Jabotinsky face à Gaza

On dira que je parle d’outre-tombe. Soit. Mais parfois, seuls les morts osent dire ce que les vivants n’osent plus penser. Je suis Vladimir Zeev Jabotinsky. J’ai défendu le droit du peuple juif à un foyer national.
Non parce que les Juifs seraient « meilleurs » ou « éternels », mais parce qu’ils furent, pendant deux mille ans, sans abri, sans État, sans défense.
Mais ce que beaucoup ont oublié ou dissimulé, c’est que j’ai aussi reconnu le droit des Arabes de Palestine à une existence nationale.
Je dois donc prendre la plume, pour accomplir ce que tout homme d’idées devrait faire : réviser, confirmer, et reconnaître ce qui fut nié. En 1923, dans mon essai Le Mur de fer, j’écrivais :
Il n’existe pas de peuple au monde qui abandonnerait volontairement son territoire à des immigrants étrangers. Les Arabes de Palestine ont un sens national très développé. Ils considèrent la Palestine comme leur pays, comme la patrie arabe. Ce nationalisme arabe est légitime.
Et en 1939, je notais :
L’État hébreu devra leur garantir une égalité absolue. Ils éliront leur propre parlement, auront des écoles en arabe, leur propre système judiciaire et toutes les libertés civiles et nationales.
Et encore :
Un Arabe pourra être ministre, juge à la Cour suprême, et même président. Et s’il y a deux candidats à la présidence, un Juif et un Arabe, je préférerai l’Arabe, à condition qu’il soit mieux qualifié.
Oui, j’ai écrit cela. Et c’est en niant ce droit que le sionisme a parfois trahi son propre élan moral.
Ce mur dont je parlais n’était ni une fin, ni une éternité. Il devait protéger un peuple vulnérable, jusqu’au jour où le dialogue deviendrait possible. Je n’ai jamais voulu l’humiliation de l’Arabe. Ni sa soumission. Je voulais sa reconnaissance.
Ce que nous voulons pour nous-mêmes, nous devons être prêts à l’offrir à autrui. [Discours à Londres, 1931]
Aujourd’hui, ce mur est devenu béton, blocus, cicatrice. Il a étreint notre cœur. Il ne nous protège plus : il nous enferme, autant qu’il enferme l’autre. Et j’affirme, avec la force de mon nom : il est temps de le démolir.
Je suis un révisionniste, oui. Mais ce mot ne signifie pas rigidité : il signifie la capacité de corriger une trajectoire. Je crois encore à la force, mais à la force du respect, pas de la domination. Je crois encore à un État « juif et de tous ses citoyens », mais il ne sera viable qu’avec un État palestinien libre.
Je ne parle pas d’un Paletoustan, sinistre miroir des bantoustans sud-africains. Je parle d’un véritable État, à condition qu’il respecte aussi le nôtre. Qu’il protège les minorités. Qu’il ne soit pas un bastion contre Israël, mais une patrie pour les Palestiniens, dans une logique de réciprocité.
Un État qui ne naît pas de la haine, mais d’une mémoire réconciliée. Un État où les Juifs pourront aussi vivre à Hébron comme à Haïfa et les Arabes à Tel-Aviv comme à Ramallah.
Je crois à la justice des deux causes. À la profondeur des deux tragédies. Je l’ai écrit :
La paix viendra quand les Arabes comprendront que nous ne voulons pas les chasser, et que nous comprendrons qu’ils ne veulent pas être nos sujets.
Cette heure est venue. Elle nous brûle les mains. Elle nous oblige. Alors, à ceux qui citent mon nom pour justifier l’occupation, je dis : vous me trahissez. À ceux qui utilisent ma rhétorique pour attiser la haine : vous falsifiez mon combat.
Je regarde Gaza, et je frémis. Non par naïveté. Je n’ai jamais cru que le conflit se résoudrait par des poèmes ou des poignées de main. J’ai toujours vu dans la force une condition de survie. Mais la force sans finalité morale, la puissance sans horizon politique, deviennent des crimes déguisés en défense.
Aujourd’hui, je vois un gouvernement israélien ivre d’impunité, enfermé dans une vision punitive du peuple palestinien. Cette méthode n’a pas d’avenir : c’est une injustice criminelle.
