Jérusalem confisquée

On ne distingue pas les traits de l’homme qui est à genoux. Dans la photo que publie « Haaretz » (19/5), il est photographié de dos, se tenant la tête. Un groupe de jeunes l’entoure; l’un lui donne un coup de pied, l’autre crie vers lui en levant le poing. Certains ont une belle kippa sur la tête, d’autres ont aussi les tsitsiyot d’usage dans les milieu orthodoxes. La photo que publie « Times of Israel » est plus explicite encore.
On y voit le même homme à terre, cette fois : ils sont au moins six à le frapper, ces héros; il se tient la tête. Un seul garde-frontière est présent, et semble tenter d’empêcher l’un des jeunes de se joindre à la meute. Où sont ses collègues ? Ne veulent-ils pas déranger ces jeunes « bons Juifs », ces ardents « patriotes », ces jeunes dont leurs rabbins ont fait des machines à haïr, dans leur plaisir ? Sur la photo, on voit aussi l’un des participants à la « Parade des drapeaux » (« Mits’ad haDgualim« ) photographier la scène; il aura eu de quoi réjouir la table familiale au repas d’erev chabat, au lendemain de cette scène révoltante.
La traditionnelle « Parade des drapeaux », à l’occasion de la « Journée de Jérusalem », ce jeudi 18 mai 2023, a tenu toutes ses promesses, mais rares, trop rares sont les medias israéliens qui ont rendu compte des incidents qui l’ont émaillée. Parmi eux, « Times of Israel » est parmi les seuls à mentionner dans l’article cité plus haut les cris de « Mort aux Arabes » et de « Que votre village brûle », les agressions de Palestiniens et de journalistes, etc. Les victimes ne brochent pratiquement pas : ils savent ce qui les attend des mains de la police et des garde-frontières, désormais supplétifs des milices qui les agressent, en cas de protestation.
Voilà comment on « fête » en Israël la « réunification » de Jérusalem en ce mois de mai 2023. On se ment à plein tube: la ville est aussi « réunifiée » que je suis moi-même moine bouddhiste, on multiplie les provocations gratuites, on viole même les interdits des plus grands décisionnaires à propos du Mont du Temple, l’essentiel étant de tout faire pour mettre le feu aux poudres, replonger la ville, le pays et la région dans le chaos, la guerre et le sang, et tout cela au nom d’une idéologie messianique qui a coûté si cher au peuple juif – que ceux qui veulent vraiment comprendre se replongent dans les récits de la destruction du Second temple.
Mensonges en séries donc.
Mensonge numéro 1 : Version officielle: Jérusalem est réunifiée.
Pas du tout. Les Juifs qui n’habitent pas en Vieille Ville y vont très rarement, et quand ils y vont, ils sont dans une grande tension; je ne parle même pas des quartiers arabes hors les murailles. Les Israéliens juifs le savent : selon un sondage diffusé au cours du 20 heures de la chaîne 12 ce vendredi 19 mai, il apparaît que 65% d’entre eux pensent en effet que la ville n’est pas réunifiée, contre 23% seulement qui pensent que oui (12% « ne savent pas »).
Mensonge numéro 2 : Jérusalem, ville de la coexistence.
Aucune « coexistence » n’existe dans la Jérusalem officielle, sinon celle que l’ont met parfois en scène pour des medias bien complaisants, ou celle que l’on peut rencontrer dans les hôpitaux, où l’on est dans la peine et la souffrance, qui en effet font oublier alors toute division (et encore, nos pyromanes comme le ministre des Finances Smotrich veulent briser aussi cette solidarité humaine si élémentaire, il recommande de séparer patients juifs et arabes, et non, nous ne sommes pas à Berlin en 1930).
La seule coexistence que je connaisse dans cette ville, est celle, bien isolée malheureusement, de groupes judéo-arabes qui luttent contre toute discrimination (« Ir Amim« ) ou des vrais hommes et femmes de paix qui ont pris part, quelques jours avant l’orgie national-messianique de la « Parade », chacun avec sa foi, à une « Marche interconfessionnelle pour la paix, l’égalité et la justice« , et parmi eux ce groupe qui est l’un des derniers garants de l’honneur d’Israël et du judaïsme, « Rabbins pour les droits de l’homme« .
Mensonge numéro 3 : d’un point de vue religieux, les Juifs peuvent monter au Mont au Temple.
La vérité est que le Grand rabbinat d’Israël et l’ensemble du monde juif orthodoxe sont opposés depuis toujours à ces initiatives. On me dira que ceux qui montent sur le site du Temple ne se reconnaissent pas dans le judaïsme orthodoxe, mais bien dans celui national-religieux ?
Très bien, sauf que le père spirituel de ce même mouvement du sionisme religieux, le rav Avraham Itzhak Hacohen Kook, Grand rabbin d’Eretz-Israël à l’époque, dans lequel prétendent se reconnaître les actuels provocateurs, a interdit dès les années 20 du siècle passé cette même montée au Mont du Temple. Mais l’essentiel, comme on l’a dit, n’est-il pas de faire sauter les barils de dynamite ?
