Israël, « Réforme judiciaire », bluff et mensonges

Des Israéliens défilant à Tel Aviv lors d'une manifestation contre la réforme judiciaire prévue par le gouvernement israélien, le 25 février 2023. Photo de Tomer Neuberg/Flash90
Des Israéliens défilant à Tel Aviv lors d'une manifestation contre la réforme judiciaire prévue par le gouvernement israélien, le 25 février 2023. Photo de Tomer Neuberg/Flash90

« Rétablir l’équilibre entre les trois branches du gouvernement », tel est on le sait l’argument marketing du projet de « réforme judiciaire » mené au pas de charge par Yariv Levin, ministre de la Justice (Likoud) et Simha Rothman, président de la commission des Lois à la Knesset (parti du « Sionisme religieux », allié d’extrême-droite de Netanyahou).

Ils mentent de manière éhontée, et je vais essayer de le démontrer en rappelant ce qu’il en est dans quelques grandes démocraties, comme j’ai déjà commencé à le faire à propos de la nomination des juges (1).

Qui sont les « experts » à la manœuvre derrière les politiques ? Le gouvernement et ses relais reprennent – et pas seulement sur ce dossier – des argumentaires écrits par le « Kohelet policy forum », think tank très marqué à droite et financé par des richissimes donateurs américains (2).

Meirav Arlosoroff (3) a évoqué une de leurs études, assénant la conclusion suivante à propos des nominations des Juges siégeant dans les Conseils Constitutionnels : « Sur 36 pays membres de l’OCDE, 31 donnent le contrôle de leur sélection à des élus ».

C’est une conclusion biaisée, dans la mesure où dans 24 de ces pays, le corps judiciaire – indépendant du pouvoir politique dans les démocraties – a également un avis consultatif, et où les majorités d’élus requises pour ce vote impliquent forcément l’accord de l’opposition.

Mais prenons l’exemple des Etats-Unis, où la Cour Suprême a des pouvoirs ressemblant à ceux de son homologue de Jérusalem (à la fois contrôle de constitutionnalité et tribunal de dernier ressort) : les 9 membres sont désignés par le Président des Etats-Unis, mais il lui faut l’accord de la majorité du Sénat ; les juges sont nommés à vie ; et Président et Sénat ne sont pas forcément du même bord politique.

Voyons aussi ce qu’il en est en France : le Conseil Constitutionnel est composé de neuf membres, nommés par le Président de la République, le Président du Sénat et celui de l’Assemblée Nationale, renouvelables par tiers ; les échéances électorales rendent quasi impossible qu’ils soient tous du même bord politique. Rien à voir donc avec le projet de démolition proposée par l’équipe au pouvoir, qui permettrait à une majorité de circonstance et même étriquée de nommer ou de virer qui elle veut et quand elle le veut.

Mais l’argument du « Kohelet » est surtout une soupe infâme où sont mélangés des choux, des carottes et des navets : comment comparer sur un seul critère (la désignation par les élus), en oubliant tout le reste ? La Cour Suprême est le seul garde-fou, dans un pays où n’existent ni vraie constitution, ni déclaration des droits de l’homme, ni une deuxième chambre pour amender les lois votées, ni une structure fédérale pour moduler les lois à travers le territoire.

Les Professeurs Cohen, Luria et Mordechai d’un autre think tank, celui-là libéral – « l’Israeli Democracy Institute » – ont fait une comparaison en profondeur des mêmes pays, pour arriver à une conclusion diamétralement opposée : Israël était déjà, avant la « réforme » programmée, un des Etats où les droits individuels étaient les plus faibles.

Parlons maintenant du soi-disant « activisme excessif » de la Cour Suprême israélienne, qui rendrait nécessaire de l’émasculer. Et pour ce faire, comparons avec ce qu’il en est en France.

En Israël, Maître Shimi Kadosh, membre du barreau israélien, a rédigé un tableau des principales fake news diffusée par les supporters du putsch juridique, que l’on peut trouver sur la page du groupe Facebook « Démocratie en action » (4). Il relève qu’en 75 ans d’existence la Cour Suprême a abrogé seulement 22 lois ; et cela, alors même que chaque année des milliers de projets de lois sont débattues dont 10% font l’objet d’une adoption après débat (5) : autant dire que, même si elle le voulait, la Cour Suprême serait incapable d’intervenir en amont et d’orienter les choix des politiques !

