Jérusalem bafouée

Le corps de Jérusalem est sensible. Sa matière rocheuse est imprégnée d’esprit car une âme palpite dans chacune de ses pierres. Violer la croûte terrestre sacrée de Jérusalem (pour des parkings dans peu d’années inutiles, l’automobile privée disparaissant), torturer son paysage, détruire le rythme de ses collines en surélevant des édifices qui toisent leur voisinage, trahir sa spécificité en sacrifiant au style globalisé, dédaigner l’usage des matériaux locaux, sont les attentats quotidiens dont nous sommes témoins.

Quand la tragédie se déroule dans les quartiers périphériques (Holyland est l’exemple le plus disharmonieux), nous admettrons qu’on ne peut loger tant d’hommes dans un pays si étroit sans blesser le décor naturel. Mais dans les lieux consacrés par l’histoire et la bible, l’attentat devient crime.

Ein Roguel est mentionné plusieurs fois dans la bible. Il y a huit ans encore, c’était la plus belle rue de Jérusalem. Depuis le vaste jardin public qui la bordait en contrebas, la vue portait sur le Mont Sion, le Mont du Temple et le Mont des Oliviers. Par temps clair, les Monts de Moab en Jordanie apparaissaient au-delà du désert et de la Mer Morte.

Le fond de la rue ouvrait sur le panorama oriental ; de mémoire d’homme on appelait ce promontoire Mizpé Ein Roguel (mirador d’E.R.). Depuis peu d’années, des maisons abusives (puis légalisées) ont bouché la vision sur l’infini.

En 2012, La Fondation de Jérusalem (une de ses missions est d’embellir la ville) obtint le permis municipal de transformer un minuscule bâtiment qui lui appartenait, faisant valoir ses droits sur un tiers du jardin public environnant. C’est aujourd’hui une immense institution éducative en sous-effectif. Semblable à l’aéroport d’un pays sous-développé, sans lien avec la tradition de Jérusalem, elle s’étend sur des dizaines de mètres.

Des oliviers et des pins vénérables sans nombre furent déracinés pour l’édifier. Plus élevée que la chaussée d’Ein Roguel, l’école dissimule le paysage grandiose au promeneur (on ne voit plus les bataillons de jeunes soldats venus admirer d’ici la majesté de la ville avant d’aller au Mur). Cette seconde fermeture de la vision accentue l’asphyxie spirituelle.

En cette fin d’Octobre 2020, la villa d’André Chouraqui, penseur visionnaire qui s’installa dans la rue au début des années ’60 a été détruite. Cette noble maison fut le cadre de rencontres remarquables : intellectuels, poètes et théologiens de toutes les familles de l’homme y rendaient visite à l’érudit, préfigurant la fête universelle qui se célébrera dans Jérusalem, à la fin des temps vulgaires et au temps de l’harmonie restaurée.

Cette demeure scrupuleusement intégrée à l’environnement, entourée de cyprès et d’acacias immenses, a volé en éclats en peu d’heures. Elle sera remplacée par un immeuble de six étages (il semble que le toit supportera une piscine).

Il était difficile d’imaginer ce cauchemar suburbain dans un lieu destiné à la méditation, avec ce qu’elle implique d’espace vide, de végétation et de silence. Sauf pour les dizaines de propriétaires de la rue Aminadav qui vivront bientôt face à son postérieur, le nouvel immeuble ne cachera pas la vue aux promeneurs des faibles restes du jardin public. Mais les arbres abritant le chant des oiseaux, la végétation parfumée et la modestie propices au recueillement face aux sites les plus sacrés de notre tradition, disparaîtront davantage d’Ein Roguel, remplacés par la prison minérale.

Pour Jérusalem, Ein Roguel s’apparente aux quartiers romains situés face au Palatin et à la colline boisée athénienne d’où la vue porte sur le Parthénon. Une Mairie et un gouvernement responsables devaient classer la rue et ses environs pour suspendre dans la splendeur le projet métaphysique qu’est Jérusalem. Tout terrain non construit devait y demeurer jardins, fleurs, arbres, fontaines, invitation à l’élévation.

Hélas, l’essence de la ville est tragiquement incomprise par les autorités qui favorisent les options quantitatives au détriment des qualitatives. Sous couvert de futurisme (ces catastrophes expriment plutôt la nostalgie pathétique de la croissance des années ’70), l’air intemporel disparait de Jérusalem.

En contrebas et tout proche d’Ein Roguel, l’hôtel Har Tsion est en travaux. Une nouvelle aile gigantesque s’édifie sur le terre-plein qui surplombe le précipice percé de tombes antiques. Les bâtiments originaux sont trente mètres en retrait du promontoire de la vallée, signe de pudeur d’une époque de respect. La masse bétonnée de la nouvelle aile dominera bientôt les sépultures bibliques.

Cette nouvelle insulte s’assortira-t-elle de la réalisation du téléphérique menant au Mur Occidental, dont le tracé est mitoyen ? Ainsi, la Vallée du Gehinom, restée intacte depuis la création du monde et parcourue d’échos prophétiques ressemblerait à une station de sports d’hiver sans neige, coiffée par un mastodonte hôtelier, au-dessous d’Ein Roguel imitant une banlieue du Bronx.

à propos de l'auteur
Historien d’art, Ralph est aussi expert spécialiste en peinture italienne du XVIIIème siècle et particulièrement en vues urbaines, auteur de plusieurs monographies (Canaletto, Guardi, Marieschi, Joli). Il est installé à Jérusalem depuis quelques années où il se concentre désormais sur la littérature (son dernier roman paru chez Albin Michel en 2018 : Le Retour du Phénix).
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