Mensonge numéro 4 : cette « Parade des drapeaux » affirme la souveraineté d’Israël sur la ville et renforce son statut de capitale.
En fait, cette « Parade » affirme le contraire. Ce n’est que grâce au déploiement de milliers de policiers et garde-frontières, qui soit dit en passant coûte des millions, que ce défilé provocateur, agressif et assez infantile, destiné seulement à enfoncer nos doigts dans les yeux des musulmans, peut se dérouler chaque année.
Voilà donc une « souveraineté » bien peu sûre d’elle-même et qui ne s’impose que par la peur et la répression. Ni la « parade », ni la journée officielle marquant la « réunification » de la ville, n’ajoutent à celle-ci un seul emploi, ne sortent une seule famille de la pauvreté, n’apportent à un seul enfant orthodoxe, comme le sont plus de 50% des élèves du primaire dans la capitale d’Israël, un enseignement meilleur, qui puisse le préparer au monde moderne et le libérer ainsi de ces partis qui le condamnent à une vie de dépendance, de pauvreté et d’ignorance. En fait de « statut », Jérusalem est la ville la plus pauvre d’Israël. Sans un appui financier annuel massif de l’Etat, elle s’effondrerait, tout simplement. Ce n’est pas par hasard que 62% des Israéliens ne veulent pas y habiter, selon le sondage cité plus haut.
Ces mensonges écartés, il reste ceci : la capitale d’Israël est désormais confisquée par la droite juive la plus radicale et en particulier par les « sionistes religieux » façon Smotrich-Ben Gvir. Conséquence : de totalement consensuelle qu’était jusqu’aux années 80-90 du siècle passé la journée festive qui lui est consacrée chaque année, celle-ci n’intéresse plus désormais que ces derniers et ne suscite plus ailleurs qu’indifférence, sinon rejet. A la « parade » ne participent pratiquement que des sionistes religieux, les « kippot brodées ».
Un souvenir personnel, pour illustrer cela et conclure. En 1974, jeune touriste en Israël, juste avant l’aliyah, j’ai participé à la « Marche de Jérusalem ». Sur plusieurs itinéraires, des milliers de participants venus de tout le pays convergeaient vers la capitale. Les marcheurs arboraient des T-shirts avec le nom de leur compagnie, de leur école, de leur ministère, de leur club de sport, etc. Les kibboutzim avaient envoyé des tracteurs, les nouveaux immigrants marchaient par groupes de pays d’origine. Personne ne pensait à agresser qui que ce soit.
La joie était saine, elle exprimait le plaisir d’avoir retrouvé la ville en 1967, après 19 ans de division, de violation des accords qui permettaient aux Juifs de se rendre au Mur Occidental et de vandalisme jordanien contre des synagogues et l’antique cimetière du Mont des Oliviers. On nageait dans le consensus.
Il ne reste plus rien de cela aujourd’hui; la « Journée de Jérusalem » et la « parade » ne sont plus que des rendez-vous sectaires, monocolores et arrogants. Elles ne font que creuser encore un peu plus le gouffre de haine qui fait de cette ville superbe l’un des endroits les plus dangereux au monde.
Jérusalem est aujourd’hui la capitale de la droite et de l’extrême-droite juives en Israël. Aux dernières élections, le 1 novembre 2022, les partis de la coalition actuellement au pouvoir y ont recueilli pas moins de 75% des voix, alors que leur score national est de près de 48.5%.
La discrimination des quartiers musulmans y est flagrante, quasi-officielle. Comme les habitants de ceux-ci ne prennent pas part aux élections municipales, pour ne pas avaliser la « réunification » de la ville, leur situation reste celle d’habitants de seconde zone.
Après sa visite à Jérusalem, Herzl écrivit dans son « Journal », le 31 octobre 1898 : « Quand je me souviendrai de toi, Jérusalem, ce ne sera pas avec plaisir. Les mornes vestiges de deux mille ans de dureté, d’intolérance et de malpropreté habitent les rues malodorantes ». Il imagine la « Jérusalem nouvelle », celle que le sionisme va en effet construire, cette ville souvent fascinante que nous connaissons aujourd’hui. Mais Herzl, pourtant véritable prophète, n’avait pas prévu ce que nous voyons à présent: le retour d’une grande partie des Juifs de cet Etat qu’il a rêvé au ghetto volontaire, au fanatisme religieux, à la violence « au service de Dieu ».
Jérusalem semble aujourd’hui reprendre la voie de la « dureté et de l’intolérance », de la violence aussi, et le suprématisme juif y a pris le pouvoir, comme d’ailleurs dans le pays en général. En annexant la ville à leur vision radicale du conflit israélo-palestinien, les Juifs fanatiques en ont éloigné tous les autres, comme le montre l’uniformité idéologique de la « Journée de Jérusalem »; pour ma part, comme beaucoup, je n’y vais plus que si j’y suis vraiment contraint. Beau travail, messieurs, les ennemis d’Israël vous remercient.