hors les murs » du vrai pharisianisme qui croit en la résurrection.
Le Père Hruby le comprenait, précisant que la plupart de ses étudiants ou auditoires étaient de la génération directement issue de la période de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, le judaïsme se développe à une vitesse extraordinaire, fertile et c’est alors qu’il faut savoir tenir son rang et ne pas se leurrer sur des appartenances fictives.
Tout reste à faire dans le monde orthodoxe. En grec, en russe, en ukrainien paraissent des livres sur le judaïsme et ceci est possible grâce à l’exceptionnel réservoir de documents que l’on réimprime, tout comme cela se fait encore pour les textes classiques chrétiens en slavon d’Eglise. Petit à petit, la mémoire essaye de ne pas s’étioler et des livres juifs paraissent en Europe occidentale, de manière contrastée selon qu’ils sont publiés par des éditeurs juifs ou de traditions chrétiennes.
On s’éloigne de la connaissance et des intuitions fortes du Père Hruby : « À ses yeux, le judaïsme du passé, mais aussi celui d’aujourd’hui, faisaient partie du plan de Dieu. Rien ne justifie donc la “ théorie de la substitution ” selon laquelle le christianisme serait la “ relève ” du judaïsme, » déclara-t-il en son temps à un journal francophone. La substitution est, paraît-il, en voie d’extinction dans les Eglises. C’est un pieux mensonge de circonstance qui ne peut, en un laps de temps si court chasser un naturel inné à l’identité chrétienne. Pour peu que l’on considère que la vocation christique ait commencé : le christianisme n’ouvre sur aucune victoire en ce monde, mais sur une espérance sans fin.
La vocation du Père Hruby a procédé de cette « pauvreté » : savoir que travailler pour l’éternité tend vers des réalités de toujours qui se dévoilent par des maillons de transmission paisibles et mesurés.
Il fut enterré dans le cimetière de Rigny-le-Ferron, belle église champenoise, alors accueillante et bien tenue en présence d’une bien modeste assistance. Passant outre ses dernières volontés – il demandait à être enterré sans homélie, avec les chants de la messe en latin – le Père Bernard Dupuy, le Pasteur Thomas Willi et un petit reste d’amis fidèles l’accompagnèrent alors qu’il fut mis en terre comme par anonymat.
Une chose passe inaperçue : on trouva dans son appartement parisien un petit temple bouddhiste et un petit objet pour le culte des ancêtres selon la tradition asiatique.
Aujourd’hui, 5 septembre 2016 et 2 Eloul 5776 est mort le Grand-Rabbin de Haïfa Shear Yashuv Cohen ז »ל, fils du « Nazir David Cohen de Jérusalem ». Né en 1927, il connut assez bien le Rav Abraham Israel HaKohen Kook, premier Grand-Rabbin de Palestine mandataire dont le l’anniversaire de la mort est précisément demain, le 3 du mois de Eloul. Il fut un homme de dialogue avec le christianisme, sachant imposer ses vues et affirmer les droits d’Israël comme le service du Très-Haut, bien au-delà du temps et de l’espace.
Que ce mois qui introduit à la nouvelle année 5777, le 2 octobre prochain soit ce qu’il est selon la Providence : un temps de méditation, de pardon, de réflexions sur le sens de toute vie. L’Eglise de Jérusalem rejoint cette même attitude en fêtant localement, de manière discrète, le renouveau de l’année liturgique, en parallèle avec les temps eschatologiques de l’automne dans la tradition sémitique.