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Janina Hescheles au Mémorial de la Shoah

Michael revient sur l'histoire et l’œuvre de Janina Hescheles, rescapée de la Shoah et écrivaine

Le Mémorial de la Shoah était jeudi 23 mars le lieu d’une rencontre exceptionnelle avec sans nul doute l’une des dernières survivantes et grands témoins de la Shoah : Janina Hescheles née en Pologne en 1931.

Cette soirée réunissait Livia Parnès, historienne, éditrice et l’une des responsables des activités culturelles au Mémorial et organisatrice de la soirée, Judith Lyon-Caen, maitresse de conférences à l’EHESS, à qui l’on doit la publication d’À travers les yeux d’une petite fille de douze ans (traduit du polonais par Agnieszka Żuk, édition Classique Garnier, collection dirigée par Catherine Coquio), et Isabelle Vayron de la Moureyre, réalisatrice du documentaire Le Carnet de Janina (Talweg Vincent Gazaigne, Vosges TV 2017), autour de Janina Hescheles, venue spécialement d’Israël, accompagnée de son mari et des fils, francophones comme elle.

Ce remarquable film, qui évite pathos et lyrisme intempestif, raconte l’incroyable parcours, l’incroyable destin de cette femme née à Lwów (orthographié Lvov dans le livre) en 1931, qui, après le suicide de sa mère en mai 1943, ne trouvant aucune aide extérieure, décida de gagner le camp de travail de Janowska (alors en Pologne, aujourd’hui l’Ukraine), l’antichambre de Bełżec, où elle tricha sur son âge, se fonda dans « la masse des détenues ».

« Plus de deux cent mille personnes y périrent. » Le nom de Janka H. arriva aux oreilles de Michał Borwicz, l’historien qui se fit connaître en France par son livre Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie , car la jeune fille « écrivait des poésies et les récitait dans les baraques des femmes. » C’est cet amour de la poésie qui lia « le poète-résistant » et « l’enfant-poète », écrit Judith Lyon-Caen.

Grâce au mouvement de résistance Żegota, auquel était lié Borwicz, la jeune fille put miraculeusement être exfiltrée du camp et cachée à Cracovie en cette fin d’année 1943, après l’écrasement du ghetto de Varsovie. Durant ses premiers mois de liberté menacée à chaque moment, passant d’une cachette à l’autre, Janina mit sur papier ses souvenirs du ghetto, du camp, évoquant d’abord la mort de son père dans le pogrom qui suivit la fuite des Soviétiques devant l’arrivée des armées hitlériennes, puis la mort des siens et de tout son peuple à Lvov.

Ce carnet n’est pas l’équivalent du Journal d’Anne Frank, il est celui qu’Anne Frank, morte à Bergen- Belsen, n’a pas pu écrire.

Une fois achevés ses deux récits, celui sur le camp et celui sur sa vie depuis les premiers jours de l’été 1941 et le départ des Soviétiques de Lvov jusqu’à son évasion, Janina les confia à Michel Borwicz, qui, au lendemain de la guerre, les publia avec le soutien et la collaboration entière de Maria Hochberg, éditrice, qui fut aussi résistante, témoin et passeur.

Ils avaient tous les deux activement travaillé à son évasion puis demandé à la fillette de raconter par écrit ses souvenirs, car pour eux l’écriture du témoignage des survivants comme bien sûr de ceux qui étaient morts, avait une valeur inestimable. La première édition parut donc en 1946. Judith Lion-Caen explique le travail éditorial entrepris par les deux sauveurs de Janina.

Pour cette édition-ci, Janina ajouta un épilogue, où elle résume sur moins de dix pages sa vie depuis le 30 juin 1941, son évasion, sa clandestinité dans Cracovie occupée, jusqu’à la libération puis sa carrière scientifique et littéraire jusqu’à aujourd’hui.

