Jérusalem n’est pas perdue
« Jérusalem n’est pas perdue » est le titre d’un livre de Vincent Peillon paru en 2022 aux Editions « Le Bord De L’eau » dont le sous-titre est « La philosophie juive de Joseph Salvador et le judéo-républicanisme français ».
Vincent Peillon propose ici le premier exposé complet de la philosophie juive de Joseph Salvador, mais aussi une étude des influences qu’il a pu exercer et des dialogues qu’il a pu nouer, directement ou indirectement, avec d’autres penseurs juifs, français ou étrangers. Ce faisant, il propose une interprétation nouvelle du judaïsme français comme judaïsme d’abord et éminemment politique. (Résumé du livre sur le site de l’éditeur)
Ce livre érudit et passionnant montre que Jérusalem est destinée à devenir le centre spirituel de l’humanité (elle l’est depuis longtemps…). C’est une ville dans l’œil du cyclone où tous les conflits de la planète s’y trouvent concentrés. Elle reste pourtant la ville de la paix, la ville où toutes les religions cohabitent, non pas pour fusionner mais pour qu’un langage spirituel commun émerge. Une nappe phréatique hébraïque qui irriguerait toutes les religions.
Joseph Salvador (1796-1873) est un précurseur, un « influenceur » comme on dirait aujourd’hui (posthume). Au XIXe siècle, à une époque où en France la religion catholique se remettait péniblement du traumatisme de la Révolution Française et où l’on recherchait une religion rationnelle et universelle issue de la Raison, Joseph Salvador démontrait que la solution à ce qui semblait insoluble se trouve à Jérusalem.
Pour Salvador (comme pour Peillon), la résolution du problème passe par la France, elle a un rôle à jouer dans la mise en valeur de la spiritualité d’Israël. En effet, pour les Sages d’Israël, les temps messianiques, où toute l’humanité pourra enfin connaître le « Divin » révélé au peuple hébreu, sont favorisés par des évènements qui donnent des impulsions à l’Histoire. Parmi ces moments décisifs il y a Spinoza (1632-1677) et la Révolution Française. Ce philosophe et cet évènement historique ont eu des retombées mondiales car ils permettent à la domination de Rome (politique et religieuse) de laisser progressivement sa place à une vision qui tienne compte de l’Orient. En effet, pour l’Europe chrétienne, jusqu’à Spinoza et la Révolution Française, le monde ne pouvait qu’être occidental, le Sud et l’Orient étant considérés comme des zones de la planète à civiliser ou convertir (ce qui revient au même).
Spinoza et la Révolution Française montrent que le temporel et le spirituel sont conciliables, que l’humain n’est pas divisé entre son esprit et son corps, entre le Nord et le Sud, entre l’Occident et l’Orient. Pour unifier l’humanité, Rome est une option sans issue. La pensée révolutionnaire française ouvre de nouvelles perspectives où les citoyens peuvent éprouver un sentiment patriotique sans pour autant confesser la même religion que leurs gouvernants ; la tolérance n’est pas incompatible avec l’idée de nation. Aussi, depuis 1789, l’idée messianique d’une humanité réconciliée est envisageable. Quel rapport avec Jérusalem ?
Joseph Salvador explique que les fondements des Lumières qui ont débouché sur la Révolution sont des valeurs héritées de la Torah ! Dans son livre « Loi de Moïse, ou Système religieux et politique des Hébreux » paru en 1822, il explique que la Torah propose un système démocratique qui a servi de base aux idées révolutionnaires françaises tandis que la proposition chrétienne de séparation du politique et du religieux impliquait une domination tacite du politique par le religieux. Salvador, reprenant les propos de Jean-Jacques Rousseau(1), montre que le peuple hébreu contraint au silence durant son exil ne pourra diffuser sa lumière que lorsqu’il aura une indépendance nationale. Précurseur du sionisme, Salvador lui donne un sens universel car au service d’une humanité où le socialisme s’harmoniserait avec le libéralisme. Il donne au mot « messianisme » un sens noble qui lui fait aujourd’hui défaut car connoté avec un aspect « mystico-guerrier-judéo-centré », alors que le véritable messianisme d’Israël est raisonnable, rationnel, humaniste et universel.
Joseph Salvador tente de montrer que Jérusalem n’est pas perdue, que malgré l’obscurité qui l’entoure, elle a quelque chose à nous dire. Le peuple juif revenu l’habiter pour (re)devenir Israël a encore une étape à franchir avant de (re)devenir hébreu. En effet, si le terme Israël a une connotation nationale forte, le mot « hébreu » peut plus aisément parler aux oreilles non juives. Le premier Hébreu mentionné dans la Bible après Hever, c’est Abraham l’Hébreu(2) qui a une dimension internationale propagée par l’islam et le christianisme. Et Hever a même une portée encore plus large que celle d’Abraham puisqu’il englobe aussi les non croyants et l’Asie où la conscience de l’unité du Divin est favorisée par une culture où le corps et l’âme (l’esprit) ne font qu’un.
