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Judas, un chef-d’œuvre théologique d’Amos Oz

Ce livre va loin dans l’histoire de l’Occident, dans l’histoire des rapports Juifs-Chrétiens

Tout grand roman possède un sous-texte plus ou moins apparent, plus ou moins important. Dans son Judas (Gallimard, septembre, traduit magnifiquement par Sylvie Cohen), Amos Oz a l’heureuse outrecuidance de donner à lire un authentique roman théologique, dont l’histoire centrale n’est à la vérité que le prétexte de l’histoire seconde, qui feint d’être sous-jacente pour en être la pierre angulaire.

Il y a donc dans la Jérusalem de 1959, un jeune étudiant en quête de revenus, Shmuel Ash, qui pour financer ses études devient garçon de compagnie d’un septuagénaire savant et fantasque, Gershom Wald, versé dans les affaires politiques sionistes, connaissant fort bien le monde arabe.

« Depuis la mort de son fils, il ne lui reste que les mots » écrit Amos Oz.

Entre les deux hommes se tient une femme d’une grande beauté et fascinante (les deux allant parfois de pair), Atalia Abravanel, dont on apprend qu’elle est la veuve du fils de Gershom.

Un huis clos douloureux et plein de passion s’installe entre les trois personnages et bien sûr entre Shmuel et Atalia, réputée pour sa froideur, que le roman ne dément pas d’ailleurs malgré les sentiments qui passent de l’un à l’autre. Pourtant très vite, le récit secondaire surplombe le roman, récit qui est en fait le sujet d’étude de Shmuel. Il s’agit de l’amour de Judas pour Jésus, qui se termine par deux morts, l’une programmée, faut-il croire, l’autre n’en étant que la conséquence.

Pourquoi Judas est-il devenu la figure exécrée du Juif à travers l’histoire de la chrétienté ? Pourquoi Judas incarne-t-il le traître depuis 2000 ans ?

Depuis l’âge de 16 ans, Amos Oz (né Amos Klausner, petit-neveu du célèbre historien et savant Yossef Klausner, auteur d’un mémorable Jésus de Nazareth) est versé dans la lecture de la Torah certes mais aussi du Nouveau Testament – que l’on n’étudie pas dans les écoles juives.

Il se réapproprie ici le récit de la soi-disant trahison de Judas pour entrer dans les arcanes psychologiques du dernier disciple de Jésus. Un célèbre rabbi italien, Rabbi Juda (Yéhuda) Arié de Modène (XVIe siècle), qui avait une large culture non juive, écrivit peu avant sa mort un livre de disputation contre la chrétienté, « Le bouclier et l’épée ». Il définissait Jésus comme un juif attaché à la Torah, qui ne se prit nullement pour Dieu mais usait d’expressions rhétoriques comme « Je suis le Fils de l’Homme », « pour soulever les foules » (p. 173).

Selon ce rabbin, le fondateur du christianisme n’est évidemment pas Jésus ni surtout Shaul, Paul de Tarse. C’est Judas l’Iscariote.

La légende rapportée par Amos Oz dépeint Judas comme un émissaire des grands prêtres de Jérusalem, pour infiltrer Jésus et ses disciples. Mais au lieu de trahir, Judas devient le disciple le plus fervent. Il se métamorphose -comme Shaul se métamorphosa en Paul. « Le premier au monde à croire aveuglément en la divinité de Jésus, en son omnipotence » (p. 175).

Ce qu’il voulait ? Précipiter la Rédemption du monde. Pour cele, il croyait qu’au moment de sa mort sur la croix, Jésus « devait réaliser le miracle le plus extraordinaire depuis que Dieu avait créé le ciel et la terre. […] Il se libérerait de ses liens et descendrait sain et sauf de la croix » (175).

Judas croyait dur comme fer à la divinité de son maître, ce qui le poussa à le trahir donc, car à ses yeux, sa trahison devait apporter enfin la preuve irréfutable de sa divinité – et par là le salut des Juifs et le salut du monde. Ce qui explique qu’il ait poussé Jésus à rentrer à Jérusalem, ce qu’il redoutait terriblement, car il savait, lui Jésus, avant Matthieu, que Jérusalem tue ses prophètes et lapide ceux qui lui sont envoyés (Mt XXIII, 37).

Shmuel Ash, au milieu de ses vicissitudes, rejoint à n’en pas douter la thèse avancée ici par Amos Oz, lorsque Judas, désespéré, se suicida : « Ainsi est mort le premier Chrétien, conclut Shmuel dans son bloc-notes. Le dernier. L’unique » (179).

Tout au long de son livre, Amos Oz développe l’idée que l’un des trois personnages de son trio, voire les trois à tour de rôle, se trahissent eux-mêmes ou qu’ils trahissent l’autre d’une façon ou d’une autre. Il va loin, quand il confie à Kerenn Elkaïm : « parfois le traître est celui qui est en avance sur son temps » (Livre-Hebdo, 17.6.2016). Avant d’ajouter : « Mon père et mon fils s’appellent Yehuda. Je suis donc le fils et le père de Judas ! »

Ce livre va loin dans l’Histoire de l’Occident, dans l’histoire des rapports Juifs-Chrétiens, mais certainement aussi dans ceux des Israéliens et des Palestiniens.

Nul n’a oublié les combats passés mais toujours actuels de l’écrivain pour la paix avec les Palestiniens – qui rejoignaient souvent ceux de Shimon Peres. Pourquoi le nom de Judas est-il devenu dans le monde synonyme de traître « et peut-être aussi de Juif » ? « Pour des millions de chrétiens lambda, tout Juif porte en lui le virus de la traîtrise » (287).

Vraiment, Amos Oz nous donne aujourd’hui l’un de ses chefs-d’œuvre, après Une histoire d’amour et de ténèbres.

à propos de l'auteur
Philosophe des religions, membre associé et chercheur affilié au centre d'études HISTARA (section histoire de l'art, des représentations, des pratiques et des cultures administratives dans l'Europe moderne et contemporaine), Ecole Pratique des Hautes Etudes. Auteur de près de trente livres.
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