Je parle ici de M. Netanyahu, qui gouverne par la peur et la division. Je parle de M. Ben Gvir, qui se prétend mon héritier mais ignore ma plume et trahit mes combats.
J’ai combattu les pogroms, eux les attisent. J’ai défendu l’universalité du droit, eux prônent la hiérarchie des sangs. J’ai voulu une armée pour protéger un peuple, eux la transforment en milice d’occupation.
Ce que fait l’armée à Gaza n’est plus une guerre : c’est un aveu d’échec, de faiblesse et de reniement. Et de folie. On bombarde ce qu’on refuse de comprendre. On détruit pour ne pas négocier. Et l’on saigne, faute d’avoir voulu penser l’Autre.
Je ne parle pas ici d’un pacifisme naïf qui n’est que refus de la guerre. Je parle de cette recherche de paix que nos Sages ont sanctifiée, parce qu’elle libère.
On dit : « Nous avons détruit les tunnels, les arsenaux, les chefs ». Et après ? Vous avez peut-être affaibli le Hamas. Mais vous avez nourri cent fois plus de deuils, de colères, de vengeance. Vous avez transformé Gaza en charnier. Et les ruines en mémorial vivant de votre cécité.
Sachez ceci : « Un peuple peut triompher de son ennemi. Mais il ne triomphe jamais de la haine qu’il lui inspire ».
Si j’étais vivant, j’accuserais ce gouvernement d’avoir trahi le sionisme :
- en prétendant défendre les Juifs, il les expose ;
- en prétendant sécuriser Israël, il l’isole ;
- en prétendant venger le 7 octobre, il rejoue à l’infini les conditions qui l’ont rendu possible.
La vraie défense ne se mesure pas à la tonne de bombes. Mais à la capacité de changer le récit.
Et ce récit, aujourd’hui, est en train de s’écrire sans Israël, contre Israël, jusqu’à bientôt effacer Israël, parce qu’Israël s’écoute. Parce qu’il a renoncé à écouter la voix universelle de ses Prophètes.
J’aurais parlé aux Palestiniens. Même au Hamas, s’il le fallait. Non par confiance, mais pour leur imposer un choix devant leur peuple : guerre éternelle ou construction nationale ?
J’aurais convoqué une conférence des deux nationalismes. Avec des bases nettes : reconnaissance mutuelle, partage, réparations, sécurité.
Et j’aurais dit à Israël :
Nous avons tout tenté, sauf le courage. Le vrai. Celui de reconnaître que notre souffrance n’est pas exclusive.
Que notre droit n’efface pas celui de l’autre. Et que les morts de Gaza – ces enfants, ces familles – sont devenus les juges silencieux de notre propre dérive.
Moi, Jabotinsky, je ne reconnais plus ce sionisme. Je l’ai voulu laïc, égalitaire, moderne. Il est devenu un bastion ethnique, religieux, aveuglé par sa propre certitude.
Alors je dis aux Juifs d’Israël : n’ayez pas peur d’un État palestinien. Ayez peur d’un Israël qui a cessé d’être juif dans l’âme. Et je dis aux Palestiniens : réclamez vos droits, mais ne vendez pas votre peuple à ceux qui ne rêvent que de vengeance.
Et si la paix semble impossible, souvenez-vous : le sionisme aussi paraissait impossible, jusqu’au 14 mai 1948. Aujourd’hui, c’est à lui de reconnaître le rêve de l’autre. Et surtout, de se souvenir de cette phrase que je n’ai cessé de répéter :
Chaque homme est un roi.
Un roi dans sa maison. Dans sa langue. Dans sa mémoire. Dans sa liberté.
Quand un enfant meurt à Gaza, un roi est renversé. Quand un soldat part pour une guerre sans horizon, un roi est sacrifié. Quand un Palestinien est traité en suspect sur sa terre, nous renions notre propre couronne.
Israël ne sera fort que s’il reconnaît la royauté de l’autre. Et la Palestine ne sera libre que si elle fait naître des rois, et non des martyrs.
C’est cela, ma révolution révisionniste : restaurer la souveraineté de chaque être humain. Chaque homme est un roi. Et un roi ne tue pas son frère.