Joseph Salvador est convaincu que le judaïsme français et la France ont un rôle particulier à jouer pour favoriser la construction de cette Jérusalem fédératrice des nations dont parlent André Chouraqui et le Rav Abraham Itskhac Hacohen Kook, pour ne citer que les plus célèbres. En effet, en France sont représentées comme en Israël les échantillons politiques et religieux d’une grande partie de l’humanité. En France dans le cadre de la philosophie laïque, en Israël dans le cadre du judaïsme. La mise en œuvre du projet messianique d’Israël passe par une phase française où l’esprit des Lumières ne peut que logiquement déboucher sur une découverte du Dieu caché révélé à Israël pour être dévoilé à l’humanité.
En définitive, on pourrait distinguer trois judaïsmes (trois formes de religion) : ce que Salvador appelle le Mosaïsme, le judaïsme dans le strict cadre de la Torah avec le Temple en activité ; le judaïsme dit rabbinique d’après la destruction du Second Temple (ou judaïsme talmudique) ; et puis, pour les non Juifs, ce que Elie Benamozegh appelle le noahisme (avec 7 mitsvot au lieu de 613). Ce qui est commun aux trois s’appelle l’hébraïsme que l’on pourrait qualifier non pas de religion mais de spiritualité. Cette spiritualité hébraïque est « universalisable » car elle n’implique pas forcément une religion issue du peuple hébreu. Une nappe phréatique hébraïque qui irriguerait toutes les religions.
Quelques extraits du livre « Jérusalem n’est pas perdue » :
« Hans Kohn fait de Joseph Salvador un précurseur de Moses Hess, le père du sionisme. Sa philosophie de l’histoire présente le christianisme comme une tentative d’universaliser le mosaïsme, mais une tentative qui a eu pour effet d’en altérer et d’en corrompre la pureté. C’est ainsi que Rome en vint, malgré ses prétentions, non pas à accomplir mais à détruire Jérusalem. Plus tard au cours de l’histoire, la recherche du noyau juif du christianisme, alors que ce dernier était submergé par le paganisme, provoqua révoltes et hérésies, à commencer par la plus importante d’entre elles, la Réforme. Restée prisonnière de la foi et des Écritures, cette dernière s’arrêta à mi-chemin. Et ce fut seulement l’émancipation spirituelle française et la Révolution qui comprirent la nécessité de pénétrer jusqu’aux principes fondamentaux du judaïsme. Ce qui semblait être perdu à jamais faisait donc retour : dans la Révolution française, les peuples comprirent le symbole d’Israël, et offrirent au nouveau monde la doctrine fondamentale du Mosaïsme, sous la forme de Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Paris triompha ainsi de Rome. » (page 11) (…) Il convient donc de poursuivre l’œuvre entreprise, de terminer la révolution, et de faire que Jérusalem, avec l’aide de la France, triomphe véritablement et définitivement de Rome, ce qui suppose que le mosaïsme deviendra la religion universelle. » (page 12)
« Jérusalem est, bien entendu, la capitale perdue des juifs. Mais elle est aussi, il ne faut jamais l’oublier, l’espérance des juifs, et, à travers eux, de toute l’humanité. » (page 48)
« Le modèle institutionnel des Hébreux est celui d’une théocratie où personne ne s’accapare, pas même Moïse, qui refuse crédit, richesses et honneurs, le pouvoir de Dieu, et où les magistrats ne sont eux-mêmes que les gardiens et dépositaires, et non les Maîtres, des Lois immuables, cette immuabilité étant le caractère le plus important. Cette théocratie est une nomocratie, où la Loi gouverne, mais c’est aussi une République sociale et égalitaire qui inscrit la justice au cœur de son modèle. » (page 89)
« C’est parce qu’elle est une loi religieuse et morale que la Loi de Moïse est la meilleure des lois politiques. » (page 94)
« Contrairement à l’idée moderne selon laquelle il convient de séparer la religion et la politique, le spirituel et le temporel, l’hébraïsme, entendu comme la source commune des trois monothéismes, doit au contraire les réconcilier. Il est le seul, de par sa nature, à pouvoir fournir la religion dont la politique moderne a besoin et qu’elle cherche en vain à travers une multitude de tentatives aussi sympathiques et louables qu’impuissantes. Si la modernité, c’est la démocratie, la tolérance, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la paix entre les nations, la liberté de l’individu, l’égalité des droits, voire des chances ou même des conditions, le refus de l’esclavage, l’égalité des femmes et des hommes, alors la religion hébraïque est la religion nécessaire à la modernité et que celle-ci recherche pour s’établir définitivement. A n’en pas douter, le modèle républicain français, démocratique, social, cosmopolite, dès lors qu’il défend les valeurs de la devise liberté, égalité, fraternité qu’il a fait sienne, répond à ce modèle. » (page 98)
« Original, il est différent du modèle romain parce qu’il ne distingue pas entre praticiens et plébéiens, et qu’il interdit aux responsables d’avoir des richesses, d’accumuler des fortunes, et de les transmettre. De même, il se distingue du modèle égyptien et indien, parce qu’il refuse le régime des castes, parce qu’il rend les décisions politiques publiques et ne pratique pas le secret, un des premiers principes de l’Égypte, mais surtout parce qu’il refuse de confondre pouvoir religieux et pouvoir politique. » (page 100)