En fait, ce ne sont pas les députés de la majorité ou de l’opposition qui viennent la solliciter, mais potentiellement tout citoyen. Comme le rappelle Suzy Navot, professeure de droit constitutionnel (6), « toute personne qui évoque la violation de droits protégés par une des lois fondamentales portant sur les droits de l’homme peut s’adresser à la Cour suprême, en sa qualité de Haute Cour de Justice, sous la forme d’un recours direct. »

Ceci concerne, au final, un nombre d’arrêts très limité ; et qui n’ont pas eu de réel impact sur les politiques suivies par les différents gouvernements, alors que le pays a connu des épisodes dramatiques (terrorisme, épisodes de vraie guerre), et que ses gouvernants ont souvent été jugés sévèrement à l’Etranger pour leurs mesures sécuritaires.

En France par comparaison, le Conseil Constitutionnel (7) se prononce sur la conformité à la Constitution des lois et de certains règlements, et il le fait à partir d’un référentiel beaucoup plus solide et complet que celui de la Cour Suprême d’Israël. Sa composition lui garantit une certaine indépendance, comme on l’a vu.

Il est consulté obligatoirement pour les nouvelles lois « organiques » (changement de la Constitution ou de l’organisation des pouvoirs administratifs), mais il peut l’être aussi avant le vote de lois simples : sur saisine du président de la République, du Premier ministre, du Président de l’Assemblée nationale ou du Sénat, mais aussi de 60 députés ou de 60 sénateurs.

Mais de plus et depuis 2008, il peut, pour des lois déjà promulguées, faire l’objet d’une « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC) ; celles-ci font l’objet de bilans précis, publiés en toute transparence (8) et qui montrent qu’un pourcentage non négligeable de lois font l’objet de censure partielle ou totale ; bilan qui fait apparaitre comme bien modeste l’activisme supposé de la Cour israélienne.

Evoquons maintenant la fameuse « Clause dérogatoire » qui permettrait à la Knesset par une seule voix de majorité (61 sur 120) de s’affranchir du rejet d’une loi par la Cour Suprême : elle fait partie du « package » présenté par le duo infernal Levin-Rothman ; et d’après les derniers sondages, ce projet particulièrement liberticide divise l’électorat du Likoud, mais a le soutien enthousiaste de l’électorat des partis ultra-orthodoxes.

Dans une interview sur CNN, Benjamin Netanyahou a eu le culot de dire que cette clause existait dans une grande démocratie comme le Canada ; et il s’est fait immédiatement recadrer par Irwin Cotler, ancien ministre canadien de la Justice et Procureur Général.

Extrait de son interview dans le « Times of Israël » (9) : « Notre clause dérogatoire (…) ne peut être utilisée pour violer un groupe de droits fondamentaux définis dans la Charte canadienne des droits et libertés, notamment les droits démocratiques, les droits à l’égalité des sexes, le droit de quitter le pays et d’y entrer, ainsi que les droits linguistiques et éducatifs des minorités, entre autres (…) En Israël, rien ne serait protégé par la loi proposée. »

Et, a-t-il poursuivi, « le changement proposé au processus de sélection des juges est très troublant car il politise le processus et donne le plein contrôle à l’exécutif et le plein contrôle de la nomination des membres de la commission au parti majoritaire et au gouvernement ».

Pour finir cette mise au point, peut-être austère – mais indispensable car il faut avoir les idées claires alors que c’est la démocratie israélienne qui peut mourir -, deux choses. Tout d’abord il y a un autre volet du projet liberticide pudiquement nommé « réforme judiciaire », qui remet en cause la nomination et le rôle des conseillers juridiques du gouvernement (10).

Actuellement, les conseillers des ministres sont placés sous les auspices de la Procureure Générale de manière à préserver leur indépendance face aux influences politiques, et les avis qu’ils émettent ont un caractère contraignant pour les ministères. Personnes qualifiées par leur connaissance de la jurisprudence existante, ils rappellent le cadre juridique dans lequel, dans un pays civilisé où existe un Etat de Droit, toute action gouvernementale devrait se situer ; en effet, toute loi a des répercussions multiples (administratives, financières, juridiques ou autres) qui doivent être évaluées en amont d’un vote au Parlement : le gouvernement se propose de les réduire à des simples conseillers d’avis purement consultatif, que les ministres peuvent recruter dans le privé et donc à leur merci.

