Kibboutz et Proudhon, même combat ?

Noga Grosvirt (à droite) et une autre volontaire, au kibboutz Kissufim, durant l’été 2024. (Crédit : Dor Maor)
Noga Grosvirt (à droite) et une autre volontaire, au kibboutz Kissufim, durant l’été 2024. (Crédit : Dor Maor)

Pierre-Joseph Proudhon est un philosophe, économiste et sociologue français du XIXe siècle, qui développe un modèle économique mutualiste. Ce système propose de remplacer le capitalisme par des entreprises organisées en associations de salariés, dans lesquelles les travailleurs sont collectivement propriétaires et détiennent les moyens de production. Cela suppose une archipélisation des entreprises à travers le pays, entre lesquelles existent des liens contractuels non hiérarchisés.

L’égalité économique entre travailleurs garantit la liberté individuelle. Chacun contribue selon ses capacités et reçoit en fonction de ses besoins. Les membres de l’entreprise prennent collectivement et collégialement part aux décisions qui l’engagent.

Ce modèle coopérativiste prévient la création de fortune personnelle et préserve l’égalité économique ainsi que la liberté individuelle. Chaque salarié est rétribué de manière équitable et personne n’est exploité. Cette solidarité horizontale fait que nul ne peut s’enrichir aux dépens d’autrui. Le mutualisme de Proudhon vise une réussite économique par des moyens éthiques.

Le kibboutz est une communauté collectiviste dont le modèle économique a des points communs avec le mutualisme de Proudhon.

Le kibboutz appartient à ses membres. Ceux-ci se partagent les responsabilités, le travail et les ressources. La contribution de chacun est évaluée en fonction des efforts consentis et non pas de la productivité.

Tous les membres participent à la gestion du kibboutz. Les décisions, y compris celles concernant la vie privée, sont délibérées en assemblée générale où chaque membre dispose d’une voix. Il n’y a au kibboutz aucune possibilité d’accumulation de fortune personnelle. Les profits de l’activité commerciale ou industrielle du kibboutz appartiennent à la communauté et sont redistribués en fonction des besoins de chacun.

Le kibboutz est inextricablement lié à l’histoire du mouvement de libération national du peuple juif du XXe siècle. Y adhérer a consisté dans un premier temps à contribuer à l’édification d’un État où le travail de la terre avait une charge éminemment symbolique. Les kibboutzim ont construit les infrastructures de l’État en devenir. Ils ont contribué à la défense d’Israël et à la formation des élites.

Vivre au kibboutz requiert un engagement où le bien commun prévaut sur l’épanouissement personnel. Ce choix va de pair avec un don de soi dont la finalité est la patrie. Dans l’imaginaire israélien, le modèle du kibboutz est devenu une référence par sa capacité à créer du lien social au-delà des particularismes d’une nation faite d’immigrants venus des quatre coins du monde.

Mais contrairement au mutualisme de Proudhon, le kibboutz n’a jamais eu pour vocation d’étendre son paradigme à l’échelle du pays. Il ne s’agissait pas de démontrer l’efficacité, voire la viabilité, du modèle collectiviste en matière d’économie. Le kibboutz a au contraire été, dès le début, partie prenante d’un État inspiré des démocraties occidentales, conformément au désir des pères fondateurs.

C’est ainsi qu’au-delà des similitudes entre kibboutz et mutualisme, il faut comprendre que les finalités diffèrent. Dans la mesure où le mutualisme est consenti par ses participants il n’y a rien à objecter, parce qu’il s’agit de la liberté d’entreprendre. Mais il existe aussi une liberté à ne pas se lier à une entreprise où l’excellence personnelle se noie dans la masse impersonnelle de l’entreprise. Par ailleurs, il y a des entrepreneurs solitaires dont les projets ne peuvent être réalisés que moyennant l’apport de capital et des contraintes que cela implique. Enfin l’ambition de se faire valoir au moyen du talent, voire du génie, doit pouvoir se déployer en dehors de toute contrainte communautaire.

À cela il faut ajouter que le paradigme du kibboutz est de fait un échec du point de vue économique. Les trois-quarts des kibboutzim ont été privatisés, partiellement ou en totalité. Certains sont toujours animés par l’esprit pionnier, mais sans illusions sur le bien fondé économique de l’entreprise. Cela ne remet pas en question la grandeur de l’épopée du kibboutz, dont la vision a été essentielle pour la mise en œuvre du projet sioniste. Il se peut même que l’État d’Israël n’aurait jamais vu le jour sans ces rêveurs d’agriculture sur sol ingrat.

Quant au mutualisme proudhonien, son implémentation à l’échelle d’un pays en guise d’alternative au capitalisme reste à démontrer.

à propos de l'auteur
Daniel Horowitz est né en Suisse, où ses parents s’étaient réfugiés pour fuir l’occupation de la Belgique. Revenu à Anvers il grandit au sein de la communauté juive. A l’âge de quinze ans il entre dans l’industrie diamantaire et y fait carrière. Passé la soixantaine il émigre en Israël où il se consacre désormais à l’écriture. Il a récemment publié aux éditions l'Harmattan un ouvrage intitulé "Leibowitz ou l'absence de Dieu".
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