En 1950, « avec la vague d’immigration légale », elle partit pour Israël, où elle finit par s’orienter vers des études de chimie, ne parlant pas assez bien l’hébreu pour entreprendre des études littéraires. Elle se maria, passa sa thèse de doctorat puis partit avec son mari et ses enfants pour Londres, où elle pu faire ses premières recherches à l’Imperial College.

De fil en aiguille, elle continua sur sa lancée et vécut un peu à Paris puis surtout à Munich, engagée par l’Université Ludwig Maximilian, avant de revenir en Irsraël, où elle continua sa carrière à la fois au Technion (Polytechnique) à Haïfa puis à l’Institut Weizmann à Rehovot.

Ayant atteint l’âge de la retraite en 1996, Janina consacra alors dix années de recherche sur le groupe de résistance dans l’Allemagne nazie, la Rose Blanche (en allemand Die Weiße Rose), fondé par Hans Scholl et Alexander Schmorell au printemps 1942. Rapidement Sophie, la sœur de Hans, rejoignit le groupe.

En février 1943, la Gestapo arrêta tous les membres qui furent assassinés. Jamina publia en 2007 son étude sous le titre : La Rose Blanche. Les étudiants et les intellectuels avant et après l’arrivée d’Hitler au pouvoir.

Puis l’intrépide chimiste-écrivain-témoin se lança dans une dénonciation de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens. On ne saurait lire rapidement la dernière page de l’épilogue, où Janina écrit : « aujourd’hui « mon » Lvov se trouve partout où on déstabilise la vie, où les gens perdent leur famille, où on les chasse de leurs villes ou de leurs villages natals. »

Isabelle Vayron de la Moureyre montre à la fin de son film comment Janina participe régulièrement aux manifestations de femmes israéliennes vêtues de noir, qui en appellent à la création d’un Etat palestinien.

Cette soirée fut une soirée de femmes autour d’un film, d’un livre et de Janina, qui s’exprima en français, racontant combien les Ukrainiens étaient dans le déni de leur passé nazi, car Lvov était peuplé dès cette période d’une grande partie d’Ukrainiens. Ils ne veulent surtout pas qu’on leur rappelle l’existence de la Shoah.

Un dernier mot sur Livia Parnès, grâce à qui cette soirée put avoir lieu. Responsable de manifestations au Mémorial, nous l’avons dit, elle est aussi depuis peu éditrice et fit paraître en 2015 un livre fascinant de Samuel Schwarz (1880-1953), La découverte des marranes. Les crypto-juifs au Portugal.

Dans ce livre, l’historien juif polonais, à l’occasion d’un voyage au Portugal comme ingénieur des mines, découvrit l’existence à Belmonte, de marranes, ces juifs convertis qui pratiquaient durant des siècles secrètement, malgré l’Inquisition, les pratiques juives.

Aujourd’hui, la publication d’À travers les yeux d’une petite fille de douze ans de Janina Hescheles doit être considérée comme un événement sur le plan de la capacité de la littérature à avoir sauvé d’une mort certaine, une petite fille juive, douée d’un sens poétique et littéraire dévoloppé, dans les conditions les pires qui soient, celle de l’extermination de tout un peuple.

Janina est l’un des derniers témoins majeurs de ce temps de Shoah, son livre est un témoignage exceptionnel de ce que pouvait saisir une petite fille, au sortir de l’enfance, dans un monde de terreur et de mort. Une leçon de vie à la gloire de la littérature et de ceux qui plaçaient si haut la mémoire littéraire, qu’ils risquèrent leur vie à chaque instant à la fois en tant que juif et que membre d’un réseau de résistance.

Et comme nous l’avons compris, le message et le témoignage de Janina Hescheles s’inscrit dans notre présent le plus immédiat.

« Aujourd’hui « mon » Lvov se trouve partout où on déstabilise la vie…»
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à propos de l'auteur
Philosophe des religions, membre associé et chercheur affilié au centre d'études HISTARA (section histoire de l'art, des représentations, des pratiques et des cultures administratives dans l'Europe moderne et contemporaine), Ecole Pratique des Hautes Etudes. Auteur de près de trente livres.
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