Jurek et Lolek
Un soir de 1933 à Wadowice en Pologne, la famille Kluger se retrouve comme presque tous les soirs pour un concert en famille, quand tout à coup, on frappe à la porte. Le meilleur ami de Jerzy, un des fils de M. et Mme Kluger, est invité ce jour-là, comme souvent, à participer aux festivités du foyer juif. Il s’appelle Karol Wojtyla. Ils ne savent pas, et lui non plus, qu’il deviendra le futur Pape Jean-Paul II. Au programme : Chopin je suppose, un peu de Mendelssohn, de Mozart, de Schubert, de la musique Klezmer, voire quelques mélodies traditionnelles locales enjouées. J’imagine une ambiance chaleureuse, amicale, tournée vers la joie, telle que je l’ai connue rue du Sentier chez mes voisins autour d’un piano.
La famille Wojtyla loge dans un petit appartement loué à une famille juive, les Balamuth, travaillant dans le commerce de cristaux et de verrerie. Lolek, le surnom de Karol, « apprend très tôt, grâce à ses voisins propriétaires, les dates des fêtes juives et ne s’étonne pas du rituel du Shabbat auquel il assiste fréquemment. Il entendra toujours résonner à ses oreilles les prières et les chants religieux. » (1). Le père de Jerzy Kluger est président de la communauté juive de Wadowice, qui compte plus de 500 Juifs (15 % de la population). Ils sont commerçants, banquiers, artisans, de professions libérales, Orthodoxes, etc. « J’ai encore devant les yeux, bien vivante, l’image des Juifs qui tous les samedis se rendaient à la synagogue située derrière notre école », dira Jean-Paul II.
Leur amitié est forte. « Avec son copain Jurek – c’est le diminutif de Jerzy – et avec d’autres, Lolek va barboter dans la Skawa glacée, jouer à la balle au prisonnier, disputer des parties de hockey sur des patinoires improvisées (…) escalader les pentes du mont Leskowiec ou se réchauffer au café Wenecja, près de la rivière » (2) Ils s’aident également mutuellement dans l’étude, passent toujours des moments musicaux en famille, bref, la joie de l’amitié à l’aube de l’âge adulte. Elle déterminera ses prises de positions politiques, notamment sur Israël, poursuivies par ses successeurs sur le trône de Pierre. L’histoire est restée célèbre : le jour où ils apprennent qu’ils sont reçus tous deux à leurs examens, Jurek se rend à l’église pour retrouver son ami catho. Un paroissien le reconnait en lui rappelant qu’il est Juif, et qu’il n’est peut-être pas à sa place. Lolek entend la conversation et rétorque : « Ne sommes-nous pas tous des enfants de D. ? » Passionné de théâtre, écrivain lui-même, le futur pontife, ayant monté sa troupe, tombe amoureux d’Halina Krolikiewicz, sa partenaire de jeu qui est juive.
Et la guerre éclata. La Synagogue de Wadowice est incendiée, les Juifs arrêtés, le pire est à venir. « Après l’invasion allemande, Jerzy et son père ont cherché à rejoindre l’armée polonaise en retraite, rattrapant finalement les troupes polonaises et s’enrôlant en Russie. Son père a été envoyé en Palestine ; Jerzy a été envoyé au Caire, puis en Irak et enfin sur le front en Italie pour combattre. Sa sœur et sa mère, qui refusaient de quitter sa grand-mère malade, ont été enlevées par des soldats nazis. Sa grand-mère a été mise dans un train pour le camp d’extermination de Belzec, où elle a été assassinée. Sa mère et sa sœur ont été assassinées à Auschwitz » (3)
Lolek, de son côté, abandonne sa carrière d’acteur, de poète et de dramaturge, pour entrer en résistance dans un séminaire clandestin à Cracovie et travaille parallèlement comme ouvrier. Il est ordonné prêtre en 1946, évêque en 1958, puis cardinal en 1967, créé par Paul VI et un beau jour de 1978, à la grande surprise mondiale, la fumée est blanche, Habemus Papam ! Lolek apparaît au balcon de la Basilique Saint Pierre sous le nom de Jean-Paul II. Pour la première fois dans l’histoire du catholicisme, un Polonais est élu et pas un Italien comme depuis des siècles. Son nom est imprononçable pour les journalistes de l’époque qui commentent l’élection en directe : Karol Wojtyla. J’imagine l’émotion de Jerzy Kluger ce jour-là, toujours vivant, survivant.
Et puis, en substance, pendant son pontificat, Jean-Paul II sera l’ami du peuple juif, leur « Petit frère » à l’image de Joseph. Il combat l’antisémitisme de l’église catholique, se rend à Auschwitz le 7 juin 1979, une première pour un Pape. Le Vatican reconnaît l’Etat d’Israël le 30 décembre 1993. Il atterrit le 21 mars 2000 à Tel Aviv en présence du président Ezer Weizman et de son Premier ministre Ehoud Barak pour son premier voyage officiel dans « Un pays où coule le lait et le miel ».
A l’âge de 80 ans, c’est une phrase qu’il a lue au moins 10 000 fois au minimum dans sa vie sans jamais y être allé. Une autre visite fera date également à la grande Synagogue de Rome, où il rencontre le grand rabbin Elio Toaff, encore une première pour un Pape depuis 2 000 ans, pour ne citer que ces évènements importants qui consolident l’amitié judéo-chrétienne.
Après 20 ans d’éloignement, Jurek et Lolek se retrouvent à Rome pendant le Concile de Vatican II. Une nouvelle rencontre aura lieu le 23 mars 2000. Le Pape retrouvera également des années après Halina Krolikiewicz, son amour de jeunesse qui a échappé à la Shoah. Je n’ai pas de mots pour décrire l’émotion qu’ils ont dû ressentir ensemble et je préfère pleurer des larmes de joie sur ces retrouvailles amicales hors-normes.
(1) L’enfance de Jean-Paul II, Alain Vircondelet, éditions du Rocher 2004.
(2) Jean-Paul II, Bernard Le comte, Gallimard 2003.
(3) Source Wikipédia