En France, par comparaison, le Conseil d’Etat qui réunit des centaines de conseillers, eux-mêmes fonctionnaires et souvent énarques, évalue tous les projets de lois avant qu’ils ne soient soumis au Conseil des Ministres et aillent ensuite à l’Assemblée. Et l’ancienneté des conseillers non nommés « pour leur bonne figure » garantit en principe leur impartialité.

dEnfin, ayons une dernière pensée pour le slogan creux et démagogique de « rendre le pouvoir au peuple » et qui consisterait avec cette série de projets de modifications des lois, d’attribuer un pouvoir sans limite à une coalition de circonstance ayant gagné même de justesse une majorité à la Knesset. Une majorité peut, l’Histoire nous l’a montré, assassiner une démocratie : ainsi le Reichstadt après la victoire nazie de 1933 ; ou les Assemblées – députés et sénateurs réunis à Vichy – votant les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain en 1940. Mais gouverner ce n’est pas simplement donner un pouvoir absolu aux uns après une victoire électorale.

Donnons à nouveau la parole à Suzie Navot, qui s’exprimait dans le « Times of Israël » le 14 novembre 2022 : « La démocratie, c’est la gouvernance du peuple. Elle s’exprime par la règle de la majorité mais si on parle du peuple, cela signifie bien le peuple dans son intégralité, et à partir de là, les minorités doivent être protégées en permanence, pas seulement tous les quatre ans.

Les élections déterminent qui va gouverner, quelles sont les politiques qui vont être mises en place, mais elles ne prévoient pas d’abandonner la protection constante des minorités parce que le peuple serait souverain. Personne n’a le droit de nier les droits des minorités dans ce contexte. »

Cet article a été publié le 20 février 2022 sur le site « Temps et Contretemps »

(1) https://benillouche.blogspot.com/2023/02/la-nomination-des-juges-en-israel-par.html

(2) https://www.haaretz.com/israel-news/2023-01-15/ty-article/.highlight/the-american-billionaires-behind-the-far-right-attempt-to-destroy-liberal-israel/00000185-b4db-de56-a5b5-f4ffe0860000

(3) https://www.haaretz.com/israel-news/2023-01-22/ty-article/.premium/israels-most-influential-right-wing-think-tank-puts-agenda-over-data/00000185-d8d1-d3a8-a3cf-dff15c3f0000

(4) https://www.facebook.com/groups/305153000657458/user/100068142817037/

(5) https://www.timesofisrael.com/6644-bills-5756-queries-was-20th-knesset-a-tale-of-quantity-over-quality/

(6) https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/la-cour-supreme-israelienne-et-le-controle-de-constitutionnalite-des-lois

(7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_constitutionnel_(France)

(8) https://www.conseil-constitutionnel.fr/bilan-statistique

(9) https://fr.timesofisrael.com/irwin-cotler-ladoption-de-la-reforme-judiciaire-en-letat-est-imparfaite/

(10) https://fr.timesofisrael.com/les-avis-des-conseillers-juridiques-ministeriels-bientot-non-contraignants/

à propos de l'auteur
Bénévole au sein de la communauté juive de Paris pendant plusieurs décennies, il a exercé le métier d'ingénieur pendant toute sa carrière professionnelle. Il a notamment coordonné l'exposition "le Temps des Rafles" à l'Hôtel de Ville de Paris en 1992, sous la direction de Serge Klarsfeld. Producteur de 1997 à 2020, sur la radio Judaïques FM, de l'émission "Rencontre" ; après avoir été consacrée au monde musulman pendant une vingtaine d'année, cette série a traité ensuite des affaires internationales. Président délégué de la Commission pour les relations avec les Musulmans du CRIF (2009-2019), il a rejoint en 2012, comme nouveau vice président représentant la communauté juive, la "Fraternité d'Abraham" association laïque pour le rapprochement entre Judaïsme, Christianisme et Islam.
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