« L’idée même de nation, d’un peuple qui fasse un, est issue de la République des Hébreux. Elle découle de la théologie juive de l’unité de Dieu qui entraîne au-delà même de l’unité nationale, l’idée d’une humanité une et universelle. » (page 103)
« le refus de l’idolâtrie est le refus de la servitude » (page 111)
« Si tous les citoyens sont égaux devant la Loi, cette égalité concerne aussi l’étranger. » (page 114)
« La tension entre l’élection d’Israël et l’universalité de son message n’est pas différente de celle que connaît la France révolutionnaire, dont la vocation est aussi universelle. » (page 128)
« L’universalisme des Hébreux n’est ni de conquête ni de force, mais de contagion, d’exemple et de droit. » (page 129)
« Quant à la tolérance, elle doit conduire à permettre que l’étranger soit libre de rendre hommage à la divinité dans le temple hébreu, dès lors qu’il ne fait pas acte d’idolâtrie. » (page 130)
« Ce qui n’avait pu être réalisé par le Royaume juif, la République des Hébreux, la Loi mosaïque, et qui s’était mis en réserve de l’histoire, revient par Paris et la Révolution dans la modernité. » (page 156)
« Le principe de Rome, c’est la conquête, les vertus guerrières, la lutte et la domination, au point qu’elle ne peut s’interrompre dans ses conquêtes sans prendre le risque de se détruire elle-même. » (page 160)
« En 1789, la Révolution abolit les ordres et réforme l’unité de la nation. Elle retrouve ainsi l’unité du peuple qui était au cœur de la Loi de Moïse. Celle-ci prépare, on le sait, une unité plus haute, celle de toutes les nations et de l’humanité. » (page 213)
« le messie est à venir non pas comme une personne physique, mais comme peuple et comme humanité » (page 298)
« La Révolution française met en œuvre des valeurs juives. (…) La France révolutionnaire porte avec elle l’idée d’un universalisme qui ne se produit pas par écrasement des différences, par absorption des nationalités dans un seul principe, mais d’un universalisme par collaboration de différentes nationalités également respectées. » (page 308)
« Les juifs français se trouvent au milieu d’un peuple qui cherche Dieu. La France, initiatrice du genre humain, ne se satisfait plus du christianisme et cherche une religion nouvelle adaptée à son état moderne : elle cherche la monothéisme pur, avec le culte philosophique et rationnel. » (page 323)
« La définition de l’hébraïsme est uniquement dans le monothéisme. On peut donc ne pas être circoncis, ne jamais être entré dans une synagogue, et appartenir à la religion d’Israël, comme inversement on peut être circoncis, passer sa journée au temple, et ne pas être juif, si l’on ne croit pas à Dieu, ou si l’on croit à plusieurs Dieux. » (page 327)
« C’est par le retour à l’enseignement de la Torah que les religions pourront s’unir et dépasser leurs oppositions. » (page 338)
« La mission d’Israël, parmi tous les peuples, c’est de travailler à l’unité de la famille humaine, dans le respect de chacune de ses composantes. » (page 348)
« La révolution française peu être considérée comme l’aurore de l’ère messianique » (citation du rabbin Weyl, page 440)
« La France n’est pas la fille aînée de l’Église, mais du judaïsme : « la première tu as mis en pratique ces paroles de justice et de liberté que notre religion a fait entendre il y a plus de trois mille ans » (rabbin Kakn) » (page 440)
« Mais en quoi le judaïsme est-il la religion de l’avenir ? (…) Pour répondre à cette question il faut commencer par s’interroger sur les exigences de la conscience moderne elle-même. La modernité a plusieurs caractéristiques, au premier rang desquelles on trouve le refus des superstitions. C’est le cas du judaïsme, qui refuse les superstitions, l’idolâtrie et même le culte des saints. Il prétend aussi être une doctrine rationnelle. » (page 446)
« Joseph Salvador ne nie pas la tension qui existe entre la particulier et l’universel. C’est ce que André Neher nomme la dialectique de l’Hébreu, de l’Israélite et du Juif. L’Hébreu, c’est Abraham, le monothéisme, la fraternité universelle des hommes. L’Israélite, c’est Jacob, l’installation, l’élection, la séparation. Il n’est plus, comme l’Hébreu, l’homme du compagnonnage avec tous les hommes, mais celui de la solitude, qui se distingue et se particularise, par ses manières de vivre (la loi, la circoncision, l’étude), de tous les autres. L’Hébreu est l’homme de l’Exil, l’Israélite est celui du Royaume. Quant au Juif il se définit comme la tension entre les deux. Cette dialectique de l’universel et du particulier peut se comprendre comme un universel qui, recherché, ne doit pas être imposé, et qui doit respecter l’individualité des peuples et des nations. » (page 467)
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1. Jean-Jacques Rousseau : « Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un État libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire » (La Profession de Foi du vicaire savoyard).
2. Hever, Genèse 11,16 ; Abram, l’Hébreu, Genèse 14,13